Rythme et sagesse du fou-standard

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Rythme et sagesse du fou-standard

06 octobre 2015 – La plus grande difficulté pour cette époque quasiment infernale, si l’on a fait profession de tenter de la décrire et de la comprendre, c’est le rythme des choses qui impose à votre souffle et à votre esprit des cadences de rupture, et la nature même de ces choses. Pour mon cas, parce que je constate jusqu’à le croire absolument que l’Histoire est devenue un défilement tourbillonnant de crises, jusqu’à n’être plus elle-même absolument qu'une seule crise, je parle du rythme des crises qui éclatent, s’apaisent, resurgissent, qui se déploient et se contractent aussi rapidement, qui se surmontent, s’encastrent, s’entraînent. Plus encore, l’Histoire est devenue une crise et ne cesse d’accélérer, le Temps est devenu son rythme et ne cesse de se contracter.

Et puis mon registre change, et je regarde le paysage à ma fenêtre, écartant un instant l’infernale machine, et rien ne semble plus bouger ; les feuilles jaunissent et brunissent et rougissent presque timidement, et tombent en voletant comme sur le rythme d’une danse aimable les poussant vers le sol, et la pluie nostalgique traînant presque avec douceur et humectant l’herbe toujours verte. Tout semble arrêté, le Temps qui se contractait est devenu temps suspendu et la crise tourbillonnante laisse la place à l’apaisement des formes, à cette tranquillité presque moqueuse et toujours infiniment énigmatique. Mon agitation monstrueuse me paraît alors absolument inconvenante, déplacée, hors de propos. Le silence de l’instant rend un son d’éternité.

Où tout cela se passe-t-il ? A l’intérieur de nous-mêmes et rien que cela ? Dans notre seule perception, pour le seul instrument de notre psychologie ? Devant la marée folle des agitations du monde, j’ai moi aussi de longs moments de vide, d’attente, d’interrogation : que faire ? Pour quoi faire ? Écrire, certes, mais sur quoi, à quel propos, dans quel but ? Les sujets de la recherche et de la compréhension, les motifs de l’écriture, les élans du commentaire s’additionnent, que dis-je s’empilent jusqu’à s’annuler les uns les autres, – et je m’interroge... La folie du monde comme jamais et la tranquillité du monde comme toujours semblent s’allier pour nous plonger dans cette incertitude dont on sait qu’elle ne peut déboucher que sur l’angoisse, – bien entendu, l'inévitable angoisse..

Tout le monde, aujourd’hui, a cette citation de Bossuet en tête (« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes »), et je pense qu’elle s’applique superbement à tous ceux qui se font complices des évènements catastrophiques auxquels nous assistons ; mais je m’aperçois qu’elle pourrait aussi s’appliquer à ceux qui vont dans le sens contraire, qui est celui de la résistance ; qu’elle pourrait s’appliquer aussi bien à moi-même qui, par instant comme en cet instant, “déplore les effets”, c’est-à-dire les crises et toutes ces terribles agitations, “dont je chéris les causes” puisque je continue cette bataille contre le Système en souhaitant toujours plus de crises jusqu’à celle qui l’emportera. Bossuet a dit là une vérité universelle, qui valait peut-être même pour lui-même, lui qui ne cessait de se plaindre furieusement qu’on n’observât pas assez les principes d’une religion qu’il chérissait tant puisqu’elle fondait sa conception du monde.

La question suprême est alors de savoir si cette phrase ne s’adresse pas à l’homme en général, car il y a lieu de se plaindre très fortement de ce qu’il est devenu à partir d’une ambition si haute qui habitait sa création et son développement, et que l’on pouvait chérir sans aucun doute. La seule chose qu’il nous reste est d’espérer quelque aménagement sur la forme du rire ; espérons que Dieu a le rire plutôt compatissant et indulgent, vous savez, quelque chose qui se négocie dans le sens de l’adoucissement... Là-dessus, pour couper court, je décidai que ce texte était terminé, me demandant un instant s’il avait sa place dans le Journal dde.crisis, l’admettant finalement après un vif débat avec moi-même, – et pourquoi pas, s’il vous plaît ? –  et retournant à mon infernale machine à débiter les crises.

“Et c’est ainsi que l’on progresse”, me dis-je, aussi inspiré qu’une boule de billard projetée d’une bande à l’autre.