Un Sénat hypersonique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Un Sénat hypersonique

10 mai 2024 (16H50) – Le journaliste russe Ilya Tsoukanov rapporte le 8 mai dans ‘Sputnik.news’ ce qu’il décrit comme « un échange verbal explosif » lors d’une audition au Sénat (le 6 mai) de personnels (militaires et civils) de la direction du Pentagone et le président de la sous-commission des forces stratégiques de la commission des forces armées dudit Sénat, le sénateur Angus King.

Il est assez remarquable que cela se soit passé d’une manière complètement fortuite, simplement sous la pression des nouvelles extérieures, et à partir d’une question du président de la sous-commission, s’écartant complètement et brusquement, – presque brutalement, – du sujet pré-arrangé dans l’accord général de l’audition... Il n’avait pas vraiment fait exprès...

King avait en face de lui le secrétaire adjoint à la Défense pour l'espace et la défense antimissile, John Hill et divers généraux occupant des postes de direction de services assurant la sécurité aérienne des États-Unis. Selon Tsoukanov, il s’agissait à l’origine d’

« un briefing par ailleurs ennuyeux et stéréotypé organisé par de hauts responsables du Pentagone pour statuer au sein de la sous-commission sénatoriale des forces armées sur les forces stratégiques... »

Ainsi donc, le train-train sénatorial et pentagonesque de l’audition se poursuivait lorsque le sénateur King, sans doute émoustillé par diverses nouvelles sorties ces derniers temps sur les déboires des défenses aériennes construites autour de matériels US, en Ukraine et dans le conflit palestinien, eut brusquement une idée folle, qui jaillit hors du rang et projeta la paisible rencontre en un affrontement en-dehors des clous.

Angus King : « La vérité est que nous n’avons aucune défense contre les missiles hypersoniques – oui ou non ? M. Hill, avons-nous une défense contre le missile hypersonique ? Vous êtes le commandant d’un porte-avions dans le Greenland Gap. Si nous avons un missile hypersonique lancé depuis Mourmansk fonçant à 6 000 milles à l’heure sur vous, que faites-vous ? »

John Hill (décontenancé, – nous sommes hors-sujet) : « Nous avons certains systèmes de défense au stade terminal, mais nous en avons besoin de plus, vous avez raison, sénateur King… nos défenses hypersoniques sont inadéquates et nous avons besoin de [plus]. Le SM-6 de la Navy est à portée terminale, le Patriot – je vais laisser le général Gainey parler des détails à ce sujet. Ce ne sont que des exemples, mais ce n’est pas un argument, nous devons nous concentrer sur les défenses hypersoniques. »

Mais King n’écoute plus et se fiche bien du général Gailey et de son ‘Patriot’. Il vient de réaliser qu’on discute depuis une bonne heure du budget des 4-5 prochaines années des forces aériennes stratégique nucléaires et que pas un mot n’a été dit sur l’hypersonique, ni un dollar qui lui soit alloué.

Angus King : « Alors dites-moi, pourquoi parlons-nous de 2029 et même d’au-delà de ce terme ? L’hypersonique, c'est le genre de truc qui  doit vous occuper dès demain matin. Je ne comprends pas votre budget !  »

John Hill : « Ce à quoi nous avons été confrontés dans le budget de cette année – ce fut une année difficile, en particulier avec les plafonds imposés par la loi sur la responsabilité fiscale avec lesquels nous avons dû travailler. Il y avait des factures incontournables avec lesquelles nous devions travailler pour le personnel, les salaires, les soins de santé, les coûts liés à l'inflation. C’est alors que vous en arrivez au point où vous en arrivez aux types de choses discrétionnaires où vous pouvez vraiment contrôler vos choix. »

Angus King : « Mais c’est votre mission – votre mission est la défense antimissile ! »

John Hill : « Les décisions budgétaires sont prises à un niveau supérieur et vous devez donc choisir entre la préparation et vos investissements futurs... »

Un peu découragé par ce festival de passes des uns aux autres de la patate brûlante, mais néanmoins entêté, King les prend tous à témoin, notamment les généraux avec leur vertigineuses galeries d’étoiles et de décorations :

Angus King : « Eh bien, permettez-moi de poser la question autrement : disons que ce qui s'est passé le 14 avril [l'attaque de missiles et de drones en représailles de l'Iran contre Israël] s'est produit au-dessus de l'océan Arctique – 300 missiles et drones ont traversé l'océan Arctique en direction du Canada et Amérique du Nord. Pouvons-nous faire ce qu’Israël, nous et d’autres pays avons fait – pourrions-nous abattre 99 pour cent [évaluation-Système] de ces missiles qui arrivent ?  »

Général Gregory Guillot, USAF : « Non, monsieur le président. »

Guillot commande en chef le USAF North American Aerospace Command (NorthCom ou NORASD), chargé de la défense aérienne du territoire nationale. King poursuit avec lui, malgré tout heureux d’avoir reçu une réponse nette même si elle est catastrophique.

Angus King : « C'est préoccupant... Quelle est la faiblesse ? Concerne-t-elle les intercepteurs, ou bien les systèmes de repérage ? Comment se fait-il qu’ils puissent le faire là-bas et que nous ne puissions pas le faire ici ? »

Général Guillot : « Une partie de la raison, M. Monsieur le Président, c'est parce qu'ils ont les forces déployées. Donc, à l’heure actuelle, nous avons les capacités dans les services mais elles ne sont pas affectées au domaine de responsabilité de Northcom. De plus, le simple nombre de moyens dont nous disposons actuellement dans la région ne serait pas suffisant pour faire face à une attaque de cette ampleur que les Iraniens ont utilisée. »

Angus King : « Et en fait, notre capacité dans la région est en réalité orientée vers la Corée du Nord, n’est-ce pas ? [...] Elle n'est pas conçue pour affronter la Russie ou la Chine. Mais c’est là que réside la menace [contre laquelle est développé le GBI/Ground-Based Interceptor]. Quel est le coût d’un GBI ? »

John Hill : « Monsieur, le coût d’un GBI est d'environ 80 à 85 millions de dollars... »

Angus King : « Un missile pour intercepter un missile entrant coûte 80 millions de dollars ! Eh bien, dans la mer Rouge, les Houthis envoient des drones d’une valeur de 20 000 dollars et nous les abattons avec des missiles qui coûtent 4,3 millions de dollars pièce. Ce n’est pas comme ça que fonctionne la comptabilité, messieurs... Cela ne marche pas, point final. Dites-moi, à quoi pensez-vous exactement ? »

Le sénateur farfouille dans ses papiers devant ses interlocuteurs muets et épuisés et tombe sur le budget de la défense aérienne à énergie dirigée. Il est alloué au programme un millième du budget de la défense.

Angus King : « Voilà, l’énergie dirigée est la réponse. Cela coûte 25 cents l’émission d’un rayon et voilà que le budget s’effondre de 140 à 15 millions de dollars par an. C'est un scandale ! Nous ne pouvons pas nous défendre avec des missiles à 80 millions de dollars. Il n’y a pas assez d’argent dans le monde pour cela.

« J’attends donc avec impatience d’autres réponses car pour le moment, nous n’avons pas beaucoup de défense antimissile. Qu’il s’agisse des hypersoniques ou des drones, j’aimerais que vous repensiez vraiment quelle est votre mission. Si votre mission est la défense antimissile, nous devons réorienter ce que vous faites... »

Murmure général d’approbation pendant que la rangée des généraux et de leur chef civil range leurs impressionnants dossiers dans un cliquetis d’étoiles et de décorations et se lève en remerciant le président de la sous-commission de ses conseils éclairés. La séance est terminée et levée, les hypersoniques russes et iraniens peuvent commencer à trembler.

C’était un spectacle agréable qui nous a tout montré de la formidable.  puissance américaniste, en direct et quasiment en technicolor. On sait maintenant que les USA n’ont rien contre les hypersoniques qui sont partout en service chez les Russes et qu’ils ont des projets gargantuesques pour dans 5 ou 10 anns. On sait qu’ils ont beaucoup de matériels qui pourrait servir mais que tout est réparti dans des services qui s’ignorent les uns les autres. On sait qu’il y a de nombreux budgets dont l’orientation est décidée sans souci des nécessités par des gens qui ignorent ce qu’est une nécessité. On sait que la faute est à tel service qui botte en touche pour un autre service qui doit être le responsable, mais lequel service cherche à son tour un autre plus responsable que lui.

On sait que l’Amérique est absolument sans défense antimissiles dans des programmes antimissiles développés depuis vingt ans et qu’il va falloir “réorienter” un travail qui n’a jamais été fait. Il y a tellement de $milliards qui se baladent dans les couloirs du Pentagone dont le budget réel dépasse les 1 500 $milliards l’an qu’on ne sait où trouver de l’argent. On sait que les sénateurs, comme ils le font depuis quatre-vingts ans, savent charger sabre au clair contre les bataillons de généraux au moins une ou deux fois par an pour pouvoir alimenter leurs discours électoraux.

... On sait également que le Secrétaire à la défense Rumsfeld avait raison dans son discours du 10 septembre 2001, non sur l’attaque du lendemain, mais sur le véritable ennemi des États-Unis (et du monde, et de la civilisation)...

« Le sujet d'aujourd'hui est un adversaire qui constitue une menace, une menace sérieuse, pour la sécurité des États-Unis d'Amérique. Cet adversaire est l’un des derniers bastions de la planification centrale au monde. Il gouverne en dictant des plans quinquennaux. À partir d’une seule capitale, elle tente d’imposer ses exigences à travers les fuseaux horaires, les continents, les océans et au-delà. Avec une cohérence brutale, il étouffe la libre pensée et écrase les idées nouvelles. Cela perturbe la défense des États-Unis et met en danger la vie des hommes et des femmes en uniforme.

» Peut-être que cet adversaire ressemble à l'ancienne Union soviétique, mais cet ennemi a disparu : nos ennemis sont aujourd'hui plus subtils et implacables. Vous pensez peut-être que je décris l’un des derniers dictateurs décrépits du monde. Mais leur époque aussi est presque révolue et ils ne peuvent rivaliser avec la force et la taille de cet adversaire.

» L'adversaire est plus proche de chez nous. C'est la bureaucratie du Pentagone. Pas les gens, mais les processus. Pas les civils, mais les systèmes. Non pas les hommes et les femmes en uniforme, mais l’uniformité de pensée et d’action que nous leur imposons trop souvent.

» Dans ce bâtiment, malgré cette époque de ressources rares et de menaces croissantes, l’argent disparaît dans des tâches redondantes et une bureaucratie gonflée – non pas à cause de la cupidité, mais de l’impasse. L’innovation est étouffée, non pas par de mauvaises intentions mais par l’inertie institutionnelle. »

Toujours bien conservé dans sa tombe (les crapules ont le cuir dur), Rumsfeld ne doit pas en croire ses oreilles en tentant de se retourner, tant son discours semble une description de l’audition que nous avons décrite. Dans l’attente, nous espérons que les missiles hypersoniques ne profiteront pas lâchement de leur avantage.