RapSit-USA2022 : Jeffrey Sachs, le “réprouvé”

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RapSit-USA2022 : Jeffrey Sachs, le “réprouvé”

• Jeffrey Sachs sur tous les fronts, refusant absolument de céder à la terreur de la connerieSystème (nom de code pour notre civilisation), continue son travail de déconstruction de la dynamique déconstructurante de la politiqueSystème. • Après ses mises au point sur les origines de la crise ‘Ukrisis’, sur les responsabilités de l’attaque contre NordStream 2, il dénonce les attaques ukrainiennes-US contre la centrale nucléaire de Zaporijjia. • Paradoxe de Sachs : promoteur de l’économie du “chaos créateur” conduit à dénoncer la politiqueSystème du “chaos créateur”.

On a déjà vu et lu Jeffrey Sachs. On sait de quelle personnalité il s’agit, rien d’un dissident nauséabond ni d’un ‘facho’ échappé du ghetto. Mais Sachs défie la terreur de la connerieSystème (on se permet cette expression un peu leste, car nous sommes extrêmement las de prendre des précautions de langage avec cette vulgaire et catastrophique pathologie de la terreur satanique, avec cette hystérie censureuse).

On s’attache d’abord à sa dernière intervention, avec le site ‘Grayzone’, clairement dissident et antiSystème. Mais Sachs, – honneur au courage, – s’en fiche du tiers comme du quart. Remarquable et admirable est le courage médiatique et social de ce grand universitaire, – avec lequel nous sommes en désaccord sur certaines de ses positions économiques, mais dont nous louons le  courage et la lucidité devant la Grand Danger.

Nous avions écrit d’abord que Sachs était un “paria” pour le Système. Nous avons opté finalement pour “réprouvé” parce que le mot est employé plus volontiers dans un sens religieux. Donc, nous disons “réprouvé” plutôt que “paria” parce que réprouvé a ce sens religieux qui sied parfaitement à l’esprit de l’inversion diabolique où nous nous trouvons, où la diabolique censure qui répand sa terreur sociale se croit ointe d’une origine divine, est crue telle par ses adeptes des élitesSystème, et cela à partir de la divinisation de l’individu qui est la marque de l’inversion aujourd’hui devenue extrême de la modernité narrativiste :

« ‘Réprouvé’ : Quelqu'un de ceux que Dieu rejette. “Je hais le monde, comprends-tu ? Christ a dit qu’il ne priait pas pour le monde. Le monde est réprouvé.” — (Julien Green, Moïra, 1950, réédition Le Livre de Poche, page 97) »

Vertiges de la libre-parole

Venons-en donc au nouvel épisode de Sachs-le-réprouvé... On reprend ici la couverture que RT.com fait de sa dernière intervention. On ne peut reprocher au réseau russe de profiter de cette occasion, sans nul doute, – à la guerre comme à la guerre devant une catastrophe de cette ampleur.

« L'analyste américain des politiques publiques Jeffrey Sachs a de nouveau rompu avec le récit de l'Occident sur le conflit entre la Russie et l'Ukraine, affirmant que l'administration du président Joe Biden doit ordonner à Kiev de cesser de bombarder la plus grande centrale nucléaire d'Europe et d'accuser faussement la Russie de ces frappes.

» “C'est presque sûrement l'Ukraine qui bombarde la centrale, et nous ne pouvons pas nous résoudre à exprimer une simple vérité”, a déclaré Sachs dimanche dans le podcast Grayzone. “Cela fait mal parce qu'ils continuent de bombarder la centrale électrique en toute impunité”.

» Sachs, un économiste distingué par plusieurs récompenses et devenu célèbre en Russie pour avoir dirigé les réformes de la “thérapie de choc” dans les années 1990, a noté que les médias occidentaux ont fait semblant de ne pas savoir qui bombarde la centrale nucléaire de Zaporozhye, alors qu'elle est sous contrôle russe depuis mars. “Ils n'arrivent pas à faire le lien entre les deux et à dire que si la Russie contrôle la centrale, elle ne bombarde peut-être pas sa propre centrale. Peut-être que c'est l'Ukraine qui bombarde l'usine”. [...]

L'analyste a déploré que les responsables américains ne puissent même pas trouver les mots pour dire à Kiev de ne pas bombarder une centrale nucléaire, malgré la catastrophe potentielle qui pourrait en résulter. Selon lui, Washington a donné carte blanche au gouvernement ukrainien pour provoquer la Russie et aggraver le conflit. [...]

Sachs a déclaré aux journalistes de ‘Grayzone’ que Biden n'a pas réussi à désamorcer la crise, en partant essentiellement en guerre avec la Russie plutôt que d’accepter de maintenir l'Ukraine hors de l'OTAN. “C'est le travail du président des États-Unis de mettre les freins parce que ce pays est une machine de guerre au sommet... Le travail principal du président des États-Unis est d’arrêter notre machine de guerre de susciter des guerres, alors que nous sommes maintenant dans une escalade, se dirigeant vers Armageddon.” »

Ici et pour mieux survoler le parcours intellectuel de Sachs, nous reprenons in extenso son intervention (3 octobre) auprès de Bloomberg, qu’on peut classer dans la presseSystème et qui se trouva dans l’obligation de laisser parler malgré l’horreur soulevé par ses propos pour les deux présentateurs... (Le premier : “Jeffrey, nous devons nous arrêter là”... Mais Sachs, poursuivant, et au diable la terreur censureuse !)

Jeffrey Sachs :« J'ai été attaqué dans ‘The Atlantic’  pour être du côté de la paix. Et je l'avoue, je suis du côté de la paix. Je suis très inquiet que nous soyons sur la voie de l'escalade vers la guerre nucléaire, rien de moins.

» La Russie estime que cette guerre est au cœur de ses intérêts de sécurité. Les États-Unis insistent sur le fait qu'ils feront tout pour aider l'Ukraine à vaincre la Russie. La Russie considère cela comme une guerre par procuration avec les États-Unis. Quoi que l'on pense de tout cela, c'est la voie d'une escalade extraordinaire et dangereuse. Et je suis très inquiet. [...]

» Une grande partie du monde regarde ces événements avec horreur, et une grande partie du monde n’aime pas cette expansion de l'OTAN, qu'ils interprètent comme étant au cœur de tout cela. Ils veulent voir un compromis entre les États-Unis et la Russie.

» Vote après vote aux Nations Unies, ce sont les nations occidentales qui ont voté pour des sanctions, des dénonciations et d'autres actions. Alors que la majorité du monde, certainement la majorité du monde en termes de population, reste sur la touche. Ils ne voient pas cela, comme nous le décrivons dans les médias, comme une attaque non provoquée de la Russie contre l'Ukraine.

» N'importe qui aux États-Unis pense, “Eh bien, qui cela peut-il être d’autre [que la Russie] ?” Mais c’est à cause de la façon dont nos médias ont rapporté cela. Ce conflit remonte à longtemps, il n'a pas commencé le 24 février 2022. En fait, la guerre elle-même a commencé en 2014, pas en 2022, et même cela avait des antécédents.

» La plupart du monde ne voit pas les choses comme nous les décrivons. La plupart du monde est simplement terrifié en ce moment, franchement.

» Il est incroyable d'entendre d'un côté qu'ils utiliseront des armes nucléaires s'ils le doivent, tandis que l'autre côté dit : “Vous ne pouvez pas nous effrayer”. [...]

» L'Europe connaît une récession économique très, très forte. La forte baisse de la production et du niveau de vie se traduit également par une hausse des prix, mais le fait principal est que l'économie européenne est frappée de plein fouet par la coupure soudaine de l'énergie.

» Et maintenant, pour parfaire le tout, il y a la destruction du gazoduc Nord Stream (dont je dirais sans hésiter qu’elle était une action des États-Unis, peut-être des États-Unis et de la Pologne). C'est de la spéculation. »

Intervieweur Bloomberg : « Jeff, nous devons nous arrêter là. Pourquoi pensez-vous que c'était une action américaine ? Quelles sont les preuves que vous avez de cela ? »

Jeffrey Sachs : « Eh bien, tout d'abord, il existe des preuves radar directes que des hélicoptères militaires américains, normalement basés à Gdansk, tournaient au-dessus de cette zone. Nous avons également eu la menace des États-Unis [le président Biden] au début de l'année : “d'une manière ou d'une autre, nous allons mettre fin au Nord Stream”.

» Vendredi dernier, lors d'une conférence de presse, le secrétaire d'État Blinken a fait une déclaration remarquable : “C'est aussi une formidable opportunité”. C'est une drôle de façon de parler si l'on s'inquiète du piratage d'une infrastructure internationale d'importance vitale.

» Je sais que cela va à l'encontre de notre discours, que vous n'êtes pas autorisé à dire ces choses en Occident, mais le fait est que partout dans le monde, lorsque je parle aux gens, ils pensent que les États-Unis l'ont fait. Même les journalistes de nos journaux qui sont impliqués me disent “bien sûr” [que les États-Unis l'ont fait], mais cela n'apparaît pas dans nos médias. »

Malgré la tentative de la deuxième journaliste de Bloomberg, la présentatrice, de lui faire quitter le sujet, Sachs y revient, à propos du manque de confiance dans les médias et le gouvernement...

[...] « Le plus gros problème est que nous avons des conflits géopolitiques majeurs, non seulement entre les États-Unis et la Russie, mais aussi entre les États-Unis et la Chine. Encore une fois, avec une énorme quantité de provocations venant du côté américain, nous brisons tout sentiment de stabilité en ce moment. Pour l'instant, beaucoup en Europe disent que les États-Unis sont leur plus proche allié et qu'ils doivent s'accrocher mais surveiller ce qui se passe politiquement. Il y a des bouleversements en Europe. Pays après pays en ce moment. Nous entrons dans une période d'énorme instabilité. Et nous sommes instables aux États-Unis en ce moment. Nous sommes passés par une insurrection, nous n'avons toujours pas dépassé ça.

» Nous entrons donc dans l’ère géopolitique la plus instable depuis plusieurs décennies. Nous entrons dans la première hyperinflation depuis plus de 40 ans. Et nous entrons dans la première escalade vers le précipice nucléaire depuis 60 ans. Il y a 60 ans exactement ce mois-ci avait lieu la crise des missiles cubains. C'est le moment le plus dangereux depuis la crise des missiles cubains.

» C'est une surcharge extraordinaire et nous ne voyons aucune tentative pour l'atténuer ou la calmer. Chaque jour, c'est l'escalade, nous allons vaincre l'autre camp, nous avons nos droits, nous pouvons défendre ce que nous voulons. La présidente de la Chambre Pelosi s’envole pour Taiwan. Nous ajoutons tant de provocations au sein d’une grande instabilité ! »

Sachs, cas exemplaire

On doit tenir Jeffrey Sachs pour un cas exemplaire, non pas d’un retournement d’appréciation, mais d’une décision de plus en plus affirmée de considérer une situation au début appréciée d’un point de vue spécialisée, passant à un jugement général de la politique américaniste. Ce qui est particulièrement irritant pour les élitesSystème et pour ceux qui, comme chez Bloomberg, l’interroge en le considérant comme “l’un des leurs”, c’est qu’il se concentré sur les seules responsabilités américanistes en les considérant comme la source unique de tout ce drame. On dira : mais c’est une vérité-de-situation ! Ce n’est certainement pas un argument pour subsister à l’intérieur du Système.

Mais lui, Sachs, y subsiste parce qu’il est extrêmement difficile à décrédibiliser, voire à diaboliser, surtout dans la situation présente où les enjeux commencent à se préciser, et à la veille d’élections qui s’affirment de plus en plus essentielles pour la poursuite de l’actuelle politiqueSystème. Il attaque, non pas en géopoliticien ou en idéologue, mais en économiste célébré comme le magicien du “capitalisme de choc” déconstructurateur ! Car c’est bien là le paradoxe : Sachs, qui dénonce la politique et l’idéologie des néoconservateurs ex-trotskistes devenus américanistes-déconstructurateurs, est lui-même l’un des inspirateurs de cette tendance, par le biais, qui est aux USA une voie royale, de l’économie capitaliste. Il est alors très difficile à dézinguer et à “canceller”.

Ce que fait Sachs, c’est porter un regard presque candide sur le paysage général, jusqu’à le décrire pour ce qu’il est : une catastrophe générale dont la plus grande puissance du moment est à la fois l’inspiratrice, le moteur et le bras armé. Et peu lui importe qu’ainsi, il paraîtrait condamner ce qu’il a fait lui-même, parce qu’il a par ailleurs utilisé les mêmes outils de la dialectique américaniste pour réfuter les critiques contre sa politique économique, – et que, désormais, il s’appuie sur la totalité de la politique de déconstructuration des USA, qu’il dénonce absolument, pour écarter toute critique, – y compris celle de son “amie” Naomi Klein. Il dit en un sens d’une façon qu’on jugerait évidemment encore plus utopiste qu’idéaliste, que sa politique économique de “thérapie de choc” ne pouvait réussir que si la politique et la géopolitique ouvraient au contraire tout grands les bras américanistes à l’URSS devenue Russie, alors que ce fut le contraire conduisant à l’actuelle catastrophe :

Democracy Now !’ (Amy Goodman) : « Jeffrey Sachs, nous n'avons pas beaucoup de temps, mais puisque c'était un sujet si important, – Naomi Klein vous a pris à partie avec son livre ‘The Shock Doctrine’, en disant que vous recommandiez une thérapie de choc. Pouvez-vous établir un lien entre ce qui s'est passé lorsque l'économie russe s'est effondrée et les conditions qui ont conduit à l'invasion de l'Ukraine ? Je veux dire, comment la catastrophe économique qui a suivi l'effondrement de l'Union soviétique a conduit à la montée de la classe oligarchique et, en fait, à la présidence de Vladimir Poutine ? »

JEFFREY SACHS: « Oui, j'ai essayé pendant des années d’expliquer à Naomi, que j'admire beaucoup, que ce que je recommandais, c'était d'apporter une aide financière à la Pologne, à l'Union soviétique ou à la Russie. J'étais absolument horrifié par la tricherie, la corruption et les nombreux  passe-droits. Je l'ai dit très explicitement à l'époque et j'ai démissionné, à la fois parce qu'il était inutile d'essayer d'obtenir une aide occidentale et parce que je n'aimais pas du tout ce qui se passait.

» Et je dirais que l'échec d'une approche ordonnée, qui a été réalisée en Pologne mais a échoué dans l'ancienne Union soviétique parce qu'il n'y avait pas d'engagement constructif de l'Occident, a certainement joué un rôle dans l'instabilité des années 1990 et dans la montée de la classe des oligarques. En fait, j'ai absolument expliqué aux États-Unis, au FMI et à la Banque mondiale en 1994 et 1995 ce qui se passait. Ils ne s'en sont pas souciés, parce qu'ils ont pensé : “Oh, ça ira, C’est bon pour Eltsine, peut-être”, toute cette tricherie dans le processus “actions contre prêts”. »

... Et c’est bien pour cette raison que l’actuelle posture de Sachs est fascinante. Sa position rend compte d’une étrange contradiction : partisan de l’économie “de choc”, c’est-à-dire l’économie du “chaos créateur”, il s’impose comme un adversaire acharné et total de la politiqueSystème des neocons, qui est également une politique de “chaos créateur”, telle qu’elle fut largement théorisée après le 11-septembre, à l’occasion des diverses agressions déconstructurantes au grand Moyen-Orient (Irak, Syrie, Libye, etc.). Ainsi découvre-t-on dans le même cerveau l’antagonisme mortel entre les deux dynamiques déconstructurantes, conduisant à une condamnation sans appel de ce courant idéologique. Tant pis pour ce qu’on gardera comme jugement sur la politique économique que lui-même, Sachs, conduisit, notamment dans les années 1990 dans l’ex-empire soviétique, il reste que son jugement final, à lui, est effectivement une condamnation sans appel de l’ensemble de cette idéologie déconstructurante du “chaos créateur”.

L’ironie de cette odyssée intellectuelle de Jeffrey Sachs, c’est qu’en rencontrant une vérité-de-situation fondamentale dans son jugement final, il témoigne qu’une telle évolution, une telle rencontre suscite elle-même, dans le jugement, un “chaos créateur” absolument vertueux. Il s’agit de la désintégration de la narrative (avec notamment ses conceptions économiques des années 1990) lorsque celle-ci est confrontée par la surpuissance de son action à une vérité-de-situation d’une puissance à mesure (son jugement sur l’actuelle crise en Ukraine). Le choc suffit pour assurer l’autodestruction de la narrative dans son ensemble. L’exemple de Sachs montre bien que la GrandeCriseUkrisis’ contient tout le matériel intellectuel nécessaire pour réduire en poussière les fondements même de la modernité-tardive, cette modernité si tardive que sa surpuissance conduit effectivement à son autodestruction.

 

Mis en ligne le 11 octobre 2022 à 17H20

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