Stephen Hawking et la fin de l’espèce (la nôtre)

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Stephen Hawking et la fin de l’espèce (la nôtre)

Le britannique Stephen Hawking, professeur, physicien théoricien et cosmologiste, est universellement connu, et aussi bien dans le champ de la science pure que dans celui de la communication, à cause de ses travaux et des conditions extraordinaires de son état de santé où il effectue ses travaux. L’article du Wikipédia qui lui est consacré indique sur ce dernier point que «Hawking souffre d'une dystrophie neuromusculaire qui est attribuée à une sclérose latérale amyotrophique (SLA) ; sa maladie a progressé au fil des ans et l'a laissé presque complètement paralysé». Nous parlons par conséquent d’un très grand savant qui présente des caractéristiques extraordinaires dans sa vie personnelle, suffisamment pour en faire également un personnage hors du commun pour l’“image” que véhicule la communication, qui lui donne une notoriété supplémentaire considérable hors du champ de la science pure. La conséquence est que ce trait fondamental de sa vie personnelle en fait, en plus de ce qu’il est dans sa fonction réelle, un personnage intensément médiatique à l’image des “people” dont la communication est si friande, dans notre société où le système de la communication véhiculant le sensationnalisme s’empare de tous les sujets pour les faire intervenir puissamment dans la perception que nous avons de la gloire factice ou de la destinée catastrophique du Système.

Il se trouve que, d’une façon générale, Hawking a toujours été perçu comme un optimiste, un croyant plein d’allant dans la puissance et l’avenir superbe de la science, et par conséquent de la modernité (et, par conséquent, jugerions-nous, du Système). Cette perception a toujours été formidablement amplifiée par son état personnel catastrophique, et par la ténacité et le courage avec lesquels il le maîtrisait pour poursuivre son travail. Mais voilà que cette perception de l'optimisme du grand savant est brusquement altérée, peut-être décisivement, par le jugement crépusculaire que Hawking porte sur l’avenir de la cohabitation de l’espèce humaine avec le développement de l’IA (Intelligence Artificielle, – AI en anglais, – disons également “les robots”). Cette cohabitation, estime Hawking, pourrait très rapidement tourner en une confrontation entre l’AI et l’espèce humaine, aboutissant à l’extinction de la seconde. D’une façon plus imagée, nous parlerions de “la révolte des robots” comme on parlerait après tout de la “révolte des esclaves”. (Le terme “robot” est dérivé du tchèque robota signifiant “servage”, il a été introduit en 1920 par l’écrivain tchèque Karel Capek dans la pièce de théâtre Rossum’s Universal Robots, montée en 1921.)

Le professeur Hawking parle à BBC.News le 2 décembre 2014 : «“The development of full artificial intelligence could spell the end of the human race.” [...] Prof Hawking says the primitive forms of artificial intelligence developed so far have already proved very useful, but he fears the consequences of creating something that can match or surpass humans. “It would take off on its own, and re-design itself at an ever increasing rate,” he said. “Humans, who are limited by slow biological evolution, couldn't compete, and would be superseded.”»

• Comme c’est sa fonction puisque faisant partie de la presse-Système dont le rôle essentiel est de protéger le Système, BBC.News introduit une note qu’il qualifie de “plus optimiste”, – quoique cet optimisme, venu de Rollo Carpenter, reste extrêmement vague et dépendant d’une vision subjective (optimiste, justement, dans ce que l’optimisme a désormais de suspect dans ce domaine) ; bref, il s’agit purement et simplement d’une affirmation du type “je parie que cela se passera bien” à propos du développement de l’IA, évidemment présentée comme une perspective irrésistible...

«“I believe we will remain in charge of the technology for a decently long time and the potential of it to solve many of the world problems will be realised,” said Rollo Carpenter, creator of Cleverbot. Cleverbot's software learns from its past conversations, and has gained high scores in the Turing test, fooling a high proportion of people into believing they are talking to a human. Mr Carpenter says we are a long way from having the computing power or developing the algorithms needed to achieve full artificial intelligence, but believes it will come in the next few decades. “We cannot quite know what will happen if a machine exceeds our own intelligence, so we can't know if we'll be infinitely helped by it, or ignored by it and sidelined, or conceivably destroyed by it,” he says. But he is betting that AI is going to be a positive force.»

• Par ailleurs, BBC.News convient que Hawking n’est pas le seul à être pessimiste, simplement parce que c’est le sentiment le plus répandu (l’optimisme à-la-Rollo étant effectivement la chose la plus difficile à relever, et encore selon la démonstration assez peu scientifique qu’elle relève d’une croyance réduite au procédé du “pari”). L’entrepreneur et financier des matières de technologies liées à l’IA Elon Musk est cité ... «Prof Hawking is not alone in fearing for the future. In the short term, there are concerns that clever machines capable of undertaking tasks done by humans until now will swiftly destroy millions of jobs. In the longer term, the technology entrepreneur Elon Musk has warned that AI is “our biggest existential threat”.»

• Restons alors avec Elon Musk. De quoi s’agit-il lorsqu’il cite “un plus long terme” pour dire que l’IA est effectivement “la plus grande menace existentielle” contre notre espèce ? Il en parlait le 24 octobre 2014 (Washington Post) à un symposium du Massachussetts Institute of Technology (MIT) en insistant sur la gravité de la menace (“Avec l’IA, nous sommes en train de réveiller le démon”) tout en restant assez vague et imprécis sur le délai. Mais une indiscrétion accidentelle, connue plus tard, a révélé le fond de la pensée de Musk sur le délai, qui est précisé et se révèle pas très loin d’être court pour une menace de cette ampleur catastrophique, – dans le terme des cinq ans à venir, 10 ans au plus...

C’est UPI (voir Space Daily Report le 16 novembre 2014) qui a publié la nouvelle “accidentelle”... «After saying artificial intelligence in robots is “our biggest existential threat” and that we're risking “summoning a demon” during an interview with MIT, Musk has now accidentally made public his ideas of when the threat might materialize. “The risk of something seriously dangerous happening is in the five year timeframe. 10 years at most,"”Musk wrote in an email to publisher John Brockman. “Please note that I am normally super pro technology and have never raised this issue until recent months. This is not a case of crying wolf about something I don't understand.”

»The message was supposed to be private, but it was accidentally posted on Brockman's website when he was featuring virtual reality expert Jason Lanier on his site. It was taken down by Brockman, but a visitor took a screenshot of the statement and posted it to Reddit before it went away.»

• L’idée de cette “révolte des robots”/“révolte des esclaves” est partout dans l’air dans les milieux spécialisés. Elle avait été abordée en détails par Patrick Tucker, ancien rédacteur en chef adjoint de The Futurist, auteur de What Happens in a World That Anticipates Your Every Move? et actuellement spécialiste des technologies pour le site DefenseOne.com (le 17 avril 2014). Tucker citait notamment Steven Omohundro, dans un rapport pour Journal of Experimental & Theoretical Artificial Intelligence. (A noter qu’ Omohundro ne voit de solution pour éviter la catastrophe que de recourir aux méthodes anciennes de développer de nouveaux systèmes à l’intérieur d’un cadre de maîtrise permettant d'en garder constamment le contrôle, – le contraire des méthodes actuelles de rejet de tout contrôle, de dérégulation, du libre-cours comme du libre-marché laissés au développement de toutes choses dans ces domaines avancés. Il semble qu’il soit un peu tard pour changer, à condition même d'en être convaincu contre tout l'évangile impératif du Système...)

«In the movie Transcendence, which opens in theaters on Friday, a sentient computer program embarks on a relentless quest for power, nearly destroying humanity in the process. The film is science fiction but a computer scientist and entrepreneur Steven Omohundro says that “anti-social” artificial intelligence in the future is not only possible, but probable, unless we start designing AI systems very differently today. Omohundro’s most recent recent paper [...] lays out the case. We think of artificial intelligence programs as somewhat humanlike. In fact, computer systems perceive the world through a narrow lens, the job they were designed to perform... [...]

»[...T]he more logical the robot, the more likely it is to fight you to the death. The problem of an artificial intelligence relentlessly pursuing its own goals to the obvious exclusion of every human consideration is sometimes called ‘runaway AI’. The best solution, [ Omohundro] says, is to slow down in our building and designing of AI systems, take a layered approach, similar to the way that ancient builders used wood scaffolds to support arches under construction and only remove the scaffold when the arch is complete.

»That approach is not characteristic of the one we are taking today, putting more and more resources and responsibility under the control of increasingly autonomous systems. That’s especially true of the U.S. military, which is looking to deploy larger numbers of lethal autonomous systems, or L.A.Rs into more contested environments. Without better safeguards to prevent these sorts of systems from, one day, acting rationally, we are going to have an increasingly difficult time turning them off.»

Ce qui est remarquable dans toutes ces appréciations, à commencer par celle de l’icône du service de la science qu’est Hawking, c’est la progression d’un pessimisme, d’une part à la fois catastrophique et eschatologique, d’autre part appuyé sur des faits concrets et entrant dans des perspectives de plus en plus précisément datées, et de plus en plus proches sans aucun doute. Sur le fond de cette question des “robot vs sapiens”, beaucoup a été dit (voir par exemple le 13 mai 2013 et le 7 juin 2014), toujours dans le même sens d’une sorte d’inéluctabilité de la montée de la machine (du “robot”) dans notre univers ; mais il est manifeste que la tendance exaltante de cette perspective (type-Google), qui y voit une sorte de triomphe du sapiens trouvant dans l'IA son adjoint idéal comme un Jésus fermement installé à la droite de Dieu, le cède de plus en plus aux tendances crépusculaires dont on a eu ci-dessus un aperçu.

Ce pessimisme-catastrophique, s’il est un signe dans le cas qui nous occupe de la progression de plus en plus incertaine d’une science qui menace de plus en plus de se retourner contre son créateur, est également un signe d’une tendance plus large rassemblant tout un faisceau de possibilités catastrophiques en voie de devenir des probabilités, dans nombre d’autres domaines. Que l’on se tourne vers l’environnement qui accélère vertigineusement son travail de destruction du monde, vers une politique qui s’est transformée en désordre accouchant d’un hyper-désordre et semant les crises sans le moindre sens sinon celui de la catastrophe, vers la catastrophe psychologique et sociale qui affecte des populations entières et les plonge dans la paupérisation, vers les dérives sociétales qui déstructurent les sociétés et pulvérisent les identités à une rapidité vertigineuse, vers le système du technologisme qui se heurte à des impasses qu’il a lui-même mises en place, vers la bureaucratisation et la militarisation des structures d’ordre se retournant contre le citoyen qu’elles sont censées protéger et servir, – tout paraît s’agglomérer en une conjonction de perspectives effectivement catastrophiques qui ne peuvent se définir que par l’horizon eschatologique de la phase ultime de l’effondrement du Système.

Cette affaire de l’hypothèse de “la révolte des robots” n’a rien qui doive nous surprendre. Pourtant, qu’un Hawking, personnage peu commun, présenté avec bien des raisons comme héroïque par sa lutte permanente contre la maladie pour continuer son œuvre de scientifique dans le sens d’une conviction optimiste de l’avenir de la science par rapport à l’espèce humaine, en arrive au constat exactement inverse que la science est peut-être, sinon sans doute sur le point d’accoucher le monstre qui nous dévorera tous, – et bien plus vite encore qu’on pourrait croire, – voilà qui a de quoi nous secouer et nous faire admettre qu’il s’agit d’un événement important qui a tout son poids symbolique. On comprend que ce qui nous importe ici est moins la vérité d’une situation à venir que ce basculement de la perception par la psychologie, conduisant à un jugement complètement inverse des perspectives, à une vision brusquement passé au pessimisme catastrophique et eschatologique. Le constat que nous en tirons est celui de la diffusion grandissante d’une nouvelle psychologie, qui s’est développée à une très grande vitesse depuis l’automne 2008 (la grande crise financière), qui s’impose en cette année 2014 du centenaire de la Grande Guerre pour devenir une véritable nouvelle pensée, en même temps que l’année 2014 s’impose de plus en plus comme la borne une nouvelle époque. Nous sommes entrés dans les temps de la Fin des Temps pour notre civilisation devenue contre-civilisation, et ainsi devenue autodestructrice d’elle-même. Plus que jamais, il est temps de se tourner vers la métahistoire, bien plus que vers les robots et leur révolte, pour espérer se rapprocher du moment où l’on pourra percer l’énigme qu’est devenu notre temps.

 

Mis en ligne le 3 décembre 2014 à 12H51