Plongée dans l’autre monde

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Plongée dans l’autre monde

21 octobre 2017 – Involontairement, je veux dire sans plan préconçu, presque par hasard mais aussi poussé par tel ou tel événement (peut-être l’affaire de la Catalogne), je me suis aventuré à regarder presque dans leur intégralité, disons pendant une petite semaine, quatre ou cinq jours, l’un ou l’autre JT de grandes chaînes populaires, – je crois me souvenir qu’il y avait TF1, France 2, RTBF, des choses comme ça.

(Je mets à part les chaînes d’information, de CNN à LCI, à RT, etc., avec des nuances diverses et extrêmes, – ça se discute selon l’origine, avec le cas particulier des réseaux russes qui sortent de l’infosphère du bloc-BAO. Mon propos n’est pas là puisque je parle de ce cas involontaire où j’ai regardé ces JT un peu comme si j’étais de cet autre monde des gens “normaux” qui suivent ces choses passivement, et jugeant en toute bonne foi être ainsi informés. Les chaînes d’information continue font partie du même monde que ces JT, celui de ce que je nomme “presseSystème” ; simplement l’horreur dont je parle sur cette page est plus diluée et, dans les innombrables émissions il y a parfois de brefs rayons de lumière qui vous font croire que tout n’est pas absolument noyé dans la boue monstrueuse de cette évolution à rebours, de cette chute absolument catastrophique qu’est cet “autre monde” où j’ai aventuré mes sens affolés en protégeant mon âme.)

Je n’avais plus fait ça depuis des années, je dirais même depuis près de deux décennies, à peu près exactement avec l’apparition d’un courant d’information sérieux dans sa diversité sur l’internet (clairement présent lors depuis la guerre du Kosovo du printemps 1999). Cette expérience involontaire m’a stupéfié et bouleversé à la fois. J’ai soudain réalisé, sans préméditation, involontairement je le répète mais ce sont les expériences les plus significatives, qu’une fraction importante du public de nos contrées universelles (du pays, du continent, du monde, que sais-je), et sans nul doute une fraction majoritaire, n’avait que cela comme source d’information, par habitude, confort, laisser-aller, passivité, manque de curiosité, paresse, désintérêt, etc. Je répète les mots : “stupéfié et bouleversé à la fois”.

Littéralement, je me suis retrouvé dans un autre monde dont j’ai pu mieux mesurer la singularité et le caractère absolument étranger à ce que je connais, en allant à l’extrême inverti de sa médiocrité et de sa bassesse voulues par la pression de quelques forces extraordinaires. Les JT courants sont effectivement ce qu’il y a dans l’information et la communication de plus extrême, dans les registres de la médiocrité et de la bassesse résultant de l’inversion qui ordonne le tout, dans l’organisation en réseaux et le contenu de ce que je nomme de façon générale “la presseSystème” du cadre général et impératif du Système. Ils livrent une synthèse dépouillée du moindre doute, de la moindre nuance, du message qu’ils ont le devoir de livrer, effectivement, – selon mon hypothèse, – sous “la pression de quelques forces extraordinaires”.

On lit que j’insiste bien sur cette expression présentée comme hypothèse (“la pression de quelques forces extraordinaires”), après avoir répété cette évidence qu’on devine bien entendu, selon quoi cet “autre monde” n’a rien, absolument rien de commun avec celui que je fréquente chaque jour dans mon travail d’exploration, de recherche des informations, pour nourrir ma réflexion et mes écrits par conséquent. L’évolution est stupéfiante et bouleversante par rapport aux époques où moi-même, je suivais assez régulièrement ces JT, disons jusqu’aux années 1970 et 1980, avec cette période intermédiaire, ce “sas de décompression” des années 1990 où les moyens et les capacités de la perception ont scindé le monde en deux mondes différents. (Mais peut-être devrais-je écrire, selon ce qui suit : “sas de surcompression” ?)

Ce que j’ai vu durant ces quelques émissions, je veux dire encore plus dans l’esprit de la chose, la forme des présentations, le ton même de ces présentations, – tout cela valant pour l’écrit de la même presseSystème, bien entendu, – représente une telle étrangeté, avec une telle distance, une telle rupture par rapport au monde où je me trouve ! En d’autres mots et pour enfin situer ma position et mon jugement : vue de notre monde de la dissidence antiSystème, ce n’est pas une décadence que nous montre cette presseSystème au sens large, là où nous en sommes, c’est un effondrement, une chute extraordinaire dans le Trou Noir de la difformation totale de l’espèce humaine du point de vue de sa perception, donc de sa pensée, de son jugement, de son esprit.

Alors, la question est d’autant plus intéressante : d’où cela vient-il ? J’en reviens au membre de cette phrase écrite plus haut : “en allant à l’extrême inverti de sa médiocrité et de sa bassesse voulues par la pression de quelques forces extraordinaires”. Cela signifie, on l’aura compris et on aura également reconnu mes positions habituelles, que je ne crois absolument pas à l’existence à l’origine du processus d’une entreprise humaine organisant comme autant de tentacules des réseaux secrets d’influence, de censeurs, d’émetteurs de consignes pour coordonner cette évolution vers un système de communication qui est, dans ce cas, totalement acquis à l’œuvre de subversion et d’inversion, déstructuration et dissolution, que mène le Système.

(On sait bien que cette désignation de la responsabilité énorme du système de la communication doit être nuancée quasiment au même niveau de puissance par son effet-Janus qui lui fait jouer un rôle équivalent en puissance, et opposé en tendance, du côté du monde des réseaux où évolue un ensemble disparate que je nomme, pour la facilité et selon une démarche absolument mimétique, “presse-antiSystème”.)

Rétrospectivement me revient en mémoire une anecdote, pourtant relevant du classified à l’époque, qui éclaire mon propos sur la cause de cette évolution, sans rien nous dire de l’essentialité de cette cause pourtant. Je passe les détails pour arriver à cette confidence d’une source absolument crédible, un confident me rapportant une scène lors d’une visite “opérationnelle” à la Maison-Blanche, du temps de Clinton avec Sandy Berger comme conseiller de sécurité nationale et directeur du NSC, dans l’Operation Room où l’on suivait une phase particulièrement critique de la guerre civile en ex-Yougoslavie, en Bosnie, – ce devait être autour de 1996-1997... Ce confident me rapporta sa surprise d’avoir vu un certain nombre d’écrans TV, tous branchés, tous qui ne diffusaient qu’une seule chose : CNN, alors considérée comme le réseau d’information le plus regardé.

“Leur idée, me dit mon confident, c’est que CNN est leur référence principale en fait d’information, et quasiment pas la CIA, les services de renseignement divers, tout le flux de l’information classifiée, etc. La politique, l’action qu’ils élaborent dans la salle d’opération est déterminée prioritairement en fonction de ce qui est dit au public, de façon à s’aligner sur cette perception et à captiver le public en allant au-devant de sa propre perception”. Cette confidence marquait l’évolution décisive dans ces années-là entre la fin du communisme et la fin du siècle, ce que j’ai nommé plus haut le “sas de surcompression”, l’évolution décisive des JT, de la presseSystème et de la communication du Système, mais aussi pour moi-même face aux réseaux s’ouvrant à la création d’une “presse-antiSystème”.

On retrouve cette même absence de politique de sécurité nationale dans la fameuse séquence glorifiée par tous les conteurs de complots et dénonciateurs d’un plan global d’hégémonie, à partir des confidences du Général Clark qui furent largement interprétées comme le contraire de ce qu’elles disaient ; avec notamment ce dialogue de Clark rencontrant au Pentagone, autour du 20 septembre 2001, un ancien subordonné affecté à l’état-major général :

« “Général, venez avec moi pour que nous puissions échanger quelques mots”. “Mais j’imagine que vous êtes trop occupé”, dis-je. “Non non, dit-il, nous avons pris la décision que nous allions partir en guerre contre l’Irak”. Je lui répondis : “Partir en guerre contre l’Irak ? Pourquoi ?” Il me dit, “Je ne sais pas. J’imagine qu’ils ne savent pas quoi faire d’autre”. Alors, je lui dis : “Eh bien, ils ont dû trouver quelques informations liant Saddam et al-Qaïda ?” “Non non, dit-il, il n’y a rien de nouveau à cet égard. Ils ont juste pris la décision de partir en guerre contre l’Irak.” Il poursuivit : “J’imagine que c’est parce que nous ne savons pas quoi faire à propos du terrorisme, mais comme nous avons une bonne armée et que nous pouvons faire tomber des gouvernements... J’imagine que si vous avez un marteau comme seul instrument de riposte, tous les problèmes doivent être interprétés comme des clous...” »

Ce que je veux proposer avec ces deux anecdotes qui sont illustratives et exemplaires bien plus que des exceptions, c’est que les pouvoirs se sont subordonnés à la perception du public pendant cette période du “sas de surcompression”, tandis que la perception du public suivait naturellement la politique du pouvoir sous la forme de narrative développées par le pouvoir. Ainsi s’installa une sorte de “modèle” d’une complicité inédite, conduisant à la création d’un “autre monde” par la communication : chacun suit l’autre comme si l’autre était la cause, et dans cette sorte de cercle vicieux qui n’est pas exempt de fissures se glissent des impulsions malignes sinon diaboliques qui sont nécessairement de désordre, de déstructuration, et à première vue inexplicable par la raison ; certes, on laisse plus tard les théoriciens s’étendre sur tel ou tel concept... “Chaos créateur” par exemple, ou bien pétrole, ou bien “Saddam se prépare à abandonner le dollar pour vendre son pétrole”, etc. ; tout cela est juste mais rien de tout cela ne s’impose comme la cause première. Effectivement, quand on ne sait pas quoi faire immédiatement après l’attaque du 11 septembre, – qui pourrait d’ailleurs avoir été provoquée, naturellement, – et que le cri vient naturellement “Nous sommes en guerre !”, l’Irak en quelque sorte tombe sous le sens.

J’entends par là que toute cette recherche rationnelle des causes et de leurs effets, à considérer dans un sens ou dans l’autre, n’a qu’une importance très secondaire au regard de ce flux extraordinaire de communication qui capture les pouvoirs et le public des pouvoirs, dans une sorte de complicité qui conduit les deux dans une sorte de Trou Noir, dans un autre monde. Ce tourbillon, tourbillon crisique avant l’heure, a comme effet de pulvériser la raison comme maîtresse des événements et de réduire la prétendue maîtrise par le sapiens de ces événements à une illusion de communication. Ainsi s’est créé, de toutes pièces, un deuxième monde, où les références qu’on y a installé renvoient à des utopies inverties, où toutes les expériences extrêmes et folles sont les bienvenues, où la réalité est pulvérisée après avoir été bannie, où ce qui est le plus extrême et le plus fou est ceci qui reçoit le meilleur accueil.

L’épisode ultime de ce processus s’est produit autour de 2013-2014, l’expérience ukrainienne en étant l’application opérationnelle, avec notamment le déterminisme-narrativiste comme nouveau souverain des perceptions et des esprits. De leur côté, les dissidents doivent, pour protéger leur monde de cette infection-inversion de l’esprit, se lancer dans une enquête qui est aussi une quête, pour les vérités-de-situation qui éclairent et dénoncent au regard des dieux le simulacre. Aujourd’hui existent donc ces deux mondes, dont la coexistence est impossible, qui sont conduits à l’affrontement, chacun avec sa méthode. (Les dissidents doivent choisir le “faire aïkido”, ils le savent bien.)

C’est là mon hypothèse... Aucune force humaine n’a pu suffire à susciter cette situation que nous connaissons aujourd’hui, où l’effondrement d’une contre-civilisation devenue simulacre, dont la puissance égale celle des dieux, doit être absolument accomplie, et cela très rapidement ; et cet effondrement étant en train de se faire sous nos yeux, avec la contre-civilisation enfermée dans une autre sorte de “sas de surcompression“, cette fois vers le Trou Noir, enfermée dans ce fameux “deuxième monde” où je me suis aventuré ces derniers jours.

Il n’y a pas de phénomène plus “stupéfiant et bouleversant” que la rapidité avec laquelle se fait ce phénomène ; la rapidité avec laquelle évoluent, non pas tant les choses que les esprits et les psychologies qui leur sont liés. L’effondrement de l’esprit, du caractère, du jugement, de la perception, de l’intuition, un effondrement un peu comme celui des artefacts technologiques les plus puissants comme l’avion-mythique, le simulacre-JSF, est un spectacle diluvien qui ressuscite les anciennes aventures héroïques des Temps Anciens où le Dragon était terrassé, où le “divin Ulysse l’endurant” résistait au chant des sirènes, où “Achille aux pieds légers” faisait trembler les murailles de Troie de son empreinte de demi-dieu.

Il n’est pas aisé de dévoiler et de mesurer la chose mais je vous promets que nous sommes dans des Temps héroïques où nous retrouvons les vertiges des premiers affrontements de l’histoire du monde. Ne vous étonnez pas alors si je fais intervenir dans ma cosmogonie personnelle des acteurs qui sont les maîtres et dont la définition précise est si difficile à énoncer, – par exemple, ces “forces extraordinaires” qui parviennent à imposer aux créatures du Système, décidément prisonnières de ce monde que je ne veux pas connaître, cette bassesse et cette médiocrité qui sont comme la signature de leur inversion.