Tambours funèbres pour un mois d’août-22

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Tambours funèbres pour un mois d’août-22

1ere août 2022 (08h55) – Et nous allions l’oublier ! Nuancer avec le sens de la responsabilité : et j’allais l’oublier... Un mien ami, venimeux comme une vipère de canicule, m’a fait remarquer que j’ai laissé passer les prévisions de maître Jacques, en date du 7 juillet, sur son blog. Attali, désenchanté mais toujours précis comme l’est “l’homme-qui-sait-tout”, ayant renoncé sans tambours ni trompettes aux plumes flamboyantes qui dessinent des avenirs multicolores. Lui aussi se laisse aller à nous jouer ‘Jacques-le-Fataliste’, comme d’habitude un tantinet hautain mais pas trop ; et cette conclusion  si originale par les temps qui courent : cette fois-ci, nous sommes  bons pour de bon...

Bons pourquoi ? La Grande Glissade, la plongée dans le Néant, la GrandeCrise, Jacques Attali n’hésite plus. « Il faudrait être le dernier des aveugles » commence-t-il, comme s’il y avait une graduation : un peu aveugle, un peu plus aveugle, drôlement aveugle, le dernier des aveugles... Mais je cherche la petite bête, à faire l’intéressant, pour retarder l’instant fatal où le dernier des grands bâtisseurs de futurs extraordinaires nous annonce que c’est inutile d’insister, que nous allons « Vers le chaos, en six étapes »

« Il faudrait être le dernier des aveugles pour ne pas voir que la structure même des institutions démocratiques est en train de craquer dans de très nombreux pays ; et en particulier dans les plus riches :  Aux Etats-Unis, le précèdent président, après avoir truffé les plus hautes institutions judiciaires du pays de magistrats clairement décidés à revenir sur les principaux acquis démocratiques des soixante dernières années, a  tenté un coup d’Etat pour rester au pouvoir, avant de devenir le favori de la prochaine élection présidentielle, dans un climat d’affrontement très brutal. En Grande Bretagne, le règne de Boris Johnson, commencé comme une comédie bouffe, se termine comme une triste farce, dont la démocratie sortira très affaiblie, sous les applaudissements de la presse à scandale et la colère des victimes du Brexit. En Allemagne, une coalition aux abois essaye de maintenir en vie un gouvernement attaqué à la fois par les partisans d’une alliance russe, et ceux d’une soumission plus grande aux Etats Unis.  Même aux sages Pays-Bas, la maladroite gestion d’une réforme agricole visant à accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre a mis tous les paysans dans la rue, entrainant des grèves innombrables, et provoquant des violences gigantesques qui semblent dépasser les initiateurs du mouvement. Enfin, en France, une majorité relative, attaquée sur sa gauche et sur sa droite par des extrêmes incapables de produire un plan réaliste de gouvernement, voit s’annoncer des colères et des grèves, sans même attendre la traditionnelle rentrée sociale. »

Là-dessus, il vous fait remarquer que le sort injuste, la fortune trompeuse, favorisent nettement le “Mauvais Côté de la Force”, car notre naufrage, sur notre ‘Titanic’ transhumaniste, se fait sous les sourires narquois et les lazzis ironiques des personnages les plus suspects qui soient...

« Il faudrait être le dernier des aveugles » pour ne pas entendre, oreilles aux aguets pour mieux voir, l’ironie flegmatique mais néanmoins bruyante du duo Poutine-XI. C’est drôle, la façon dont ils ont tous la même façon d’imaginer Russes et Chinois se bidonnant à nous voir couler, comme si la seule chose qui les intéressait depuis une vingtaine de siècles, c’est de voir l’Europe ne pas se faire et infliger à Jacques Attali l’inélégance de lui faire remarquer qu’il s’est trompé de quelques siècles dans ses prévisions.  :

« Face à cela, les dictatures russe et chinoise, ironiques, pensent que le temps travaille pour elles, que l’Occident va bientôt capituler, trop occupé à retrouver son gaz et son pétrole, et à empêcher la révolution de s’étendre ; et elles s’apprêtent à avaler, comme premières prises de guerre, l’Ukraine et Taiwan.

» De fait, les événements ne leur donnent pas tort. Si on continue comme ça, l’Histoire est à peu près écrite : les démocraties foncent vers le chaos, en six étapes. »

Les six étapes décrites par Attali constituent les classiques hoquets d’une chronologie d’effondrement. Attali ne se trompe pas. Lui qui a passé son temps à bâtir des mondes meilleurs, on dirait qu’il a plutôt développé une fine étude de la façon dont ces “mondes meilleurs“ ne peuvent pas à parvenir à s’installer, encore moins à tenir, et qu’au fond leur définition semble entraîner d’une façon aussi logique et implacable leur contraire : du “mieux en mieux” au “pire en pire” il n’y a rien à redire, et tout semble aller comme va une “pierre qui roule” sur sa pente qui ne cesse de se montrer plus abropte, « like a rolling stone ».

« 1). Exaspération : les peuples ne comprennent plus comment, après avoir été bercés de promesses de bien être, de croissance et de progrès social, ils se trouvent brusquement confrontés à des raretés, des catastrophes naturelles, des pannes d’ascenseur social, qui se traduisent par de l’inflation et du pessimisme, sans que le pouvoir politique ne semble capable d’y remédier.

» 2). Manifestations : face à cela, les plus touchés réagissent. Très souvent, cela commence par les paysans, très vite rejoints par tous les exclus de la modernité, et en particulier les habitants des territoires délaissés.

» 3). Délégitimation : devant l’incapacité des élites qui les dirigent  à organiser une économie juste et capable de concilier ces objectifs apparemment contradictoires, les peuples ne croient plus en leurs institutions et se mettent en marche pour en renverser les dirigeants et en piétiner jusqu’aux symboles les plus sacrés.

» 4). Désorganisation : dans une telle situation, les services publics se défont, les règles de sécurité ne sont plus respectées, les hôpitaux sont désertés, les écoles sont abandonnées, les forces de police sont débordées ; le fonctionnement de sociétés complexes devient impossible.

» 5).Révolution : quand un pouvoir démocratique se sent ainsi attaqué, il se crispe, prend peur, multiplie les erreurs, et il perd vite le contrôle de la situation. Les tentatives innombrables de révolutions qui avaient jusqu’alors échoué finissent par réussir et les régimes les mieux établis finissent par tomber.

» 6). Contre-Révolution : effrayées de leurs audaces, les bourgeoisies, un temps alliées aux peuples pour se débarrasser d’élites qu’elles avaient elles même créés, se ressaisissent et mettre en place des régimes autoritaires. »

C’est bien tourné, bien taillé, bien raisonné et rationné, juste comme dix mille trucs du même tonneau avant lui, et dix mille après, tandis que tout continue à dégringoler... Ah oui, Attali ajoute que « désormais plus d’une personne sur dix dans le monde souffre de la faim, que la moitié des enfants de la planète n’a pas eu accès à une école décente depuis deux ans » et que, par conséquent, la “colère des riches” (nous, dans le bloc-BAO) a son pendant dans la “colère des pauvres”. Cela forme une sorte d’effet-miroir renvoyant la même image de la colère dans la révolution ou dans les révolutions de la colère, ventres vides et psychologies devenues folles, et que, finalement, vous savez, cela commence à y ressembler, n’est-ce pas votre avis, la conjonction des extrêmes catastrophiques, le ‘perfect storm’, comme disent les anglos-yankees, conduisant tout droit à la case-finale...

 « ... [L]a rencontre de deux colères, celles des riches et celles des pauvres, peut entraîner le monde vers le chaos ».

Bon, bien sûr, il faut bien finir en se rappelant qu’on a sa stature dans les salons et dans les restos et qu’il y a un minimum syndical-mondain à respecter... Alors, la fin de l’analyse devient charmante, presque champêtre, accorte et rassurante : c’est l’effondrement, la révolution, la colère, c’est la chaos, d’accord je veux bien, – et pourtant , et par conséquent, pas du tout et même au contraire, figurez-vous que « la solution existe ».

Suivent quelques mots nous dépeignant une tangente idyllique, sans la moindre substance bien entendu, comme autant de bulles d’une eau bio gazéifiée, quelques mots vides et phrases sonnant creux qui, bien plus encore que la peinture assez classique qui nous a été faite de l’effondrement dans la GrandeCrise, – qui témoignent, ces quelques mots, du désarroi modèle-standard des esprits censés nous éclairer la route en avant, – modèle redresseur d’énergie démocratique, modèle du type réplique de film  “Il faut passer à autre chose”...

« La solution existe. Elle est toujours la même », nous révèle-t-il à nos yeux éblouis et à nos oreilles ensablées par tant et tant de vaines rhétoriques savantes et arrangeantes ; elle ne marche pas cette « solution existe »,  on le sait bien depuis qu’on la répète à l’envi comme autant de vœux pieux scintillant et sautillant, animant les moulins de mon cœur des théoriciens-idéologies ; elle ne marche pas et nous-mêmes, tout en approuvant bons princes, on ne fait même plus semblant de marcher, même sur place, trop fatigant pour des conquérants de l’inutile.

« La solution existe. Elle est toujours la même : expliquer, dire la vérité, être juste, tracer des perspectives, montrer qu’il existe un projet démocratique mondial, national et local qui permettrait de satisfaire à la fois les exigences de la frugalité et celles de l’abondance : celui de l’économie de la vie, dont la croissance ne suppose pas un gaspillage croissant de ressources naturelles.

» Il serait passionnant de le comprendre, de l’expliquer, de le mettre en œuvre et de réunir les peuples autour de ce seul projet qui peut sauver l’humanité. »

J’eu ai eu comme une nostalgie en même temps qu’un goût étrange dans l’âme, – ‘Des bleus à l’âme’ disait la gentille, talentueuse et malheureuse Sagan... Vous comprenez, ce dernier jet de Frère Jacques, c’était tellement touchant, comme une bluette, chanson scoute autour du feu de bois, marche rythmée au grand air des alpages où éclate une nature intense, grandes enjambées ‘Ipad’ en bandouillère, retour aux origines et en avant vers un futur lumineux en même temps ; une si belle “bonne volonté” commune, une sorte de remake de ‘Si tous les gars du monde’, à peine revu au goût du jour pour justifier les subventions des groupement moraux qui doivent rétribuer les “tous leurs gars du monde” qu’elles emploient au service des minorités, – quelque chose comme une sorte de “Si tous les queers du monde...” ... Ce n’est même pas se moquer, dis-je, épuisé psychologiquement, je suis prêt à tout comprendre.

Et figurez-vous qu’on n’est même pas étonné au bout du compte : Attali collapsiste, catastrophiste, néantiste, fin-du-mondiste, cela n’étonne même plus, ni même ne suscite de véritable sarcasme. C’est comme ça, nous en sommes là.

Là-dessus, dit-on, Frère Jacques bailla longuement et alla se coucher. Il ne doutait pas un instant d’avoir bouclé son texte comme il fallait avec son ‘Si tous les gars du monde’/“Si tous les queers du monde...”. Mais dites-moi, peut-on vraiment le lui en vouloir ? Décidément, nous sommes tous dans la même coquille de noix.