T.C.-84 : Actes, conséquences & tragédie

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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T.C.-84 : Actes, conséquences & tragédie

3 janvier 2020 – Ayant appris les événements que chacun sait à Bagdad, avec au centre de ce “tourbillon crisique” (T.C.) l’assassinat du général iranien Soleimani, j’ai eu aussitôt à l’esprit, sans grande originalité certes, l’image d’une tragédie se formant comme un nuage d’orage se formant en tourbillonnant à une vitesse en constante accélération. Peut-être s’agit-il, pour cette région si sensible du Moyen-Orient, du moment le plus intense depuis l’invasion de l’Irak de mars 2003, mais dans des conditions tellement différentes. En 2003 l’attaque prétendait installer l’“ordre” (Pax Americana, sans rire) dans cette région du monde et dans le monde par conséquent ; aujourd’hui, l’attaque marque un degré de plus dans l’escalade du désordre incontrôlable dont l’Amérique a accouché pour marquer le seul empire qu’elle peut faire peser sur le monde et qui l’emportera elle-même.

Du temps de la Guerre froide, on appelait cela une “escalade” et l’on aurait dit qu’on se trouve quasiment au dernier degré de l’escalade, et l’on serait en train de chercher désespérément une issue de secours. Aujourd’hui, cette “escalade” a à la fois quelque chose d’insensé, d’inarrêtable et d’inévitable, à la fois comme une folie du destin et une fatalité de la destinée, comme la confrontation de deux univers distincts dont l’un sans aucun doute est de simulacre, comme une tragédie tout de même absolument tragique cette fois, même s’il lui reste quelques traces de bouffe.

Certes, l’attaque a été suggérée, ordonnée, exécutée sous la responsabilité d’acteurs improbables : l’extravagant Donald Trump qui veut se faire réélire sans faire la guerre ; le terrible et fantomatique DeepState qui déteste Trump et lui donne l’occasion d’« empêcher de futures attaques iraniennes » (selon le tweet présidentiel qui ne doute de rien en caractérisant l’assassinat de Soleimani) ; l’influent Netanyahou dont on sait qu’une guerre serait une bonne solution pour lui éviter la prison pour corruption. Dans tous les cas, Trump s’était retrouvé dans une situation, ménagée par ses généraux, où il lui était impossible selon sa propre conformation psychologique et narcissique d’accepter la comparaison, dans l’esprit de la chose, avec le brave Jimmy Carter, en novembre 1979, lorsque l’ambassade des USA à Téhéran avait été investie par la foule des jeunes étudiants iraniens radicalisés. 

Tout de même, je jugerais bien que le plus inattendu dans cette affaire, c’est la réaction des démocrates.Tous les tweets des leaders du parti vont dans le même sens, avec une parfaite coordination : certes, Soleimani était un “ennemi de l’Amérique”, un affreux personnage, etc., mais cela ne justifie aucunement de mettre le pays au bord de la guerre.

« Le président Trump vient de jeter un bâton de dynamite dans un baril de poudre, tweete Joe Biden... Nous pourrions nous trouver au bord d’un conflit majeur au Moyen-Orient. »

C’est un peu le monde renversé : les démocrates criant à la provocation guerrière du président des USA alors qu’ils l’accusent depuis des années d’être un agent russe chargé de museler les entreprises extérieures, guerrières et moralisatrices de la Grande République. Mais rien ne doit nous étonner dans ce qui vient de “D.C.-la-folle”, et surtout pas le constat que le conflit interne prend le pas même sur les circonstances les plus pressantes d’unité bipartisane au nom de la sécurité nationale (quels que soient les intentions, les manœuvres, les montages, etc., des uns et des autres).

Dans mon souvenir, même au pire de la crise du Watergate, la guerre d’Octobre 1973, où les USA n’étaient même pas directement partie prenante, avait provoqué un regroupement bipartisan général derrière la politique d’un exécutif dont le chef était pourtant à la dérive face au Congrès et aux démocrates. Cela n’a pas empêché Nixon d’y passer, certes, mais cela nous avait montrés qu’il restait aux USA une communauté de réalisation de ce qu’est l’intérêt impératif d’une conscience collective (nommons cela “unité nationale”, cela a plus d’allure) de l’establishment dans les moments d’extrême tension pour la politique extérieure.

Pour le reste, nos appréciations sur cet événements, nos supputations sur la façon dont les conséquences vont s’enchaîner, nos estimations sur la terra incognita où tout cela nous mènera, restent sans écho et de peu de sûreté. Qui aurait la capacité de donner des réponses de quelque intérêt dans ce monde étrange et si complètement chaotique, où ne règnent plus aucune règle, plus aucune ligne, plus aucune forme ? Alors, peut-être faut-il s’en remettre aux signes des coïncidences d’intuition, à la perception symbolique, à la rencontre des esprits.

Ce matin, ayant appris la nouvelle des événements de Bagdad, je m’accordai comme à l’habitude un temps de réflexion en combinant, sur une activité physique adéquate (vélo d’appartement) une lecture attentive et méditative que je poursuis à mon rythme, de ce superbeHomunculus, de Mircea Marghescu. (*) Il s’agit du passage dit “Des ‘actes’ aux conséquences” où il est question du héros, de la tragédie et de la mort ; je trouvai ces quelques pages si parfaitement accordées aux événements, selon mon goût et mon sentiment, que je décidai d’en retenir des extraits. 

Ceci, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’acte lui-même :

« L’acte est solidaire de ses conséquences et c’est en fonction d’elles qu’on le jugera. Sa culpabilité ne sera plus mesurée à son degré de conscience, – et de mauvaise conscience, – mais à “la mort qu’il porte en lui” et qu’il introduit dans le monde des hommes. »

Et puis ceci encore, lorsqu’il s’agit de suivre le déroulement d’une tragédie, de la tragédie : 

« Aristote nous apprend que dans la tragédie les événements s’enchaînent selon “la nécessité”. Cette nécessité n’est pas de nature logique mais de nature ontologique : elle ne désigne pas l’enchaînement cohérent des épisodes d’un récit, selon les lois de la rhétorique, mais l’enchaînement des actes humains et de leurs conséquences selon les lois de la vie. » ;

Si l’on suit ces arguments, qui m’ont l’air bienvenus pour cette circonstance, si “la nécessité” de l’enchaînement est aussi impérative qu’on la ressent, alors nous nous trouvons devant la possibilité d’un tournant de l’histoire qui répondra plus à la métahistoire qu’à la logique brutale de la force apparente.

 

(*) Il s’agit de Homunculus – Critique dostoïevskienne de l’anthropologie, de Mircea Marghescu (L’Âge d’Homme), dont j’ai déjà parlé.