Qui a peur du nucléaire ?

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Qui a peur du nucléaire ?

Des phénomènes de disparités d’appréciation et d’analyse, de cloisonnement et de compartimentation de perceptions ne cessent de prendre de l’extension au sein du bloc BAO, notamment dans les bureaucraties et pouvoirs européens, face à l’aggravation constante de la crise ukrainienne. Une scène significative s’est déroulée il y a quelques jours à l’OTAN, lorsque la bureaucratie du secrétariat général a proposé des appréciations de la position de l’OTAN sous forme de scénarios en cas d’aggravation extrême de la crise. (Il va de soi que la configuration envisagée impliquait évidemment la Russie comme ennemi principal, sinon exclusif.) Trois échelons (trois scénarios) étaient proposés, à court, moyen et long terme. Le second (“moyen terme”, portant sur quelques mois) comportait, dans les propositions opérationnelles, le déploiement d’armes nucléaires tactiques dans les moyens prêts à être engagés opérationnellement. Comme c’est souvent l’habitude avec cette sorte de documents, lorsqu’ils sont soumis aux autorités politiques (des représentants des pays-membres), l’attention aux “détails” opérationnels est assez faible. Cette fois pourtant, la délégation hollandaise a remarqué le “détail” des armes nucléaires et, horrifiée, a exigé aussitôt que cette disposition soit annulée. (La Hollande a une position hostile à une dramatisation de la crise, et à une posture antagoniste, sinon provocatrice à l’encontre de la Russie. De ce point de vue, les Hollandais sont assez proches des Allemands.)

Ce qu’on tente de présenter dans ce cas n’est pas une démarche consciente, assumée, de la bureaucratie otanienne mais une sorte d’automatisme effectivement bureaucratique pour assurer le maximum d’engagement qui implique le transfert à cette bureaucratie d’une influence d’autant plus grande. Dans le même sens mais sous une forme un peu différente, ou plutôt selon un processus différent, on trouve dans les milieux politiques et du renseignement européen des attitudes contrastées, qui renvoient d’une certaine façon à cette dichotomie schizophrénique qu’on ne cesse de constater et d’explorer. D’une part, il y a le constat de plus en plus pesant que la crise ukrainienne, par sa gravité, peut conduire à une confrontation à la Russie, ce qui apparaît de plus en plus comme une perspective absolument catastrophique. On dira : c’est l’évidence même ; nous préciserions pour notre part que “cette évidence” ne l’est pas pour tous, et qu’une telle évolution ait lieu dans les milieux politiques que nous citons est un fait important. Cela implique, de la part de ces milieux, l’acceptation de nuances importantes, qui n’étaient pas acceptées au départ, et qui font évoluer la situation vers un dégradé de gris, plutôt que l’opposition en noir et blanc, – le noir, symbole de manigance, étant réservé aux Russes. Pour autant, le constat fait au niveau politique européen est que cette évolution est quasiment intranscriptible en une politique parce qu’il s’avère impossible de mener une politique plus nuancée, plus sophistiquée que celle qui est en cours vis-à-vis de la crise ukrainienne, avec les 28 pays de l’UE et leurs différences considérables de position. Dans cette crise effectivement, l’UE se heurte au constat, grave et préoccupant mais sans réelle surprise, qu’il est impossible d’avoir une politique extérieure commune qui ait quelque substance et les nuances nécessaires à son efficacité. Pour autant, ce constat de nuances nécessaires, qui touche également les milieux plus “opérationnels” du renseignement et de l’évaluation, n’empêche nullement ces milieux-là d’envisager l’idée que la phase crisique actuelle répond à une stratégie fondamentale, – dont nul n’est capable ni d’identifier l’origine, ni si elle a une origine, etc., – dont le but est finalement un effort suprême pour soumettre la Russie aux normes du bloc BAO (en gros : “aller à Moscou” et/ou machiner un processus de regime change en Russie, – si l'on veut, le “Après Kiev, Moscou” de McCain [voir le 15 mars 2014]). Dans cette sorte d’analyse, on se heurte en général à un mur lorsqu’on évoque, auprès de ces “opérationnels”, la possibilité d’un affrontement nucléaire. Le danger de l’affrontement nucléaire, qui a marqué toute la Guerre froide comme on l’a rappelé plusieurs fois dans ces colonnes, est une hypothèse qui n’a absolument pas l’air, non seulement de préoccuper les esprits, mais plus simplement d’être sérieusement prise en compte. Tout se passe comme si, passant de la génération de la Guerre froide à celle du “déchaînement crisique” qui marque notre époque, ce fait fondamental de la deuxième moitié du XXème siècle avait disparu de l’esprit et même de la connaissance de cette sorte de milieux. (Ce phénomène psychologique, stupéfiant en soi, mérite certainement la plus grande attention et une étude constante ; nous nous y arrêtons à l’occasion, mais nous comptons bien nous y attacher d’une manière plus spécifique tant il témoigne d’une formidable influence sur les psychologies justement, où l’action du Système d’une part, du système de la communication d’autre part, ont une part prépondérante.)

Ces conditions générales sont à la fois écrasantes et à la fois nuancées. Une analyse plus fine, qu’on trouve également dans certaines sources en marge des bureaucraties, est que la poursuite de la politique “maximaliste” presque de type automatique à l’encontre de Moscou, loin de resserrer les rangs autour de l’axe transatlantique ou du bloc BAO, dans ce cas sous inspiration US bien entendu, pourrait effectivement faire naître le risque d’événements fondamentaux, internes au bloc BAO. L’hypothèse d’un éclatement de l’OTAN, notamment avec l’Allemagne comme moteur de la contestation si l’on en arrive à des échéances catastrophiques, peut être évoquée. (La même hypothèse existe aussi pour l’UE, certes, comme on l’observait le 8 avril 2014.) On comprend que l’espèce d’indifférence à l’hypothèque nucléaire considérée plus haut est pour beaucoup dans cette attitude.

... Mais justement, le mot “indifférence” n’est pas nécessairement le mot adéquat, – “indifférence à l’hypothèque nucléaire”, et, plus largement, indifférence à l’hypothèse de la marche forcée dans laquelle semble engagé le bloc BAO, jusqu’à considérer comme très plausible l’hypothèse d’une aventure “jusqu’à Moscou”, ou bien sous la forme d’une poussée de regime change, tout cela que les milieux évoquées laissent entendre... Plus qu’“indifférence”, nous disait une source qui a largement contribué à nous rapporter ces tendances et ces impressions au sein des milieux cités, bureaucratiques et autres, du renseignement et de la planification, il faudrait parler de “fatalisme”, «comme s’ils pensaient : oui, c’est comme ça, on n’y peut rien, c’est la marche même de cette dynamique, de cette machine, qui nous conduit à considérer que l’on va vers Moscou, que l’objectif c’est Moscou». Bien sûr, il est primordial de rappeler, en insistant là-dessus, qu’il s’agit de courants bureaucratiques, de planification ou de renseignement, et que l’impression rapportée n’est pas consciemment exprimée mais bien ressentie par les interlocuteurs cités, ressentie comme quelque chose qui dépasse bien entendu toutes les attitudes de conscience, de spéculation, de réflexion. Cela rencontre nos propres impressions, bien entendu dans le sens de nos conceptions, selon lesquelles les “politiques” dans le chef du bloc BAO sont aujourd’hui irrésistiblement attirée dans l’espèce de “trou noir” de la politique-Système, et que la dynamique en route, s’appuyant sur la référence prétendument haute de l’idéal de puissance, suit une voie qui lui est propre, qui n’a pas de sens en elle-même, qui suit la logique de la puissance qu’elle produit (“surpuissance” parce que puissance produisant toujours plus de puissance). Logiquement, cette voie insensée dépendante de la seule puissance prend comme objectif l’obstacle qui, devant elle, lui semble avoir le plus de puissance, c’est-à-dire la Russie. (Il y a ainsi une curieuse mais logique corrélation entre cette “stratégie de la surpuissance” qui anime la politique-Système cherchant la destruction de ce qu’il y a de plus puissant comme adversaire sur sa route et la stratégie de l’attrition qui caractérise la pensée militaire US depuis les origines, qui est d’attaquer toujours le plus gros des forces ennemis, – contraire de la guerre de mouvement avec enveloppement pourtant affectionnée par deux des plus grands soldats US, Robert S. Lee et George S. Patton ; attaquer pour détruire ce gros des forces ennemies, pour déstructurer ces forces.)

Il est certes évident que nous donnons une interprétation métahistorique de ce que nous percevons comme un phénomène central dans le chef du bloc BAO, qui agit presque directement comme s’il était lui-même le Système et non plus avec l’artifice de la représentation, et qui enfante une “politique” qui est presque directement la politique-Système, là aussi sans aucun artifice de représentation. Dans notre chef, l’interprétation métahistorique fait appel à des dynamiques d’au-delà de l’histoire événementielle courante, lesquelles dynamiques s’affrontent elles-mêmes selon ce qu’elles sont. Avec la crise ukrainienne, nous sommes à un moment extraordinaire de “notre histoire”, où cette histoire événementielle est presque directement supplantée par la métahistoire, où les événements terrestres, historiquement courants, n’ont plus aucun sens, et n’ont de sens que s’ils sont interprétés métahistoriquement. (D’une manière concrète, politique, humaine, il est vrai qu’une dynamique qu’on n’ose plus qualifier de “stratégie” dont le but presque automatique est d’attaquer frontalement la Russie, puissance nucléaire stratégique, est, selon la raison, une aberration complète et totale, spécifiquement une “stratégie impensable”. Pour s’y retrouver, la référence métahistorique s’impose . Mais alors, on trouve également l’autre option métahistorique que nous évoquons à chaque occasion dans cette crise, depuis le 23 mars 2014 au moins, selon laquelle l’alternative à la catastrophe nucléaire qui se trouve évoquée ici in fine est l’effondrement du Système soumis à cette tension prospective d’une telle force paroxystique que ses propres structures pourraient elles-mêmes céder avant le terme, – processus de surpuissance-autodestruction ainsi accompli.)


Mis en ligne le 25 avril 2014 à 15H42