T.C.-59 : Poutine, l’équilibriste sans fil

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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T.C.-59 : Poutine, l’équilibriste sans fil

19 septembre 2018 – J’ignore si c’est une crise mais c’est évidemment une tragédie dont l’effet que nous ressentons sur l’instant est du type crisique. Poutine, lui, a parlé d’une tragédie dans des termes prudentissimes (« un enchaînement tragique de circonstances tragiques accidentelles ») qui apparentaient la chose plus à la fatalité qu’à quelque intention maligne, cela dit d’une façon qui ne suggère pas l’héroïsme : « Quand des gens meurent, spécialement dans des circonstances aussi tragiques, c’est toujours une tragédie, une tragédie pour nous tous, pour le pays entier et pour les familles de nos chers camarades. Dans cette circonstance, j’adresse mes condoléances aux proches de ceux qui ont été tués dans ce crash. »

C’est une tragédie et les sentiments en tous sens sont très forts, mais surtout certains d’entre eux, chez les soutiens habituels du président russe comme chef naturel de la Résistance antiSystème, qui se retournent contre lui avec une extrême violence. Alors, je crois qu’on peut dire que c’est au moins l’amorce d’une crise, mais de type indirect, hors des circonstances elles-mêmes de l’“incident” ; une crise qui concerne une personne et son énorme influence qui est largement mise en cause...

Par exemple, le site Russia Insider, qui emprunte un texte de Sputnik mais le chapeaute de titre et sous-titres de son cru, pleins de rage et de fureur : « Poutine aux puissances qui attaquent la Syrie : s’il vous plaît, vous pouvez tuer mes soldats, je ne ferais rien contre ça... Poutine s’abstient même d’incriminer Israël pour la perte de l’Il-20 russe et des 15 hommes d’équipage dans le cours d’une attaque aérienne israélienne illégale et non-provoquée contre la Syrie souveraine ... Contrairement à ses militaires, le président russe explique l’entièreté de l’incident par “une chaîne de tragiques incidents”. »

Ayant eu la curiosité d’écouter sa conférence de presse où il finit par parler de la chose à l’insistance d’un journaliste (à partir de 18’20” sur la vidéo), j’ai tout de même été frappé par le contraste saisissant entre la modération de son propos, assez piètre et conventionnel jusqu’à paraître obscène aux plus fortes sensibilités, et d’autre part son insistance à citer la réaction officielle du ministre/ministère de la défense, qui accuse avec une extrême fermeté Israël (avec coup de téléphone du ministre russe au ministre israélien), en précisant que cette réaction avait été « validée » par lui-même. Je vois beaucoup plus dans cette pseudo-contradiction une tactique de Poutine qu’une contrainte subie par Poutine ; une façon de dire, habile mais éventuellement pathétique : “Je veux absolument que les choses s’arrangent mais sachez également que la Russie n’acceptera peut-être pas que l’on agisse de cette façon, en faisant mourir ses soldats, et que je m’exécuterais dans ce cas.”

Poutine a une conception multipolaire et apaisée des situations, et il ne perçoit son intervention en Syrie que comme un moyen de rétablir un ordre acceptable par tous après avoir liquidé les terroristes. Lorsque l’“incident” a eu lieu, il venait de remporter ce que lui-même juge être une victoire importante : un accord avec Erdogan sur Iblid, salué par les Iraniens et les Syriens, qui écarte pour l’instant une attaque américaniste avec le dilemme de décider ou non une riposte. La chose lui est d’autant plus précieuse qu’un mouvement se dessine au Congrès pour lier une attaque US en Syrie à une autorisation préalable de ce même Congrès, renouvelant la situation d’août-septembre 2013 qui avait bloqué l’attaque envisagée par Obama. Une crise avec Israël là-dessus pulvériserait cette perspective.

Cela est d’autant plus à considérer que les circonstances de l’“incident” du côté israélien sont loin d’être claires. La première réaction israélienne a été une série de tweet de l’armée israélienne déplorant la perte du Il-20 et rejetant la responsabilité sur la Syrie. Le ministre de la défense lui-même (le juif russe Lieberman) a traité l’affaire plutôt par un appel personnel de son vis-à-vis russe Shoigou, qui n’a pas mâché ses mots. Un autre aspect a été la première réaction du ministère des affaires étrangères devant les sollicitations de la presse, qui a simplement dit qu’il n’avait “rien à voir” avec cette affaire. Enfin, Netanyahou, parlant à Poutine au téléphone hier soir, outre l’expression de la grande tristesse dont il n’est jamais avare dans cette sorte de circonstance, a promis d’envoyer son chef d’état-major de la force aérienne pour une explication technique avec les militaires russes. Tout semble se dérouler un peu comme si la direction politique israélienne passait la patate chauds à ses généraux, et avec elle la responsabilité de l’affaire, peut-être justifiée par une manœuvre interne des militaires. (Comme l’on dirait : “c’est vous qui nous avez mis dans ce foutoir, à vous de nous en sortir”.)

Il n’empêche, et je crois que c’est l’essentiel : il reste l’impression qu’on a constatée du rôle et de l’attitude de Poutine, dans le chef de ceux qui sont en général ses meilleurs soutiens dans le monde de la communication. Poutine est un équilibriste qui est de plus en plus en équilibre instable dans ses entreprises, à la fois de fermeté face aux pressions innombrables du Système, à la fois de volonté d’arrangement presque à tous prix dans les différentes situations crisiques ; et tout cela, avec des “partenaires” à “D.C.-la-folle” qui combinent une haine inextinguible contre lui et la Russie au comportement d’une démence de chaos profond.

L’“incident” de l’Il-20 fait vibrer fort dangereusement le fil sur laquelle se déplace l’équilibriste Poutine, au-dessus du vide, sans filet, sans rien... Au reste, comment faire autrement lorsque le fil lui-même pourrait n’être qu’illusoire ?

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