Poutine et les “deux corps du Roi”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Poutine et les “deux corps du Roi”

10 octobre 2025 (15H30) – Il y a eu, ces derniers jours, une inflexion assez évidente de la présentation de la politique étrangère russe par le président Poutine. Cette inflexion était en préparation chez Poutine depuis la rencontre d’Anchorage où il avait longuement fait l’éloge des “retrouvailles” russo-américanistes. Il allait falloir juger sur pièces, dans les actes, sur le théâtre ukrainien dans l’immédiat (bien que les “retrouvailles” fussent destinées à bien d’autres domaines), si cette satisfaction était justifiée. Il ne faisait aucun doute que Poutine se trouvait sur son terrain de prédilection de l’amélioration et de l’apaisement des relations au plus haut niveau, fondée sur l’espèce d’estime qu’il éprouve pour Trump, lui-même grand admirateur de Poutine.

On a vu que la chose ne s’est pas réalisée, bien que l’affaire fondamentale de la livraison de missiles de croisière ‘Tomahawk’ (ou ‘Typhoon’ si l’on parle de la version sol-sol) à l’Ukraine ne soit pas réglée du fait des palinodies de Trump. Poutine s’était aperçu aussitôt après Anchorage de la difficulté de son ambition de l’amélioration des relations avec les USA. Comme l’indique Alexander Mercouris (on voit le passage plus complet plus loin), qui a de nombreux contacts avec la Russie :

« La réaction de hauts responsables russes à son retour du sommet d'Anchorage a clairement montré qu'un groupe important au sein des hauts dirigeants russes n'est pas convaincu de l'utilité de maintenir ce dialogue avec Donald Trump et les Américains. »

On s’est donc aperçu que ces “hauts responsables” n’avaient pas si tort, devant l’évolution de la situation à Washington et à Kiev, et de l’affaiblissement constant de l’orientation prônée par Poutine qui s’en suivait. Les critiques publiques, des commentateurs aussi bien russes qu’occidentaux indépendants, mesurèrent cette érosion. A partir de Valdaï et de deux interventions de Poutine, on s’aperçut que le président russe amorçait une inflexion dans le sens d’un durcissement. Soudainement, alors qu’on avait cru distinguer des différences notables dans les déclarations de différents centre des pouvoir par rapoport à celles de Poutine, – soudainement, on retrouva l’unité. Le 9 octobre, Larry Johnson notait :

« Quand le président Poutine, le ministère russe des Affaires étrangères [surtout le vice-ministre Rykov, probable successeur de Lavrov] et le général Gerassimov, chef de l’état-major de l'armée russe parlent d'une seule voix, mieux vaut être attentif. La saison des pluies, aussi appelée rasputitsa, a commencé, mais les champs boueux ne ralentissent pas l'avancée russe. Parallèlement, des nuages noirs s'accumulent sur les perspectives d'amélioration des relations entre la Russie et les États-Unis. »

Ensuite, Johnson décrit longuement les déclarations des uns et des autres selon le thème unanime que la livraison de ces missiles de croisière, si elle ne changerait pas grand’chose sur le champ de bataille, fournirait un outil capable de menacer la Russie en profondeur (1 500-2 000 km). Même si cette menace n’était pas fondamentale, elle impliquait une incursion ukraino-américaniste dans l’équilibre stratégique au plus haut niveau et acquérait un poids politique considérable.

Ainsi Johnson termina-t-il son article par un long rapport sur l’interview donnée à Valdaï par Poutine, où il distingue une conception de Poutine qui le conduit à s’emparer, ou à prendre le contrôle de territoires non envisagés dans le cadre de l’Opération Militaire Spéciale :

« Lors d'un entretien avec Pavel Zarubine, Poutine a été interrogé sur de nouvelles ambitions territoriales. Dans une réponse nuancée, il a déclaré que la Russie se concentrait sur la consolidation des acquis existants et la prévention des contre-offensives ukrainiennes. Il a déclaré : “Nos forces progressent là où cela est nécessaire pour protéger nos intérêts et assurer la stabilité. Nous n'avons pas besoin de plus de territoire pour le simple plaisir de gagner du territoire ; nous avons besoin de la sécurité de la Russie et de son peuple”. Mais il n'a pas affirmé que la Russie n'occuperait pas de territoire supplémentaire. Il a plutôt lié le contrôle territorial à la lutte contre l'escalade occidentale, en particulier la fourniture potentielle de missiles Tomahawk, déclarant : “Si l'Occident arme l'Ukraine avec des armes à longue portée pour frapper profondément en Russie, nous prendrons des mesures pour assurer nos défenses, y compris dans les territoires que nous contrôlons ou que nous pourrions devoir contrôler pour prévenir de telles menaces”. Cela suggère que des avancées territoriales supplémentaires pourraient être menées de manière réactive, par le biais de provocations telles que le déploiement de missiles. »

... Autrement dit : nous irons chercher la menace là où se trouve sa source. Cela ouvre de vastes horizons qui ne tiennent nullement compte des frontières de l’Ukraine ni de l’appartenance de certaines cibles à l’organisation militaire de l’OTAN.

Poutine en ‘Missus Dominicus

On peut aisément admettre que de telles affirmations confirment que Poutine a écouté et entendu les gens qui font partie du cercle de direction des affaires de sécurité, notamment au sein du Conseil de Sécurité et de Défense de la Fédération de Russie. Mercouris décrit bien le fonctionnement du pouvoir en Russie, avec Poutine qui a rétabli des coutumes traditionnelles.

Voici ce que Mercouris répond à Christoforou, qui évoquait des hypothèses évoquées de-ci de-là sur une fragilisation du pouvoir de Poutine, à cause de ce que certains observateurs (y compris non-Russes) jugent comme la trop grande faiblesse de sa politique par rapport aux nécessités de la sécurité du pays. Mercouris évoque souvent cette structuration du pouvoir suprême et la façon dont le “souverain” (voir plus loin les observations de Douguine) est conduit à écouter les différents avis pour faire une synthèse qui sera sa politique, – une “politique russe”...

« Non, je ne pense pas qu'il risque d'être remplacé. Je ne sais pas quels sont ses plans pour le prochain mandat, mais je veux dire, il y a une opinion qui gagne du terrain en Russie et qui s'exprime clairement au plus haut niveau au sein de l'élite, selon laquelle il s'est montré beaucoup trop conciliant.[...]

» Et la réaction de hauts responsables russes à son retour du sommet d'Anchorage a clairement montré qu'un groupe important au sein des hauts dirigeants russes n'est pas convaincu de l'utilité de maintenir ce dialogue avec Donald Trump et les Américains. Je pense donc qu'il subit une pression à ce sujet. Et comme je l'ai dit à plusieurs reprises, lorsqu'il s'agit de jouer cartes sur table, Poutine finit toujours par adapter sa position à la pression de la majorité. Et je pense qu'il existe désormais une nette majorité parmi les dirigeants russes et au sein du Conseil de Sécurité et de Défense qui le pousse à adopter une ligne plus dure. »

Ce n’est pas la première fois que Poutine effectue une telle correction de sa politique (« Poutine finit toujours par adapter sa position à la pression de la majorité »). Cela montre que, quelle que soit la forme de régime qu’on identifie pour la Russie, – et Dieu sait si les jugements varient, dans l’ambiance enfiévrée que nous connaissons et les idéologies dévastatrices qui s’affrontent et dont le jugement sur Poutine est un enjeu, – Poutine ne se conduit pas comme un dictateur, comme un Napoléon, un Hitler ou un Staline, auquel personne dans leur entourage n’osait développer une autre thèse que leurs politiques (Talleyrand le paya d’une sorte d’exil intérieur doré dans une fonction sans responsabilité, qu’il paya à son tour en changeant de parti pour celui de Louis XVIII en passant par les Russes, – en “trahissant”, disent certains).

Malgré le flot constant de haines et de médisances corruptrices lancé contre lui, surtout en Occident, et notamment chez les partisans de la Russie, on peut aisément admettre que Poutine se conduit en une sorte de ‘Missus Dominicus’ qui est le contraire d’un dictateur isolé et narcissique, horriblement oppressif ou affreusement faible. Mais qui est le ‘Dominicus’ ? C’est la doctrine des “Deux Corps du Roi”.  

La vision de Kantorowicz

C’est évidemment Alexandre Douguine qui s’impose pour expliquer l’acte de la doctrine des “Deux Corps du Roi” appliquée à Poutine. Son texte semble être une hagiographie absolument emportée – sinon délirante jugeront ceux qui ne l’aiment pas (ni Douguine, ni Poutine). Ce n’est pourtant pas le cas, et l’on pourrait parler, pour définir l’attitude de Douguine, des “Deux Corps du Philosophe”, – l’un qui exprime des opinions et des critiques indépendantes et libres de toute contrainte, où en nombre d’occasions il n’épargne pas Poutine ; l’autre qui s’incline devant la contrainte sacrée de l’exaltation de la continuité de la nation, de la communauté, de la civilisation, de la religion.

Ainsi voit-il Poutine, parce que sa principale vertu est d’avoir parfaitement ajusté l’homme (le “Deuxième Corps”)  à la fonction sacrée (”le Premier Corps”). Ainsi peut-on comprendre que l’homme (le “Deuxième Corps”) suive à propos d’une politique complexe où les choix ne sont pas évidents ses conceptions et ses instincts en fonction de son expérience et de ses intuitions, puis qu’il les modifie, les ajuste, lorsqu’il distingue (”le Premier Corps”) que la communauté de la nation s’est prononcée sans ambages pour cette correction.   

Douguine, donc :

« C’est là son rôle fondamental. Il ne tient pas seulement à sa position et à ses fonctions, car il existe différentes personnalités qui, une fois arrivées au sommet du pouvoir, en font des usages très divers. Certains pour le bien, d’autres pour le mal; certains pour la tyrannie et leur propre affirmation, d’autres, à l’inverse, vont trop loin dans la piété, oubliant la nécessité du côté redoutable du pouvoir d’État.

» C’est pourquoi les possibilités du Souverain Suprême sont en effet immenses, mais beaucoup dépend de la manière dont l’individu, détenteur du pouvoir suprême, correspond à la nature même de ce pouvoir. Et chez Poutine, c’est précisément en tant qu’homme que cette combinaison s’est révélée extrêmement heureuse, voire salvatrice, déterminante pour notre pays à l’époque où nous vivons.

» Il existe une tradition de la fin du Moyen Âge et jusqu’à la Réforme, étudiée par Ernst Kantorowicz, historien et philosophe politique remarquable. Il parlait du phénomène des “deux corps du roi”. L’un des corps est le corps individuel, l’autre — sa fonction de princeps, de souverain. Autrement dit, un corps — celui de l’individu, et l’autre — celui de cette fonction sacrée: être à la tête de la société, à la tête du système politique.

» Chez Poutine, nous voyons l’harmonie entre ces deux corps: entre l’individualité de Vladimir Vladimirovitch Poutine, avec son parcours et son histoire personnels, et le corps du Souverain Suprême de la Russie à une période critique et décisive. Et selon la façon dont ces deux corps interagissent, il en résulte soit un tournant heureux ou salvateur, soit, au contraire, un échec.

» Chez Poutine, nous voyons l’harmonie de ces deux subjectivités: la subjectivité sacrée du principat et le destin personnel, individuel, d’un homme issu des rangs de la sécurité, patriote, serviteur de sa Patrie à quelque poste que ce soit, même le plus modeste.