Situation syrienne et stratégie israélienne

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Situation syrienne et stratégie israélienne

Après une bonne décade de désordre et d’hystérie de la communication à propos d’un renforcement militaire conséquent de la Russie en Syrie (la narrative “invasion russe de la Syrie”), il est difficile de fixer la vérité de la situation en Syrie. Pourtant, certaines constantes fondamentales se sont confirmées ou se sont révélées, qui vont continuer à dominer l’évolution de la situation, éventuellement en lui donnant une orientation nouvelle. En effet, l’épisode, loin de décourager les Russes ou de les empêcher d’envisager un renforcement, semblerait conduire à les encourager justement à réaliser un tel renforcement. Or, il existe un point essentiel à considérer dans ce cas, qui est la position d’Israël, et sa stratégie dans ces éventuelles nouvelles conditions.

Le premier point à relever est que cette décade, – hystérique à défaut d’être historique, – a confirmé la quasi-impossibilité où se trouve le pouvoir US de se dégager de la gangue d’extrémisme irresponsable qui le tient complètement prisonnier. Tout le monde, plus ou moins, s’aligne sur la ligne “Assad d’abord” (d’abord éliminer Assad),écartée un moment et à nouveau proclamée comme un dogme intangible malgré la démonstration mille fois faite et refaite de son absurdité. Cela revient bien entendu à interdire absolument toute entente avec les Russes, ce qui est en un sens martialement affirmé l’autre but recherché par les plus hystériques des extrémistes alors que les autres ajoutent in petto que “tout de même, il faudrait travailler avec les Russes”....

Dans un nouvel article sur son site ConsortiumNews, le 13 septembre 2015, Robert Parry aborde une fois de plus le problème de la Syrie-à-Washington, cette fois essentiellement à notre sens du point de vue de ce qu’il nomme “group think”. L’idée est la marque centrale de tout son texte, tandis que l’expression revient à plusieurs reprises : « Official Washington’s new “group think” is to blame Russia’s President Putin for the Syrian crisis, although it was the neocons and President George W. Bush who started the current Mideast mess by invading Iraq, the Saudis who funded Al Qaeda, and the Israelis who plotted “regime change”... [...] Official Washington’s “group think” still holds that Syrian President Bashar al-Assad “must go,” that U.S. diplomats should simply deliver a “regime change” ultimatum not engage in serious compromise, and that the U.S. government must obstruct assistance from Russia and Iran even if doing so risks collapsing Assad’s secular regime and opening the door to an Al Qaeda/Islamic State victory. [...] The [New York] Times then reprises the “group think” blaming the Syrian crisis on Putin. “Russia has long been a major enabler of Mr. Assad, protecting him from criticism and sanctions at the United Nations Security Council and providing weapons for his army,” the Times asserts. “But the latest assistance may be expanding Russian involvement in the conflict to a new and more dangerous level.” »

L’expression group think (groupthink) ou groupthinking existe depuis un certain temps. Nous développions notre appréciation du concept en septembre 2003, à l’occasion d’une déposition au Congrès d’un ancien dirigeant du Pentagone, John Hamre, qui citait lui-même cette capture de la pensée par une sorte de pensée-bureaucratique. Nous l’identifiions alors au virtualisme, le groupthink étant producteur de virtualisme. Aujourd’hui, notre point de vue s’est très largement modifié et nous considérons le groupthink non pas comme une cause mais comme une des nombreuses formes de production, – avec l’affectivisme, les narrative, etc., – du processus constant et qu'on dirait vivant de la construction d’un monde-simulacre au cœur même du Système. Il ne s’agit nullement d’une production qu’il faut réduire à un processus d’automatisme selon des conceptions et des intérêts qu’il serait très difficile d’agglomérer en une seule source à cause de leur diversité. Il s’agit bel et bien d’une influence générale de déstructuration et de dissolution, produite par des forces extra-humaines, et que chaque domaine qui se trouve placé sous le contrôle du Système traduit par une politique, par une idéologie, par une vision bureaucratique (le groupthinking pour le cas de John Hamre), etc., la plus adéquate pour aller dans le sens de la déstructuration/de la dissolution.

Dans ce cadre de contraintes, et l’affaire syrienne devant être conduite dans ce sens de la déstructuration et de la dissolution, il est évident que la thèse du regime change, de l’antirussisme, de l’“anti-assadisme”, reste absolument prédominante et que rien ne l’écartera jusqu’à des évènements décisifs qui briseraient le cadre imposé par le Système. Ce n’est certainement pas d’Obama qu’il faut attendre quoi que ce soit, et à cet égard Parry confirme ce qu’il a déjà écrit en approfondissant son propos ; c’est-à-dire qu’il laisse à penser qu’en fait rien ne changera la sinuosité du comportement d’Obama, cela qui empêche toute politique solide, notamment de coopération avec la Russie, et laisse la voie libre au groupthink/aux influences déstructurantes qu’on a identifiées :

« Obama blamed Putin for not joining in imposing the U.S.-desired “regime change” on Syria. But Obama’s “Assad must go!” prescription carries its own risks as should be obvious from the U.S. experiences in Afghanistan, Iraq, Libya and Ukraine. Ousting some designated “bad guy” doesn’t necessarily lead to some “good guy” taking over. [...]

» President Obama may feel that his negotiations with Iran to constrain its nuclear program – when Israeli leaders and American neocons favored a bomb-bomb-bombing campaign – have put him in a political bind where he must placate Israel and Saudi Arabia, including support for Israeli-Saudi desired “regime change” in Syria and tolerance of the Saudi-led invasion of Yemen... [...] Privately, I’m told, Obama agreed to — and may have even encouraged — Putin’s increased support for the Assad regime, realizing it’s the only real hope of averting a Sunni-extremist victory. But publicly Obama senses that he can’t endorse this rational move. Thus, Obama, who has become practiced at speaking out of multiple sides of his mouth, joined in bashing Russia – sharing that stage with the usual suspects, including The New York Times’ editorial page. »

En fonction de cet immobilisme-Système extrémiste et déstructurant confirmé à Washington et d’autre part de ce point de vue signalé plus haut (“l’épisode, loin de décourager les Russes ou de les empêcher d’envisager un renforcement, semblerait conduire à les encourager justement à réaliser un tel renforcement”), les différentes interventions du site DEBKAFiles sont intéressantes à suivre pour aborder la question centrale que nous avons soulevée qui est l’effet de la situation syrienne sur la stratégie israélienne. L’important est de déterminer lesquelles de ces interventions se rapprochent le plus de la pensée stratégique israélienne. Dans cette affaire, DEBKAFiles a constamment développé deux approches à partir de son affirmation qu’il y a d’ores et déjà un renforcement militaire russe en Syrie, et que, dans tous les cas, ce renforcement est un point acquis. L’une est de condamner l’action de la Russie, souvent dans des termes très extrêmes, mais en mettant conjointement une condamnation encore plus forte des USA pour n’avoir pas su bloquer l’évolution de la Russie. La seconde est de prendre acte de cette action de la Russie, de la tenir pour acquise, et d’en tirer les conséquences pour la stratégie israélienne.

Dans une longue analyse du 13 septembre 2015 qui semble porter essentiellement sur le projet israélien d’exploitation gazier et pétrolier en mer, dit Leviathan, mais concerne en fait la situation stratégique la plus fondamentale, DEBKAFile évoque une offre secrète de “protection” qu’aurait faite (il y a quelques semaines) Poutine à Netanyahou. Il s’agissait d’une participation financière russe à l’entreprise et l’argument que, par ce fait, Leviathan, qui se trouve à la limite des eaux territoriales du Liban, serait protégé d’attaques et de sabotages palestiniens, syriens et du Hezbollah (puisque les Russes y seraient impliqués). Netanyahou n’aurait pas répondu jusqu’à maintenant, considérant les complications extrêmes qu’un tel montage attirerait du côté des USA et du bloc BAO. Mais, désormais, “la situation a une toute autre allure...”

« ... But now the situation has assumed a different face. Russian forces are streaming to Latakia, and Moscow has declared the area from Tartous, Syria up to Cyprus closed to shipping and air traffic from Sept. 15 to Oct. 7 in view of a “military exercise including test firings of guided missiles” from Russian warships... [...]

» [...W]hen the fresh influx of Russian troops and hardware to Syria became known (first revealed by DEBKAfile on Sept.1), Netanyahu began to appreciate that, not only had Israel’s military and strategic situation with regard to Syria and the eastern Mediterranean been stood on its head, so too had foreign investment prospects for development projects in Israeli gas. Israel’s strategic landscape had in fact changed radically in four respects:

1.  Its government can no longer accept as a working hypothesis (which never, incidentally, held up) the short term expectancy of the Assad regime. The injection of Russian military might, combined with the Iranian Revolutionary Guards forces, have given Assad a substantial lease of life. The Israel Defense Forces must therefore revamp its posture on the Syrian front, and reassess its sponsorship of the select rebel groups which are holding the line in southern Syria against hostile Iranian or Hizballah cross-border attacks on northern Israel. The changing attitude was suggested in views heard in the last couple of days from top Israeli security officials, who now say that leaving Assad in office might be the better option, after all... [...]

» ... 4. Three aspects of the new situation stand out prominently: a) The Russian air force and navy are the strongest foreign military force in the eastern Mediterranean. The US deplloys nothing comparable. b) Israel’s military strength is substantial but no one is looking for a military clash with the Russians, although this did occur four decades ago, when Israel was fighting for its life against Russian-backed Arab invasions. c) In view of the prevalence of the Russian military presence in the eastern Mediterranean, it is hard to see any foreign investor coming forward to sink billions of dollars in Israeli gas. d) Although Russia called Saturday, Sept. 12, for “military-to-military cooperation with the United States” to avert “unintended incidents” amid its naval “exercises” off the coast of Syria, the tone of the call was cynical. It is more than likely that Moscow may revert to the original Putin offer of a Russian defense shield for Israeli gas fields. But with such strong Russian cards in place in Syria, he may well stiffen his terms for this deal. »

Ces affirmations de DEBKAFile sur la situation stratégique en Méditerranée orientale sont-elles justifiées ? C’est une question qui est rarement évoquée dans sa globalité mais c’est une réalité globale qui pourrait émerger de l’évolution actuelle, si la tendance décrite par DEBKAFile se confirme. L’affaiblissement des forces US n’est pas seulement une question de désordre politique à Washington ou d’affrontement de tendances, c’est aussi une question de tendance des forces dans le climat délétère, politique et budgétaire. (Prenez le déploiement des grands porte-avions d’attaque, la principale force d’attaque de l’US Navy, à la date du 11 septembre 2015 : cinq sont à quai ou en radoub pour des entretiens/des modernisations aux USA ; deux sont dans l’Océan Atlantique, deux dans l’Océan Pacifique, un dans le Golfe Persique, largement engagé dans les missions anti-Daesh en Irak et en Syrie. Rien en Méditerranée, aucune réserve opérationnelle disponible.) L'affirmation de DEBKAFile sur cette situation est considérable et il faut se reporter à plus de quarante années en arrière, dans les quelques 3 ou 4 années avant la guerre d'Octobre 1973, pour voir une situation où la prépondérance US dans la région était mise en question dans des conditions approchantes. (La remarque de DEBKAFile sur un affrontement militaire avec la Russie, justement durant cette guerre d'Octobre 1973, est assez peu compréhensible. Il n'y eut jamais d'affrontement direct israélien avec la Russie, bien entendu, et seule la crise du 25 octobre menaça de mettre face à face les seuls USA et l'URSS. Pour le reste, les Israéliens eurent bien plus de problème avec leurs alliés US, où le président était complètement accaparé par le scandale du Watergate et où les deux principaux ministres, Kissinger à State et Schlesinger au Pentagone, s'affrontaient férocement sur la question d'envoyer ou non de l'aide à un Israël confronté à une véritable menace de déroute, voire d'anéantissement.) Il y a d'ailleurs une continuité entre cette période d'Octobre 1973 qui vit l'effondrement de l'influence de l'URSS au Moyen-Orient et la période entre 2012 et 2015 qui voit la renaissance de l'influence de la Russie : En 2012, nous parlions effectivement du “retour de la Russie” au Moyen-Orient, aujourd'hui l'on parle de “supériorité stratégique” de cette puissance.

La communication a constitué un phénomène absolument stupéfiant durant ces dernières semaines, – une fois de plus, dira-t-on, – agissant comme un phénoménal facteur de grossissement des situations et de leurs effets. Quoi qu’il en soit de la vérité chronologique de l’engagement russe, il est certain que celui-ci est devenu un enjeu stratégique de première importance, susceptible de faire évoluer Israël dans un cas où la Russie deviendrait son premier interlocuteur stratégique, d’abord à cause de la communication.

Il est très possible d’autre part que la puissance de la communication produisant les effets qu’on a vus ait conduit les Russes, non pas à décider d’une aide à la Syrie, – de la poursuite de leur aide à l’accélération de leur aide, — mais bien à modifier la forme de leur action pour en faire un véritable engagement qui deviendrait un acte stratégique majeur. Personne n’a encore rien vu des actes de cet engagement russe, de ses signes concrets, des nouveaux matériels, éventuellement de nouvelles forces, et pourtant la chose est déjà un facteur majeur, sinon le facteur principal de la situation en Syrie. L’exercice naval annoncé du 15 septembre au 7 octobre ressemble déjà à un acte d’affirmation stratégique qui semblerait presque la confirmation d’une prise de pouvoir dont personne, également, n’a rien vu...

Il est vrai, bien entendu, que les Russes sont formidablement aidés par la crise colossale du pouvoir aux USA, où tout est fait constamment pour radicaliser la situation, pour interdire tout compromis, alors que les USA n’ont ni la volonté, ni la cohésion, ni même les moyens de soutenir ce maximalisme et d’en profiter. On dira que les choses se font “par défaut” en un sens, à cause de cette maladresse US, parce que Poutine n’est pas un homme aventureux qui pose des gestes offensifs audacieux ; simplement, les USA créent des situations qui sont à la fois de vide stratégique et de grand danger de déstabilisation, et dans ce cas les Russes sont conduits, sinon pressés par leur simple analyse des nécessités stratégiques à envisager d’intervenir ; puis ce qui constitue d’abord une obligation aventureuse devient une victoire stratégique simplement par la maladresse de l’autre camp ; à cause de cette communication hystérique qui dénonce l’“intervention russe” en en faisant finalement, sans que l’acteur principal y ait d’abord songé, un acte stratégique fondamental, l’opération devient une victoire stratégique russe, sans la moindre bataille, sans le moindre combat ... Si les choses vont en se confirmant, on peut être sûr que Netanyahou, qui ne manque ni de cynisme ni de réalisme, satisfera sa haine d’Obama en mettant en place un sérieux rapprochement stratégique avec la Russie.

 

Mis en ligne le 14 septembre 2015 à 14H25

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