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31096 novembre 2006 — L’expédition de Suez d’octobre-novembre 1956, étrange et contestée, sinon ridiculisée par certaines voix autorisées, est perçue comme la fin de quelque chose, voire de plusieurs choses. C’est la fin des empires coloniaux ; c’est la fin de l’autonomie de puissance des puissances (désormais ex-puissances?) européennes ; c’est la fin de l’“époque européenne” (des nations européennes détentrices d’empires au-delà des mers).
[Lumière dans ce crépuscule européen : au même moment se met en place un substitut (1956, signature du Traité de Rome) qu’on espère brillant et plus moderniste que les nationalismes dépassés. L’Histoire jugera — ou bien, est-ce déjà fait ?]
Pour d’autres, Suez est un affrontement qui préfigure celui d’aujourd’hui. Nasser serait une sorte de pré-Saddam. Les Anglo-Français préfigureraient, dans leur prétentieuse maladresse de colonialistes cupides, les Américains en Irak.
Pour nous, pas du tout, — Suez est, au contraire, un commencement. Comme d’habitude depuis que les USA dominent nos contrées, l’essentiel n’est pas dans l’apparence du théâtre d’opérations. L’essentiel n’est pas dans l’attaque contre l’Egypte mais certainement dans l’évolution des rapports des deux belligérants européens avec les USA pendant la crise, et l’évolution de la position US elle-même. La crise n’est qu’un révélateur. En ce sens mais en ce sens seulement, l’Irak est certes dans la filiation de Suez.
Aujourd’hui, c’est le 50ème anniversaire du tournant de la crise : l’annonce de la prise en main de la crise par l’ONU, la dernière poussée franco-anglaise en Egypte, la capitulation britannique devant les pressions US, le désistement israélien, la solitude des Français bientôt obligés d’abandonner à leur tour…
Nous présentons et mettons en vente “en ligne” sur le site “edde.eu” (site de co-publication de notre site dedefensa.org) l’adaptation française du livre de l'historien britannique John Charmley, Churchill's Grand Alliance (titre français: la Passion de Churchill, Histoire du fondement des special relationships). Publié en 1995, le livre de Charmley représente une somme précieuse analysant et décrivant les special relationships entre les USA et le Royaume-Uni, de 1941 (Charte de l'Atlantique) à la crise de Suez (octobre-novembre 1956). Sur ce dernier point (Suez), c'est, à notre connaissance, la description la plus tranchante et la plus détaillée de la crise, du côté britannique et principalement à l'éclairage des relations USA-UK.
Le récit anglais de la crise que nous fait Charmley est intéressant parce qu'il envisage l'événement beaucoup moins du point de vue “opérationnel” (l'invasion de l'Egypte par les Anglo-Français, coordonnée avec l'attaque israélienne dans le Sinaï) que du point de vue de l'affrontement de souveraineté entre les USA et le Royaume-Uni. De façon très paradoxale, il met en évidence le rôle surprenant de la France. Il est très peu question de la France simplement parce que la position de la France ne varie guère. Si le récit de Charmley décrit longuement les chamailleries, les hésitations et les trahisons des Anglo-Saxons entre eux, le rôle des Français est réduit (?) à l'évocation et à la description d'une résolution inébranlable et d'une indépendance d'action qui va de soi. Tableau surprenant pour la IVème République, qu'on a l'habitude d'enterrer sous des sarcasmes dont un grand nombre sont pourtant justifiés ; mais tableau qui décrit la position naturelle de la France dans les domaines de la souveraineté et de l'indépendance. Même la IVème République avec ses nombreuses turpitudes n'a jamais tout à fait écarté ces attitudes françaises qui sont comme la nature même de ce pays.
C’est évidemment à la lumière de ces remarques que nous en sommes venus au constat que nous présentions plus haut. Si la crise de Suez annonce la crise qui frappe le monde depuis 9/11, il s’agit bien de la crise de la souveraineté et nullement de celle du colonialisme revu en néo-colonialisme.
La référence à la crise de Suez à propos du colonialisme et du néo-colonialisme paraît normale pour un 50ème anniversaire, lorsqu’on accepte l’analyse “néo-coloniale” de la crise actuelle (avec, en supplément, l’argument du “choc des civilisations”). Cela paraît justifié par la logique du point de vue historique et du point de vue de l'analogie poussée à son extrême, jusqu'à des caractères paradoxalement erronés. Nous aurions tendance à juger cette logique comme seulement apparente, ou marginale. Cette interprétation ne rend aucun compte de la réelle profondeur historique de la chose. L’explication coloniale et néo-coloniale n’est que le biais qui permet à l’essentiel — la crise de la souveraineté — de se manifester.
L'intérêt du livre de Charmley lu aujourd’hui est qu’il nous suggère cette autre approche que nous privilégions. L’approche de Charmley libère le jugement à ce propos. On observe que la crise de Suez est d'abord importante comme un affrontement de souverainetés, et/ou à propos de la souveraineté ; qu’elle évolue, se noue et se dénoue en fonction des rapports de souveraineté entre les trois protagonistes USA, UK et France. Les deux acteurs principaux de la crise agissent différemment à cet égard et, placés devant leur défaite, s'en sortent différemment. Les Français concluent qu’ils devront être plus indépendants (notamment des Américains) que jamais ; les Britanniques concluent qu’ils devront désormais s’aligner sans rechigner sur les Américains. Tout cela nous mène à l’Irak-2003 et aux positions respectives des deux pays.
La question de la souveraineté est également le facteur essentiel que nous privilégions, aujourd’hui, pour la crise générale présente, avec ses multiples foyers. La crise irakienne est certainement d'une très grande importance pour les rapports anglo-américains, et elle porte essentiellement sur la question de la souveraineté. Lord Steyn, un des plus vieux et plus honorables magistrats anglais, qui a abandonné sa fonction de juge en 2005, écrivait le 19 octobre 2006: «Sadly, one must conclude that our prime minister and the present cabinet have allowed our country to become the lapdog of the Bush administration. Iraq is a greater foreign policy disaster than Suez. Long after the prime minister has gone, our country will pay a terrible price for the abdication by a great sovereign nation of an independent role in foreign affairs.»
Par contre, la France, en 1956 comme en 2003, sut maintenir son indépendance et sa souveraineté. Vieux réflexe.
On trouve par ailleurs sur ce site, dans notre rubrique Extraits, ce passage que nous reproduisons ici, qui concerne le “poids” inattendu des Français au moment le plus crucial de la crise… Nous le publions également ici pour insister sur son importance.
“Charmley rapporte cet épisode critique où les Israéliens attaquent l'Égypte, le 29 octobre 1956 :
»“Les Américains furent totalement surpris par l'invasion israélienne de l'Égypte. Ils avaient assumé que la Jordanie était l'objectif du renforcement militaire israélien que leur renseignement avait identifié. D'abord, Eisenhower ne put ‘croire que l'Angleterre s'était laissée entraîner dans ce truc’ et Dulles exprima la crainte que les Arabes imaginent que l'Amérique en avait été préalablement informée. Le 29 octobre, Eisenhower était encore si peu convaincu que les Britanniques étaient ‘dans le coup’ qu'il se demandait s'il ne fallait pas les avertir que ‘les Français nous ont trompés’. Mais, contrairement à son vieil ami MacMillan, Eisenhower avait correctement interprété la pensée de son allié. Il pensait que les Britanniques ‘estim[ai]ent que nous finir[i]ons par aller avec eux’ mais il n'avait pas l'intention d'agir de la sorte. Quels que soient les mérites de la cause britannique, ‘rien ne les justifie de nous doubler’. L'assistant au secrétaire d'État Hoover parlait pour une majorité de dirigeants américains lorsqu'il affirmait que ‘si nous nous étions mis du côté anglo-français nous aurions trouvé l'URSS alignée avec les Arabes et, en fait, avec toute l'Afrique’. Dulles, qui affirmait qu’‘il y avait eu une bataille entre les Français et nous-mêmes pour attirer à soi les Britanniques dans la situation de crise du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord’, pensait que l'Amérique devait saisir ‘sa chance à bras le corps’ de ‘récupérer’ les Britanniques …”
»… Finalement, non, les Français l’emportent et, contre l’espoir de Dulles, “entraînent” les Britanniques dans l’attaque… Allons donc ! Est-ce de la sorte qu’on peut interpréter la crise à cet instant crucial, selon la propre interprétation de Dulles: une partie de bras de fer entre Français et Américains pour emporter la décision des faibles et hésitants Britanniques, et que les Français l’emporteraient finalement? Pourtant, ce schéma général des Français tenant une position d’influence fondamentale semble bien être celui que favorisent les duettistes Ike-Dulles, qui conduisent la plus grande puissance du monde..»
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