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13 juillet 2007 — Peut-être la chose est-elle en train d’éclater silencieusement et avec discrétion. L’arrivée de Brown pourrait effectivement s’avérer être un événement catalyseur pour la psychologie britannique dans ses relations avec les USA, — ce qui serait assez logique si la chose doit se produire. Plusieurs signes montrent une discrète exaspération désormais non dissimulée et au contraire publiquement exprimée des Britanniques à l’encontre des Américains ; nous disons une discrète exaspération délibérément montrée, — justement, ces signes sont là pour nous y faire penser.
• Délibérément calculé, bien sûr, cet article (du jour) du Guardian qui, à l’occasion, se fait le messager du gouvernement travailliste. La mise en épingle du discours de Douglas Alexander, ministre du commerce et du développement de Gordon Brown, devant le Council of Foreign Relations de Washington, n’est pas due au hasard ou à la seule sagacité journalistique. Le Guardian a été informé de l’importance du discours comme premier avertissement clair, qui porte sur la substance de la politique US : «It’s time to built, not to destroy», — la formule est une mise en cause directe de l’essence même de la politique de force de Washington, avec en sus l’appel à une politique franchement multilatéraliste, passant par le légalisme onusien.
• L’article met également en évidence l’importance, déjà signalée par plusieurs autres articles dans la presse UK, de la nomination de Lord Malloch Brown à un poste important au Foreign Office. Brown est une bête noire des extrémistes US, ses affrontements avec John Bolton à l’ONU sont restés fameux. Le Guardian observe (nous-mêmes nous permettant de souligner en gras l’expression importante) : «Mr Brown is expected to fly to Washington shortly, and the groundwork for the trip is being prepared, with officials recognising the relationship between the new prime minister and George Bush will be very different from Mr Blair's.»
• Un éditorial du même journal, du même jour commente avec un certain mépris («A president in denial») la situation de désordre qui règne aujourd’hui à Washington. La même approche est choisie par un commentateur du Times, pourtant pro-US et de tendance extrémiste néo-conservatrice (Gerald Baker, bien connu de nos lecteurs), qui lance une attaque violente également aujourd’hui contre l’état actuel de l’Amérique et de son système : «How paranoid little Napoleons took over America — Iraq and immigration have shown US politics at its worst. […] Democracy, Winston Churchill famously observed, is the worst form of government ever devised – except for all the others. Well, he was right about the first part. In America these days democracy is living down to its reputation...»
Mais revenons sur l’article central du Guardian pour en donner quelques extraits. Cela nous permettra d’ajouter quelques faits sur les manifestations de cette discrète exaspération britannique, en même temps que des indications sur la façon dont Brown entend marquer sa différence (par rapport à Blair), peut-être d'une façon décisive.
«The first clear signs that Gordon Brown will reorder Britain's foreign policy emerged last night when one of his closest cabinet allies urged the US to change its priorities and said a country's strength should no longer be measured by its destructive military power.
»Douglas Alexander, the trade and development secretary, made his remarks in a speech power a fortnight ago.
»The speech represents a call for the US to rethink its foreign policy, and recognise the virtues of so-called ‘soft power’ and acting through international institutions including the United Nations.
»In what will be seen as an assertion of the importance of multilateralism in Mr Brown's foreign policy, Mr Alexander said: “In the 20th century a country's might was too often measured in what they could destroy. In the 21st century strength should be measured by what we can build together. And so we must form new alliances, based on common values, ones not just to protect us from the world, but ones which reach out to the world.” He described this as “a new alliance of opportunity”.
»He added: “We need to demonstrate by our deeds, words and our actions that we are internationalist, not isolationist, multilateralist, not unilateralist, active and not passive, and driven by core values, consistently applied, not special interests.”
»With some neocons in the Bush administration nervous at the direction of Mr Brown's foreign policy, following the appointment of the former UN deputy secretary Lord Malloch-Brown as foreign minister, Mr Alexander went out of his way to underline the special relationship, but challenged the US and its partners “to recognise the importance of a rules based international system”.
»Mr Alexander's comments came at the end of a day in which President Bush had been forced to defend his policy in Iraq after a report on the effectiveness of the ‘surge’ strategy concluded that the military situation had improved but political and economic targets had not been met.
»Mr Brown is expected to fly to Washington shortly, and the groundwork for the trip is being prepared, with officials recognising the relationship between the new prime minister and George Bush will be very different from Mr Blair's.
»In addition to Mr Alexander's speech, Simon McDonald, the prime minister's foreign policy adviser, is due to fly to Washington next week to meet Stephen Hadley, the US national security adviser. A Whitehall source said: “It will be more businesslike now, with less emphasis on the meeting of personal visions you had with Bush and Blair.”
»Another British official stressed that the US-UK ‘special relationship’ was just as important to the new prime minister as it was to Mr Blair. However, the official added: “Bush and Blair went through 9/11 together. So maybe there is a difference.” Last month, the outgoing foreign secretary, Margaret Beckett, raised eyebrows in the Bush administration with a speech calling for total nuclear disarmament. It was made in consultation with, and with the approval of, Mr Brown. A British source in Washington said the Brown team was asserting its independence “one policy speech at a time”, adding: “It's a smarter way of doing it than have a knockdown argument.”»
Il y a très certainement deux faits qui turlupinent l’esprit des Britanniques :
• Les “special relationships” à la Blair, ils ont assez donné, — en ayant peanuts en retour. La démonstration commence à valoir son pesant de cacahuètes.
• L’Amérique actuellement, — Bush mais aussi les autres, les opposants qui ne s’opposent pas, les dissidents (républicains) qui ne décident rien, les décisions sans effet et les discours sans conséquence, les politiques inconséquentes, — bref, le bordel US commence à inquiéter les Britanniques. Est-ce vraiment le bon cheval?
D’où l’interrogation secrète : ne seraient-ils pas perdants à poursuivre la politique aveugle d’alignement? Bonne question. Brown se pose-t-il cette question? Bonne question.
Les signaux d’alarme venus des US n’ont pas manqué. L’un des derniers en date est l’article de Irwin Stelzer, du Hudson Institute, — pas précisément un institut neocon mais dès que l’alignement britannique est en jeu, cela ne compte plus, les commentateurs US du système perdent toute mesure. (L’habitude de la servilité de l’autre ne laisse passer aucun écart, aucune velléité d’indépendance.) Ecrivant le 10 juillet dans le Daily Telegraph, Stelzer s’en tenait au mystère que constitue encore la politique extérieure de Brown mais notait quelques points inquiétants (du point de vue US) dans les nominations de son cabinet. Ces remarques, par exemple :
«First prize for appalling goes to Mark Malloch Brown, the man who specialised in attacking America while serving at the UN, and who defended Kofi Annan when Paul Volcker struck pay dirt in his investigation of the UN's oil for food programme. The PM is rewarding this behaviour with a peerage and appointment to the post of minister for Africa, Asia and the UN.
»Washington's politically savvy politicians know that Brown has to distance himself a bit from the Bush Administration to satisfy British public opinion. But inviting Malloch Brown into this “government of all the talents” is to include one talent too many.»
Bien. Nous en savons aujourd’hui un peu plus (le discours de Alexander, notamment), mais rien, absolument rien de décisif. D’autre part, il est manifeste que Brown ne veut rien faire de décisif, même s’il avait pour but d’arriver à un résultat décisif… S’il veut effectivement prendre ses distances, ce sera par petites touches. S’agit-il de petites touches — la nomination de Malloch Brown, le discours d’Alexander, un voyage à Washington qu’on ne se presse pas d’organiser, des remarques telles que ces deux-là, de deux sources différentes, mais qui se complètent de façon étonnante : «“It will be more businesslike now, with less emphasis on the meeting of personal visions you had with Bush and Blair.” […] “Bush and Blair went through 9/11 together. So maybe there is a difference.”»?
Il est évident que Brown est en train de tremper son doigt de pied dans l’eau pour voir si l’eau est froide. S’agit-il du Rubicon? Il y a un processus psychologique en route au Royaume-Uni, accru par des affaires qui enragent Londres (BAE investigué par le DoJ, l’isolement britannique en Europe à trop épouser la cause US, au profit des Français en pleine forme, etc.). Le processus psychologique ressemble à une catharsis rampante. Blair parti, les frustrations des humiliations sans nombre et de la stérilité de l’alignement commencent à exploser silencieusement.
Mais se priver des “special relationships”? Impensable. Alors, que faire? C’est donc la politique des petits pas, ces touches légères d’un distanciement qui refuse de dire son nom, qui est aussi une politique de l’indécision dont on pourrait découvrir qu’elle est faite pour prendre éventuellement en compte, inconsciemment, peu à peu, l’exaspération britannique. Comme si l’on s’en remettait à une sorte d’éventuelle fatalité: les choses vont-elles pousser vers une politique décisivement différente? On verra.
On verra? Peut-être pas à Londres. A Washington, par exemple, où l’inattention et la maladresse sont les règles d’or de la politique vis-à-vis des “amis” (et des autres, d'ailleurs). Si Washington sur-réagit aux “petits pas”, au “mouvement brownien” comme on est scientifiquement tenté de dire, l’effet pourrait être d’obliger Londres à durcir sa position vis-à-vis de Washington, jusqu'à des matières décisives. Si Paris fait une politique intelligente en bilatéral, surtout dans le domaine de la défense, cela pourrait aider. (France et Royaume-Uni sont destinés à s’entendre dans les domaines [dont la coopération militaire] où ils ne s’affrontent pas férocement, — c’est une fatalité de ces deux pays.)
La partie est donc ouverte. Elle est absolument indécise, ce qui est une grande nouveauté puisqu’elle était jusqu’alors décidée (en faveur de Washington). Donc, indécise mais décisive. L’autre grande nouveauté est tout de même que les choses vont vite : petits pas, certes, mais petits pas pressés…
Pour en terminer par là où on a commencé, — petits pas, mais sur une sacrée matière, — revenons sur un point. L’air de rien, le discours d’Alexander, contre la politique de force, contre la politique fascinée par la «physique de la force» (selon Guillermo Ferrero), attaque un fondement, non de la politique américaniste, mais de l’Amérique elle-même. Cela se pardonne-t-il?
Enfin, ce constat. Jamais depuis qu'existent les “special relationships”, le grand sujet central de l'action en cours de définition d'un nouveau gouvernement, — et pourtant, gouvernement du même parti, avec une équipe qui garde certaines têtes, — n'a été l'éventuelle modification de ces relations. En d'autres mots plus solennels, c'est la première fois depuis 1941 que la validité de ces relations est en cause, d'une façon officielle, par une réflexion autour de la définition de la politique d'un nouveau gouvernement britannique, — c'est-à-dire une réflexion destinée à devenir une action. Cela, sans aucun doute, c'est un grand événement.