Qui perd gagne & vice-versa

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Qui perd gagne & vice-versa

17 octobre 2020 – On cite souvent La Boétie, ce si grand ami de Montaigne mort si jeune, parce qu’il sut, avant de mourir, il y a si longtemps, nous parler en des termes superbes et cristallins, de La servitude volontaire, avec cette phrase essentielle et lumineuse, – et qui n’est absolument pas de lui semble-t-il, je le précise avec mon Wiki en mains, – ceci expliquant cela, – et l’on dit donc que c’est du révolutionnaire pourtant-guillotiné Pierre Victurnien Vergneaud, – mais enfin, phrase qui nous servira aussi bien vous en conviendrez :

« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »

Même si elle n’est pas de lui, faisons-en une analyse selon les outils qu’il nous donne, et que nous utilisons à notre guise, en faisant mine de savoir depuis longtemps que ce n’est pas de lui (faisons mine d'embrasser ce que nous ne pouvons étouffer)... Cela signifie que les tyrans ne sont pas “grands” de nature, et donc qu’ils sont ‘petits’ et “faibles’ de nature, et qu’il est donc question de nature, je veux dire d’ontologie ; cela veut dire que nous ne sommes asservis qu’à cause d’une posture (“à genoux”) et nullement par une nature, une ontologie qui serait celle de l’asservissement. Par conséquent, l’étonnement de La Boétie devant la “servitude volontaire” est aisément compréhensible, et nous le partageons, notamment dans le chef des descriptions que les plumes soi-disant révoltées nous présentent de peuples innombrables qui se tiennent, disent ces plumes, innombrables à genoux et sans bouger :

« Chose vraiment surprenante [... qui est ] de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu'il est seul, ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel. »

Mais n’est-il pas préférable, d’abord, de savoir précisément de qui parle donc l’auteur et moraliste politique La Boétie ? Car à lire cet extrait ci-après [voyez plus loin] de son œuvre, l’on découvre que les véritables opprimés ne sont nullement ceux que le tyran est censé opprimer, ce peuple que les critiques fustigent comme ‘des veaux’ qui sont incapables de la moindre révolte ; mais bien différemment, ceux qui, dans les salons et dans les rédactions, servent au tyran de complices zélés et de serviteurs empressés.

(Traduit en langage-dedefensa.org, nous dirions que ceux qui pratiquent la servitude -volontaire, – et l’on comprend pourquoi, – ce sont d’abord les élitesSystème, les intellectuels-zombie qui servent le tyran, c’est-à-dire le Système.)

« [Et c’est...] ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres...
» Car à vrai dire, s’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains sa servitude ? Qu’ils mettent un moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur avidité, et puis qu’ils se regardent ; qu’ils se considèrent eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats et des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu’eux et en quelque sorte plus libres. Le laboureur et l’artisan, pour asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut… »

Ainsi apparaît-il que, selon La Boétie, il ne s’agit pas tant de se battre, de ‘prendre le maquis’, de sortir contre les chars et de leur opposer ces splendides poitrines nues, – mais bien de ruser, de prendre à contrepied le gros lourdaud, d’organiser une résistance passive qui devrait être, pour notre époque, la clef même de la résistance ; quelle meilleure résistance passive aujourd’hui que celle de la communication, alors que le Système nous en donne les moyens puisque lui, le Système, a besoin de la communication comme d’oxygène pour survivre ? Il nous le dit explicitement, La Boétie, à nous qui disposons des outils de la communication, non pour tenir la tête du peuple sous l’eau mais pour la lui sortir, voyez-vous, – et ceci est bien, selon mon humeur à moi, la formule même de l’antiSystème (j’avoue avoir moi-même fait ajout du caractère en gras) :

« Pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte. »

Tant de plumes qui se disent révoltées voire indomptables,  qui se targuent d’être de la sorte disons des ‘vrais anti-systèmes’ (sans majuscule nécessaire), pratiquant le mépris pour ceux qui se disent antiSystème-majusculés et ne proclament pas la mort de toute espérance, et ne prennent pas les armes pour se faire crucifier, etc. ; et ces plumes révoltées sur papier qui font de cette façon de “la servitude volontaire” un caractère central des peuplades de notre civilisation.

Ils oublient de citer ceci, que La Boétie écrivit également, – bien entendu ! car cela doit nous apparaître enfin comme une évidence salvatrice, valant pour ceux qui veulent bien entendre plutôt que s’écouter eux-mêmes pour n’entendre que ce qu’ils veulent bien dire : « Car le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire. »

L'expression transcrite dans la situation actuelle, La Boétie nous dit que l’oppression qui nous contraint aujourd’hui “nous éclaire” sur l’existence de cette oppression. C’est là l’une des contradictions les plus manifestes, et les plus expressives, de l’actuelle situation, la plus troublante également, la plus pressante enfin, celle devant laquelle les imbéciles vaniteux et acariâtres, faisant profession de révolte en cultivant avec attention l’absence complète d’espoir à cet égard, font allégeance la plus complète de “servitude volontaire”. Ces imbéciles vaniteux et acariâtres ne voient-ils pas que l’existence criante et furieuse de l’oppression est justement ce « feu qui me brûle [et] qui m’éclaire » ; que sans l’oppression je ne saurais gagner ma liberté, et puisque l’oppression est là je sais bien comment gagner ma liberté ?

D’autres formules gagneraient également à être envisagées dans les temps de Covid19, après examen à la lumière de La Boétie. Que vaut la servitude de “La société du spectacle”, lorsque nous sommes privés de spectacle pour cause de couvre-feu, et que l’on s’ennuie terriblement, et que du coup l’on se révolterait bien, non ? Fabrice Lucchini le dit bien, de “La société du spectacle” sans spectacle :

« Moi j’ai un naturel très triste. Ça ne m’embête pas le couvre-feu, ça me convient même très bien le couvre-feu. Je n’aime pas les fêtes, je hais les apéros donc on pourrait me mettre le couvre-feu à midi, ça ne changerait pas grand-chose. D’autant qu’en ce moment je suis dans Pascal, donc tout va très bien. Mais le sort des théâtres, des restaurants m’étreint. On leur dit qu’on va leur donner de l’oseille mais tout ce qui fait la vitalité, le charme d’une ville s’estompe. Je ne dis pas que c’est le restaurant qui crée la ville mais au niveau où ils sont, nos décisionnaires mesurent-ils ce qu’est un restaurant avec le personnel qui se défonce toute la journée, un théâtre avec une caissière qui appelle des centaines de clients pour changer les horaires ? Pendant deux mois et demi, passer douze heures par jour à dire aux gens : “ça n’est plus tel jour, ça n’est plus la même heure”. On a compris que la culture, la restauration c’est une toute petite chose dans le schéma global. Donc on va le faire ce couvre-feu. Le bonheur de sortir du théâtre et d’aller dîner chez l'italien sera amputé. Je n'ai pas d’opinion. Les médecins l’ont demandé. On le fait. »

Moi aussi, j’ai un ‘naturel très triste’ et je me permets aussi bien de ressentir dans ces mots de l’acteur-Lucchini une certaine rage tranquille, si aisément contenue, mais qui jaillirait comme une contestation globale si l’occasion se présente... Et l’occasion fait-elle le mouton ? Eux qui ricanent de voir le peuple pris dans les rets de “La société du spectacle”, presque comme si cela les satisfaisait alors qu’ils prétendent lutter contre l’oppression, que disent-ils de le voir (le peuple) privé de spectacle ? En d’autres mots, par exemple et alors que la formule pour le décourager de toute révolte se décline comme Panem et Circenses, comment le peuple sera-t-il satisfait, et donc soumis à ses tyrans, et donc privé de toute raison de se révolter, alors que le ‘pain’ se fait rare et coûteux au point qu’il pourrait venir à manquer, et que de toutes les façons le couvre-feu le prive de ‘cirque’ ?

Le complot des complots, c’est bien entendu l’absence de complot, sans nul doute.

Ainsi accueillerons-nous, le 28 octobre, dans un acte sans précédent pour une audition de cette importance devant le Sénat des Etats-Unis, à cinq jours de l’élection USA2020, la venue volontaire et très moyennement triomphante des trois CEO et d’autant de ‘Masters of the Universe’ : Google (Pichai), Facebook (Zuckerberg) et Tweeter (Dorsey), et dirons, d’un air sentencieux et infiniment respectueux :

« Serviteurs obéissez à ceux qui sont vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme à Christ. »

Ainsi en sommes-nous là, remarquant avec empressement qu’une des lectures actuellement favorites est effectivement celle de La Boétie, qu’aucun de ces gratouillons, bien entendu, ne connaît, et qu’il suffirait de bien peu pour retourner la formule à leur désavantage : “servitude volontaire” de Google, Facebook et Tweeter.