Que cherche la Russie en Syrie ?

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Que cherche la Russie en Syrie ?

La présence russe en Syrie est sans aucun doute bien plus que ce qu’elle paraît être. La première chose à noter pour notre propos est la nouvelle que nous voulions faire figurer dans cette introduction, avant d’en faire une Brève de crise le 23 octobre, portant sur la popularité de Poutine. Cette popularité est à son plus haut niveau, plus haute (89,9%) que le plus haut niveau atteint durant la crise ukrainienne (89,1% en juin 2015). Comme nous le soulignons dans notre texte référencé, l’important est en ceci que cette popularité (enregistrée les 17-18 octobre) est directement liée, dans le chef des Russes, à la campagne aérienne que la Russie a entreprise en Syrie le 30 septembre, essentiellement selon notre perception parce que ce phénomène indique une parfaite similitude de conception entre les Russes et leur président, jusqu’à nous faire penser qu’il s’agirait là d’une politique qu’on pourrait croire dictée par quelque chose comme “la Russie elle-même”. Cette phrase de commentaire surtout, qui ne doit rien à la “science” statistique et à l’histoire sérieuse et académique comme les aime le Système, est assez indiquée pour introduire notre propos :

« Ce résultat statistique, traduisant un état d’esprit extrêmement spécifique de la part de la population russe, a une immense importance. Il s’accorde à un enjeu capital qui, s’il concerne la Syrie et le terrorisme dans son opérationnalisation immédiate, concerne une situation beaucoup plus vaste. C’est ainsi qu’il importe de ne plus opposer la crise ukrainienne (sur la frontière russe) à la crise syrienne (“loin” de la frontière russe), lorsqu’on veut interpréter la psychologie russe de ce temps métahistorique, mais au contraire de les lier intimement. Nous reviendrons sur cette perspective, bien entendu. »

Cette introduction concerne effectivement le fait de savoir ce que “cherche la Russie en Syrie”, pourquoi elle s’y trouve. On se doute évidemment que nous irons plus loin dans l’hypothèse que les habituelles réponses de type opérationnel immédiat, – qui ne sont pas fausses pour autant, cela va de soi (“défendre Assad”, “porter un coup décisif aux terroristes, dont Daesh”, “interdire le retour en Russie de plusieurs milliers de Russes musulmans, surtout des Tchétchènes, qui se trouvent en Syrie dans les organisations terroristes”) ; en un sens, et même en nous rapprochant de la réponse que nous voulons envisager, nous irons au-delà des trois réponses plus élaborées qu’on donne, et parmi lesquelles nous privilégions la première sur les deux autres, – quoique les deux premières soient fort proches (“Poutine veut établir une plus grande stabilité, au moins au Moyen-Orient”, ou bien “Poutine veut verrouiller un monde multipolaire”, ou bien encore  “Poutine veut remplacer l’hégémonie US par l’hégémonie russe”).

Pour cela (“aller plus loin” et “aller au-delà” des explications habituelles sur la présence russe en Syrie), nous citons un passage du Weekly Comment du 24 octobre d’Alastair Crooke, de Conflicts Forum. Le thème de ce commentaire est “The very centrality of Syria”, c’est-à-dire l’importance fondamentale, selon notre langage la place absolument centrale dans la crise haute générale qu’a acquis la Syrie depuis l’intervention russe.

Notre interprétation du commentaire de Crooke est effectivement que cette intervention (des Russes) a complètement transformé la crise syrienne en en faisant le “point Omega inverti” de la “crise haute” ou du “tourbillon crisique” rassemblant toutes les crises en cours, et exprimant pour nous l’évolution de la Grande Crise d’Effondrement du Système. Crooke considère qu’en intervenant en Syrie, la Russie a transféré tout le poids de cette “centralité” de la crise haute de l’Ukraine vers la Syrie, impliquant par là que la crise syrienne est non seulement dans une nouvelle phase mais bien plus encore, qu’elle est devenue une crise différente, d’une autre nature, que ce qu’elle avait été jusqu’alors. (Si l’on veut, depuis l’intervention russe, nous sommes dans une nouvelle crise syrienne, une autre crise, disons une crise Syrie-II.)

» ...In short, this liberal/illiberal binary paradigm simply obscures the very centrality of Syria to the future of the world of geo-politics (since ‘order’ is not really the right word here  –- it being in flux).  Another way of seeing Russia’s intervention in Syria, would be in terms of ‘unfinished business’ – of old psychological ‘knots’ that have never been addressed and untied.  In short, we may perceive Syria in terms of the liberal order clash with illiberalism, but Russia may perceive it in a different way. The problem with the binary mindset is that it precisely closes out the centrality of what is the meaning of Syria – in the perception of Russia and its allies, and in so doing sets up a much bigger, future risk.

» In ‘unfinished business’, we refer to the inherited pains and buried trauma that remain from the two Great Wars. Germany traumatically lost a generation of men killed in the slaughter at Stalingrad (Russia lost even more).  The battle of Stalingrad is often regarded as the bloodiest battle in the history of warfare.  There (Stalingrad), Germany essentially was defeated (and later suffered further defeat in Normandy).  Afterwards, Germany deliberately sought psychological healing by binding itself with France (an act which would become the cornerstone to the EU); but the hurt from Stalingrad – in the east – could not be addressed neither psychologically, nor politically, by Germany. It remains buried in both nation’s collective memory as a continuing wound.

» Russia, in particular, having experienced this piercing loss of countless lives, found no acknowledgement of its incurred pain. Rather, it was ostracised by its former allies, and became the object of a long Cold War isolation and attrition.  When Russia agreed, still conscious to the unhealed ‘knots’ emanating from Stalingrad, to let the Berlin Wall fall, there was no consequential embrace from Europe; rather Russia felt it was being cornered as NATO pursued its expansion eastwards, right up to Russia’s borders.  Similarly, when the Soviet Union sought to de-escalate the Cold War, thinking that it would be treated as a peer, it found it had been sorely mistaken.  Instead, its gesture was denigrated and its former foes strutted the stage, claiming they had won a civilizational victory.

» This may not at all be the western perception of history, but perhaps this is their (Russia's) story – their perception. This not about argument and counter argument – it is about psyche. And then comes Ukraine. It becomes plain to Russian leaders that at any time – out of the blue – an extraneous issue can be flared up to the point at which it might be pulled into war. (There is ample evidence that these fears concerning the outcome of Ukraine were real amongst Russians).

» So, what has this to do with Syria?  It is that Russia senses that it must break out from this ‘box’ of ever-inward collapsing walls, and of NATO chipping away at Russian strengths.  It has to force the issue; insist on being acknowledged as a credible partner in the international order, or reconcile itself to the likelihood that events (perhaps again out of the blue) will lead ultimately to some sort of confrontation with the US and perhaps with Europe too. »

En disant (plus haut) que “la crise syrienne est non seulement dans une nouvelle phase mais bien plus encore, qu’elle est devenue une crise différente, d’une autre nature, que ce quelle avait été jusqu’alors”, nous voulons dire qu’elle a été transmutée pour devenir le centre crisique de la Crise Générale, ou Grande Crise de l’Effondrement du Système. Notre point de vue est qu’il n’y a plus désormais de crises spécifiques, mais une Grande Crise Générale avec différents foyers de crise, qu’on a coutume effectivement et d’une façon d’ailleurs logique et justifiée de voir comme des crises différentes mais qui se sont amalgamées et intégrées les unes les autres pour n'en faire plus qu’une même si elles gardent opérationnellement leurs spécificités. Ainsi, la Crise Générale, ou Grande Crise de l’Effondrement du Système, la “crise haute”, le “tourbillon crisique”, etc., – quelle que soit la dénomination dont nous l’affublons, – est en mouvement constant et change constamment de posture, avec son centre qui dispose à chaque fois du potentiel de devenir un événement décisif variant à mesure, et qui souvent réalise une partie de l’avancée décisive de la Crise Générale qui ne cesse de miner le Système. Nous avons donc “navigué”, dans différentes variantes, entre centre crisique irakien,  iranien, centre crisique financier, centres crisiques s’échelonnant le long du “printemps arabe” avec les centres crisiques égyptien, libyen, syrien, yéménite, etc., centre crisique européen dans ses diverses variantes, enfin plus récemment du centre ukrainien au centre syrien dans sa nouvelle version (tous les autres centres crisiques déjà manifestés demeurant sous forme de crises endémiques pouvant se rallumer en une nouvelle éruption). A nouveau comme dans chaque occurrence, mais chaque fois de façon plus aigüe et plus pressante car l’ensemble ne cesse de se dégrader dans l’effondrement, se pose la question de savoir, dans le cas syrien nouvelle version, dans quelle mesure et avec quelle puissance sa potentialité d’être décisif va se réaliser opérationnellement.

D’autre part, il existe des observations objectives qui donne du sens au mouvement crisique tourbillonnant. Ce déplacement de l’Ukraine vers la Syrie a, du point de vue russe, tout son sens, puisque la Russie passe d’une position défensive délicate (sur sa frontière) à une position offensive plus confortable ; c’est un point d'une importance extrême lorsqu’on admet, ce qui est évident pour nous, que, depuis la dernière élection de Poutine (mars 2012), la Russie joue un rôle absolument fondamental dans la situation générale. Le fait que Poutine garde tout son soutien populaire tend à montrer que la population russe a parfaitement compris cet enjeu-là qui concerne son pays, – savoir qu’il est moins question de la Russie que de la Grande Crise Générale, et que pourtant la Russie y joue un rôle essentiel. Là-dessus, ce que nous dit Crooke constitue ce qu’on pourrait se rapprocher d’être le nœud gordien de la crise, quelque chose de plus décisif encore que tout ce qui a été fait d'en partie décisif jusqu’ici, du fait même de l’initiative saisie par Poutine : “être reconnu comme un acteur à part entière dans l’ordre international  ou admettre que les évènements mèneront finalement à une confrontation d’une façon ou d’une autre avec les USA et peut-être même avec l’Europe” ; ce qui revient à poser l’affirmation que la Russie doit être reconnue au rang qu’elle occupait précédemment, ce qui implique une égalité de traitement et d’action, ou bien aller vers une confrontation. Comme l’explique Crooke, la Russie veut sortir, au propre et au figuré, de “la boîte” où elle a été enfermée après la fin de la Guerre froide, et le fait même de faire passer le champ d’affrontement de l’Ukraine à la Syrie concrétise géographiquement pour la psychologie, – et l’on dirait alors “géo-psychologiquement”, – cette volonté.

Il s’agit là de la potentialité du développement décisif de la crise syrienne, comme il y eut précédemment des potentialité de la même sorte avec la crise iranienne, avec la crise ukrainienne, etc. La “différence syrienne” est que, cette fois, la Russie a choisi elle-même le terrain de l’éventuel épisode décisif, et qu’elle y figure en tant que telle. Elle a montré qu’elle entendait affirmer sa puissance militaire ; par exemple, le tir des 26 missiles de croisière Kalibr une semaine après le début de la campagne a été partout perçu du point de vue de la communication comme un message d’affirmation de cette puissance directement destiné aux USA (les supputations sur “l’énoncé de ce message” ont été jusqu’à compter les missiles tirés, – 26, – pour constater que le dernier porte-avions US dans la zone virait de bord pour regagner la haute mer peu après les tirs, qu’il s’agissait du USS Theodore Roosevelt et que Theodore Roosevelt est le 26ème président des USA). Air Force Magazine, la publication du principal lobby de l’USAF, notait le 23 octobre, dans un article par ailleurs encombré de toutes les narrative courantes aux USA, la confirmation du “message” comme les forces armées US elles-mêmes l’ont entendu :

« Given that Russia was already operating strike aircraft in the areas where the cruise missiles struck, western analysts viewed the missile raid as tactically unnecessary, and therefore actually intended to demonstrate Russia's cruise missile prowess. The Kalibrs demonstrated a capability similar to that of the American Tomahawk cruise missile, with a range well beyond what they were thought to have, and an accuracy within several meters. Only the US and Britain had previously used such long-range precision-guided cruise missiles in combat... »

La perspective apparaît alors, du point de vue de la communication, extrêmement importante et sérieuse, et elle rejoint une possibilité qu’avait évoquée un néo-sécessionniste du Maine, Thomas Naylor, en 2010, à propos de la crise iranienne : « There are three or four possible scenarios that will bring down the empire. One possibility is a war with Iran... ». Remplacez Iran par Syrie, et “guerre avec” par “guerre en”...

Notre conviction, comme nous l’avons évoqué le 2 octobre 2015, est que le bloc BAO en général, et en son centre spécifiquement les USA n’accepteront jamais la formule russe de la multipolarité, du partage des responsabilités. Si réellement cette question est posée par la situation en Syrie, et un certain nombre d’éléments montrent que les Russes le veulent, il devient tout à fait possible que l’on se trouve dans une situation d’affrontement telle que l’évoque Alastair Crooke (« ...the likelihood that events (perhaps again out of the blue) will lead ultimately to some sort of confrontation with the US and perhaps with Europe too. »). Mais la question devient alors, selon notre point de vue, pas tant la réalisation d'un affrontement du type de la guerre au plus haut niveau, que la situation à Washington en cas de possibilité/probabilité d’affrontement, entre les pressions du War Party favorable à l'affrontement, la pression populaire on ne sait dans quel sens mais en général hostile à ces engagements (comme dans la phase de la crise syrienne d'août-septembre 2013), la situation impuissance-paralysie du pouvoir US. C’est pour cette raison que le sondage que nous avons signalé par ailleurs ce même 24 octobre, qui montre une si formidable disparité entre les démocrates et les républicains par rapport à la situation en Syrie, est d’une extrême importance : il révèle des divisions extrêmement marquées au sein de l’électorat, par conséquent au sein de la direction américaniste dans une période électorale où le poids de l’électorat est considérable. En même temps grandit la perception dans le public US de l’importance de la crise syrienne pour les USA, un sentiment que nous qualifions de marquant par sa profondeur politique (« 61% jugent la crise syrienne importante pour les USA contre 48% en 2013, ce qui est une évolution du jugement politique remarquable de profondeur »).

Ce que nous envisageons à partir de de tout cela, ce n’est donc pas tant un affrontement classique qu’un évènement déclencheur de la déstructuration-dissolution du pouvoir intérieur d’un des protagonistes à l’occasion d’une crise paroxystique impliquant la possibilité d’une guerre de haut niveau ; la Syrie est le “terrain idéal” pour cela, dès lors que les Russes y ont des forces offensives déployées, alors que les USA ont aussi des forces dans la région, également en déploiement offensif même si le coeur n'y est plus vraiment. Ce n’est pas tant “la guerre” que nous envisageons que la perception de la possibilité de “la guerre”, avec les répercussions de type déstructuration-dissolution sur les pouvoirs internes. Dans ce cas, il est manifeste que le pouvoir washingtonien, dans son extrême fragilité présente, apparaît comme le grand favori pour cet exercice...

 

Mis en ligne le 24 octobre 2015 à 15H51