Poids et fou-rire du mensonge

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Poids et fou-rire du mensonge

7 août 2016 – C’est un tout petit instant qu’on doit désigner, si l’on va au fond des choses avec ironie et gravité à la fois, – deux choses qui vont si bien ensemble, – comme un instant formidable d’une vérité-de-situation essentielle de notre temps. Cela se passe le 4 août, à l’ouverture du briefing quotidien du département d’État, à Washington D.C. La chose a été largement diffusée, surtout par vidéo, mais aussi avec des textes accompagnant cette vidéo. Je vas m’attarder à la documentation de ce court instant parce que je crois que, dans cet instant, on trouve l’essence même de notre époque, – à la fois extraordinairement écrasée par le poids du mensonge que l’on désigne de façons différentes sur notre site, parce qu’il prend des formes différentes, – virtualisme, narrative, déterminisme-narrativiste notamment, – à la fois disposant de moyens exceptionnels de mise en évidence éclatante (pour ceux qui ont les yeux normalement ouverts) de ce mensonge et de son poids. (Bien entendu, c’est la système de la communication et son côté-Janus qui permet cet étonnant contraste de possibilités.)

Donc l’officier du service public qui est chargé de ce briefing, Mark Toner, arrive devant son pupitre et dit quelques mots pour introduire son briefing. Il est d’humeur guillerette, Toner, et ne cesse de rire dans ces premières secondes, – on apprendra que c’est son dernier briefing avant son départ en vacances, et alors tout cela et le reste se comprennent parce que si humain (“humain, trop humain”, doit penser son chef de service à cet instant, non ?). Puis après quelques échanges joyeux et ironiques, il songe à en venir au principal et Toner dit, se rappelant qu’il y a quelques stagiaires en plus des journalistes accrédités habituels :

« Je pense que nous avons quelques stagiaires au fond de la salle. Bienvenu. Je suis heureux de vous accueillir pour cet exercice de transparence de la démocratie... » ;

et là, il n’en peut plus, Toner, et part d’un éclat de rire absolument tonitruant, un fou-rire qu’il ne peut réfréner ni contenir, suivi par tous les journalistes, – car effectivement, désigner la communication gouvernementale à la presse d’“exercice de transparence en démocratie” est vraiment le sommet du mensonge comme définition de la pratique systématique du mensonge, – et tout cela d’un tel naturel que nul ne devrait s’y tromper me semble-t-il si l’on assez d’honnêteté et d’attention aux êtres, cet éclat de rire n’a rien de cynique, ni de méprisant, mais enveloppe bien une situation que tous, les journalistes, le public, lui-même, doivent servir et subir à la fois...

On voit la vidéo de cette intervention le 5 août sur Youtube, avec ce commentaire :

« Mark Toner, the deputy spokesman for the US State Department, literally burst out laughing at the idea of transparency and democracy during an official press briefing on Thursday, August 4th. »

Plusieurs sites de grands réseaux l’ont repris, avec texte et vidéo, par exemple Fox.News le 4 août et surtout le Washington Examiner le 4 août également, avec la vidéo bien sûr, mais un texte beaucoup plus long sur la façon dont le State Department traite la communication. J’en donne ici deux extraits, le second rappelant certaines autres occasions où le département a été pris en flagrant délit de bidouillages des information, – et je souligne en gras certains passages qui m’intéressent :

« A top State Department spokesman on Thursday boasted that his department is open and transparent, but could hardly finish the sentence before erupting in laughter. “Welcome to the State Department,” spokesman Mark Toner said. “I think we have some interns in the back. Welcome. Good to see you in this exercise in transparency and democracy.” Toner then burst out laughing at his own comments as reporters in the room laughed with him. “Sorry, I didn't mean to break out laughing there,” he said. The incident prompted Associated Press reporter Matthew Lee to say, “I thought it was an exercise in spin and obfuscation.” [...]

» The State Department has come under fire for years for failing to be as transparent as it claims. For example, it took several months for it to finally release the emails it had from former Secretary Hillary Clinton, which it only did pursuant to a court order. Then, State learned that thousands of additional emails that Clinton erased had been captured by the FBI. State has said it would release those as well, but has not given a timeline.

» This year, after it was discovered that one of its press briefing videos was altered, State Department spokespeople said immediately that it was just a “glitch.” Three weeks later, State finally admitted the video was altered intentionally, but it then said it had no further ideas on how to investigate how this happened. Only after Secretary of State John Kerry demanded a more thorough investigation did officials agree to look again, but eight weeks later, no progress has been made. »

On me pardonnera d’insister sur ce cas, mais je le trouve, dans son instantanéité et dans sa spontanéité, dans son poids symbolique, et paradoxalement dans son extrême transparence démocratique de la démonstration d’absence totale de “transparence dans la démocratie”, si complètement significatif et démonstratif, par rapport à ce que je voudrais en dire plus loin, et pour me permettre effectivement d’en dire plus, plus loin. J’ajoute donc la transcription écrite que le département d’État a donné de cette étonnant instant de vérité-de-situation, – et le lecteur pressé ou impatient peut passer directement au commentaire plus loin, il ne ratera pas une information essentielle, mais il n’aura pas le complément final de ce “dossier” qui est que la transcription écrite du département d’État n’a dans ce cas rien caché de cet étonnant instant “d’une extrême transparence démocratique de la démonstration d’absence totale de ‘transparence dans la démocratie’”, avec l’indication des rires (“laugher”), – sauf qu’ils auraient pu mettre à l’instant crucial de l’éclat de rire/fou-rire de Toner inextinguible, plutôt “insane-laughter” ... (Et l’on retrouve aussi l’inamovible Matt Lee, de AP, toujours prompt au sarcasme ; c’est lui qui remarque sur la fin “je croyais que c’était un  exercice en manipulation et en dissimulation”.)

Mr. Toner : « Hi guys. Happy Thursday. »

Question : « Thank you. »

Mr. Toner : « And what makes it even more special is it’s a Thursday in August, which means tomorrow – everybody want to join with me? »

Question : « No briefing... »

Mr. Toner : « True to our tradition, there will be – thank you, Matt – no briefing.

Question : « There will be one. »

Mr. Toner : « What was that, Said? »

Question : « There will be a briefing. An old one. »

Mr. Toner : « An old briefing. (Laughter.) Anyway, welcome to the State Department. I think we have some interns in the back. Welcome. Good to see you in this exercise in transparency in democracy. (Laughter.) »

Question [Matt Lee] : « Is that what it is? (Laughter.) I thought it was a... »

Mr. Toner : « Sorry, I didn’t mean to break out in laughter. (Laughter.) »

Question [Matt Lee] : « I thought it was an exercise in spin and obfuscation. »

Mr. Toner : « All right. Can you tell this is my last briefing before vacation? Anyway.

» Okay, let’s start...  »

On me pardonnera la longueur de cette introduction, mais vraiment, l’incident me paraît tellement significatif... Le porte-parole, Toner, est excité, il part le lendemain en vacances, en plus il est, comme c’est toujours le cas dans ces services de bureaucratie de la communication, surchargé de travail et par conséquent épuisé nerveusement puisque chargé d’une mission très délicate : manipuler les nouvelles et dissimuler les choses trop sensibles, devant notamment des vieux briscards type-Matt Lee, qui doivent être en plus des copains à qui, autour d’un café ou d’un bourbon, on ne dissimule rien de certaines pratiques qui font partie du job.

Ce qu’il m’importe de dire, c’est ma conviction qu’en cet instant si rapide, et qui semblerait si futile, on a, symboliquement et opérationnellement, un condensé d’une puissance extrême du drame que nous vivons aujourd’hui, dans cette époque sans équivalent et exceptionnelle : l’omniprésence du mensonge qu’il faut à la fois alimenter, servir, et diffuser comme si c’était le vrai, alors que, dans de telles occurrences où la chose est si flagrante, tout le monde sait qu’il s’agit de l’univers du mensonge total et totalitaire. Je ne partage pas du tout, certains commentaires qui ont été fait, notamment de la vidéo Youtube, selon lesquels ce rire, – qui est d'ailleurs un fou-rire incontrôlé, – du porte-parole est pour se moquer avec arrogance et mépris de ceux qui croient à cette fable de “la transparence démocratique”, et cela avec les complicités des journalistes, pour l’essentiel venus de la presse-Système ; pour moi, non, pas du tout, au contraire tous ces gens traversent un moment de lucidité sur ce qu’ils font, retrouvant un instant l’esprit critique qui importe... Je leur fais absolument crédit de cela, parce que je le ressens absolument, et il n’est question ici que d’une très forte conviction de mon chef devant le spectacle, les mimiques, les mines qu’on peut voir. Personne ne peut nous départager, mais je remarquerai que s’il s’agit de duplicité et de cynisme qui impliquent une certaine réflexion et du machiavélisme, c’est un bien grand risque et un risque bien sot de dévoiler ainsi que tout n’est que mensonge...

(A propos de cette remarque “dans de telles occurrences où la chose est si flagrante, tout le monde sait qu’il s’agit de l’univers du mensonge total et totalitaire”, je n’en dirais pas autant et même au contraire des pensées, jugements et conceptions plus larges, des concepts généraux, des analyses plus fouillées du côté des USA/bloc-BAO, c’est-à-dire du Système, où le plus souvent l’on croit que ce que l’on dit rencontre la vérité, oubliant que la matériel basique de tout ces exercices est le mensonge intégral et brut de fonderie, comme on le voit dans ce briefing. C’est qu’alors, dans ces occasions plus générales, l’intelligence de la raison-subvertie reprend le dessus et impose la conviction rationalisée ; cette attitude touche surtout les experts, hommes politiques et autres de cette trempe, y compris dans la presse-Système les commentateurs qui ne vont pas chercher les “faits”, tandis que les spécialistes de la communication sont ceux qui sont les plus susceptibles d’être confrontés au mensonge puisqu’ils manient le matériel, c’est-à-dire le mensonge brut.)

Ce que nous montre donc l’épisode, outre l’omniprésence du mensonge qui forme “le matériel de base”, c’est qu’à cet instant les jugements identifient justement cela. Mais on n’y peut rien pensent-ils évidemment, puisque le mensonge est omniprésent et qu’aucun être ne peut changer cette situation. (On peut en rire, comme ils font, se jugeant alors eux-mêmes avec une certaine dérision et, au fond, une piètre opinion d’eux-mêmes. Certains se révoltent et passent dans la dissidence, mais l’on voit que cela ne change rien et que le mensonge totalitaire continue à régner.)

Ici surgit à nouveau la question : qui ordonne ce mensonge totalitaire ? et ma réponse reste, imperturbable : personne d’humain, mais bien une volonté générale du Système contre laquelle on ne peut rien de façon opérationnelle et directe. (Pour cette raison d’illustrer ce que je crois être une vérité-de-situation, on voit des remarques, soulignés en gras dans le texte cité, de l’impuissance humaine à redresser certaines distorsions mensongères trop voyantes, dont on ignore même d’où elles viennent [« State finally admitted the video was altered intentionally, but it then said it had no further ideas on how to investigate how this happened »].)... Puis s’enchaîne alors, au-delà, l’autre question, encore plus fondamentale : qu’est-ce donc que ce Système ? Plus que jamais, je réfute la réponse mécaniste qui est la formation déterministe de cette machinerie, qui n’est pour moi que la description du processus, du moyen de la formation, de l’établissement de cette dictature, de la manufacture de la pression permanente du Système.

Pour moi, il y a une source fondamentale qui est la réponse du “pourquoi ?”, la cause fondamentale de l’existence de ce Système, agissant comme il le fait, dans le sens de la déstructuration-dissolution et imposant le mensonge total-totalitaire comme moyen. J’ai identifié déjà cette source comme étant “le Mal”, sans moyen d’aller plus loin dans la certitude (pseudo-certitude) de l’explication rationnelle, car là interviennent les questions fondamentales de conviction et de “foi” (autant de la part de ceux qui favorisent cette conception que de la part de ceux qui la réfutent), et l’argument rationnel n’est plus suffisant pour permettre un débat, – surtout lorsqu’on croit, comme moi, que la raison est en général, pour ceux qui y croient sans le redressement nécessaire que suggèrent l’esprit critique et l’expérience, rien de moins que la raison-subvertie qui est prisonnière du Système.

Là-dessus, l’incident décrit ici conduit à un autre propos, pas moins intéressant, qui est le poids du mensonge, et qui suggère puissamment les limites de l’empire du Système sur ceux qui sont zombies-serviteurs directs ; car, à certains moment, et le plus souvent involontairement et inconsciemment, le zombie l’est un peu moins et tend à se révolter contre sa condition de serviteur, imposant une charge de tension terrible et affreusement contradictoire à sa psychologie... Je veux dire que le mensonge, lorsqu’il est aussi flagrant, aussi impudent, et lorsqu’il est  répété à l’infini sans souci de la dignité de l’esprit et des exigences du caractère, finit par peser d’un poids insupportable. Même si l’on identifie pas la cause de ce poids, sa charge ne cesse de peser ; et, de même que la cause de cette charge n’est pas clairement identifiée (plutôt inconsciemment soupçonnée), de même les réactions qu’on distingue parfois, et même de plus en plus souvent à mesure que monte la tension, provoque des instants de révolte qui n'emploie pas les cvhemins habituels de la révolte, qui s’expriment de différentes façons, et notamment par de soudain emportement d’ironie et d’humour devant ce qui paraît à la fois insupportable et ridicule dans son mépris impudent des choses vraies, aboutissant au fou-rire soudain de Toner, que tout le monde comprend parfaitement, au quart de tour, nul ne doutant chez ces journalistes que tout le monde participe à un simulacre grossier de démocratie, – donc formidable instant de vérité-de-situation.

C’est pour moi une chose avérée et qui joue un rôle considérable, – impossible à vraiment identifier, ni à mesurer certes, – dans la dégradation accéléré du Système, et l’installation du chaos de la communication. (Voir les présidentielles USA-2016, et notamment le parcours de Clinton.) Le poids du mensonge permanent, charge inconsciente mais terrible à supporter, mine les psychologies, érode les volontés et les caractères, fragilise infiniment les certitudes, et contribue immensément à la déconstruction-dissolution du Système en cours. Le poids du mensonge dans sa signification quasiment éthique (et inconsciemment éthique pour la plupart d’entre nous et d’entre eux) est quelque chose qui rend psychologiquement malade, sinon conduit certains vers la folie. La matériel humain n’est pas fiable à cet égard, malgré ses imperfections sans fin, ses lâchetés, ses faiblesses, et cela finira par mettre le Système dans une position délicate, lui qui pèsede tout son poids et exige toujours plus. S’il veut sauver sa peau cliquetante et cuirassée, le Système a intérêt à installer vite fait les robots brillantissimes que lui proposent les zélotes du dieu-Progrès qui dirigent Google, Apple & Cie, avant qu’eux-mêmes (les zélotes) ne s’effondrent, psychologies épuisées à leur tour, et ne prennent de longues vacances dans des établissements psychiatriques très chics et où l’on fréquente du beau monde, avec entonnoirs dernier cri sur la tête.