Panique à bord

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Panique à bord

11 mai 2021 – Souvenir, souvenir... Un des événements les plus importants pour moi dans l’élection de Mitterrand du 10 mai 1981, – je rappelle aux esprits légers qu’elle eut 40 ans hier, – se situa à l’OTAN. A cette époque, j’étais encore bien vu dans cette sympathique organisation qui n’était pas encore envahie par tant d’alliés d’infortune flairant le magot. J’avais quelques bons amis, dont un bien placé à la communication, un vieux dur-à-cuire parlant une bonne demi-douzaine de langues, et qui était déjà complètement de nationalité otanienne avant même que tout ce bazar soit transféré de France en Belgique. Il m’avait pris en amitié et se fichait bien de mon orientation politique à venir ; il y avait, comme ça, parfois, des vieux dur-à-cuire otanien qui ne vous saoulait pas avec le politiquement-correct de l’OTAN. (*)

Pour lui, l’événement le plus important de cette élection de Mitterrand fut la visite impromptue et terriblement amicale que lui rendit le vice-président George H.W. Bush (disons le VP Bush-père), le 24 juin. Quelques années plus tard, évoquant vaguement ce souvenir, mon vieux dur-à-cuire otanien me glissa, énigmatique et l’air de rien : “On l’a échappé belle”. Cela demandait des explications et cela me valut un déjeuner hors de la cantine du Quartier-Général, dans un joli restaurant d’Evere.

Il faut se rappeler que cette époque de l’arrivée de Mitterrand était terriblement tendue, pour plusieurs raisons. J'en rappelle rapidement quelques-unes :

• La Russie d’alors, prisonnière de l’URSS, était engagée militairement en Afghanistan depuis décembre 1979 ;
• depuis 1979, l’Iran vivait sous la loi des mollahs et dans la malédiction de l’Occident ;
• depuis août 1980, la Pologne vivait dans la folie Solidarnosc-Walesa et l'URSS s'interrogeait à propos d'une intervention ;
• entre l’URSS, l’Europe et les USA grondait depuis 1977 et officiellement depuis 1979 (double décision de l’OTAN) la plus grave crise de la fin de la Guerre Froide, celle des euromissiles, jusqu’au paroxysme de 1983-1984, et brusquement interrompue par l’entrée en scène de Gorbatchev, le 9 mars 1985.

C’était alors une sacrée, une incroyable tension qui menaçait tout l’édifice de l’“équilibre de la terreur” et faisait craindre la possibilité d’une guerre nucléaire totale, que soulignaient les grandes manifestations pacifistes antinucléaires, aux USA et en Europe (dans les deux Allemagnes) en 1981-1983. A cela s’ajoutait, dans les coulisses et ce qu’on sait moins, une très difficile situation du pouvoir américaniste.

L’élection de Reagan (entrée en fonction en janvier 1981) signifiait un tournant radical vers une politique de sécurité nationale terriblement durcie. Cela impliquait la mise en place d’une nouvelle équipe, chacun des dirigeants devant trouver sa place et son territoire en se coordonnant avec les autres, puis la mise au point de cette nouvelle politique. Brutalement, tout l’échafaudage de l’édifice en construction vacilla le 30 mars 1981, lorsqu’un homme tira sur le président Reagan. Rapidement, on assura qu’il s’agissait d’une blessure légère alors que Reagan se trouvait encore et toujours sur le billard. On lui fit faire ensuite, quelques jours plus tard, quelques signes de la main de sa chambre d’hôpital ; il quitta triomphalement ce même hôpital pour sa convalescence le 17 avril, alors que sa popularité grimpait en flèche. La réalité, on le sut plus tard, était que la blessure était sérieuse, qu’elle fut longue à guérir hors de l’hôpital, et même, dirent certains, qu’elle laissa des séquelles.

Le jour de l’attentat, il y eut un couac colossal. Le secrétaire d’État Haig prit sur lui d’annoncer la nouvelle et conclut : « I’m in charge », comme s’il était le remplaçant temporaire de Reagan. En réalité, le ministre des affaires értrangèrees, ou secrétaire d’État,  est le troisième sur la liste de succession (temporaire dans ce cas) en cas d’incapacité temporaire ou définitive du président, le vice-président et le Speaker de la Chambre étant le premier et le second. Tous les deux étaient parfaitement disponibles pour cet intérim, et particulièrement Bush-père, en tant que VP. Il s’ensuivit une période très incertaine de plusieurs semaines ; rapidement tout de même, Bush-père assura sa position comme directeur de la task-force temporaire qui, à la Maison-Blanche, assurait l’intérim.

Dans ce cadre, les relations entre Bush-père et Haig, déjà assez médiocres, se tendirent dramatiquement. Bush-père, un républicain modéré, réagit durement à l’incursion de Haig, un républicain belliciste ; Bush-père, il avait déjà donné, ayant été victime d’une cabale bureaucratique de cinq avant, du secrétaire à la défense d’alors, notre ami Rumsfeld, qui crut l’écarter d’une probable course à la présidence de 1980 (assumant que Ford serait élu/réélu en novembre 1976) en le faisant rappeler de Chine et nommer à la tête de la CIA cette même année 1976. C'est ainsi qu'en attendant le rétablissement complet de Reagan, un état de guerre froide bureaucratique exista entre Bush-père et Haig, qui fut finalement remporté par le premier (Haig, par ailleurs de plus en plus isolé, capitula en 1982 et démissionna).

On était donc en plein dans l’épisode paroxystique de cette bataille bureaucratique lorsque, le 10 mai, Mitterrand fut élu président.

“Comme d’habitude, les Américains n’ont rien vu venir, bien trop occupés à leur baston interne. Ils ne lisent ni les dépêches de leurs ambassades, ni celles de leurs chefs de station de la CIA”, m’expliqua mon ami, le vieux dur-à-cuire otanien. “Alors, imagine leur fureur tétanisée, voire leur terreur tout court lorsqu’ils ont découvert que Mitterrand élu président était aussi socialiste, puis, quelques jours plus tard, qu’il prenait des communistes dans son gouvernement, tout cela faisait naître des images fantasmagoriques de blindé soviétiques fonçant sur Paris ! Pourtant la bureaucratie concernée, la CIA, tout le monde le savait depuis des mois sinon des années, que le socialiste Mitterrand pouvaiut être élu et qu'il prendrait des ministres communistes, mais cela n’intéressait personne parce qu’on avait bien d'autres choses à suivre d'un plus haut intérêt, dans les bagarres internes”.

Haig fut là aussi, pour l'élection française, le plus rapide à intervenir. Il faut dire qu’il venait du poste de SACEUR (commandant en chef des forces alliées [OTAN] et des forces US en Europe), quitté en 1979. “Haig a fait marcher ses réseaux, il gardait beaucoup de contacts, à Bruxelles, à Ramstein, à Stuttgart et il a alerté quelques généraux, sans même passer par Weinberger” [le secrétaire à la défense]. Haig ne voyait rien de moins que la préparation d’une intervention armée US en France ! résuma ironiquement mon interlocuteur et informateur.
“Est-ce possible ?”, dis-je, un peu interloqué.
“Dans la bureaucratie des Yanks, tout est possible, dans tous les cas en théorie, pour la planification, et même... Il y a eu des bruits, certaines unités US mises en alerte, etc. Là, on est dans la spéculation autant que dans l’info, hein”. Puis mon ami, me regardant, avec quelques secondes de silence, un sourire narquois et haussant les épaules, mais pas mécontent de son effet :
“Enfin, bon ! On s’est tout de même vite aperçu de ce que tramait Haig, qui en fait avait comme but d’élargir le territoire de son pouvoir plutôt que celui des États-Unis en Germanie. Il n’empêche, on peut très bien lancer des aventures de dingue de cette façon.”

Bush-père riposta aussitôt. Il alla voir le président qui ne marchait que sur une patte et lui demanda de lui laisser s’occuper de cette affaire, qu’il fallait contrôler Haig. Les deux conclurent qu’il était du meilleur goût et du jugement le plus avisé de désamorcer toutes les mines anti-personnel posées par les faucons qui ne demandaient qu’à soutenir, voire à pousser Haig (on y trouvait déjà de futures vedettes neocon comme Richard Perle au Pentagone). Pour tout cela, une mission du plus haut niveau serait lancée auprès de Mitterrand pour lui demander diplomatiquement qu’il rassurât ses amis washingtoniens. Bush-père proposa de se charger lui-même de la chose ; le demi-président approuva et poussa un soupir de soulagement.

“Je n’en sais pas tellement plus, et j’ignore si Bush informa Mitterrand des circonstances de coulisse. Le contact entre les deux hommes fut excellent je crois, malgré l’extrême sensibilité de Mitterrand à la question de la souveraineté nationale. Alors oui c’est-à-dire peut-être, je crois que Bush, qui est un maître en diplomatie, a dû lui glisser quelques mots dans le sens du poil, quelques mots à double sens, uniquement pour le secret commun des deux hommes, pas un mot à quiconque, tu vois ? Avec un Florentin comme Mitterrand, cela ne pouvait que marcher...”

Tout cela qui m’était rapporté alors que l’équipe Reagan était au terme de son mandat et que Bush-père s’apprêtait à suivre, fut assorti d’un “Just For Your Ears”, – ne rien écrire mais le savoir, dans tous les cas pour la séquence en cours. Je crois qu’il y a prescription, d’ailleurs mon vieil ami nous a quittés depuis longtemps et nul ne saura rien de lui. Simplement, le souvenir de cette conversation enterrée dans la brume de l’oubli m’est revenue pour ces quarante années du souvenir, et l’on peut après tout, si l’on veut, la tenir pour des propos de restaurant du commerce. 

Je suis tout de même conduit à penser que tout cela, si c’est le vrai, a peut-être à voir avec l’estime réciproque et l’amitié qui se concrétisèrent dans leurs rapports lorsque Bush-père fut devenu président, en 1989-1992, tandis que le vieux Mitterrand restait dans les limbes que dispensaient ses fonctions royales. Je pense aussi que cette sorte de coup de fièvre bureaucratique et dissimulée du printemps 1981 préfigurait déjà la folie de 9/11 et de ce qui a suivi, et où nous sommes plus que jamais, jusqu’au cou, simplement avec la démence qui change de forme et se choisit des sujets de plus en plus abracadabrantesques si c’est possible, – et démence toujours mais plus que jamais, toujours plus, désormais inarrêtable, comme cow-boy en goguette et train à très-grande-vitesse folle...

Et puis, en Post-Scriptumsur un mode plus personnel... Je dirais que je rapporte cette saillie originale pas seulement par l’attrait de l’occasion d’une commémoration. Dans les divers entretiens en célébration de ces derniers jours et des jours qui vont et viennent, on entend parfois, rappelées en goguenardant parmi les bobos wokenisés qui se retrouvent deux fois Vingt Ans Après, et qui moquent ces terreurs d’antan eux qui n’ont peur de rien, – donc on entendit dans ces propos de comptoir plusieurs fois évoquées les craintes qu’eurent certains de voir, à la suite de Mitterrand, “les chars russes descendant les Champs-Élysées”, guidés par les ministres communistes. On moque à cet égard le ministre giscardien Poniatowski, homme de grand secret, ami de “Porthos”, dit Alexandre de Marenches pour la direction du SDECE qu’il assuma, et créateur du Safari Club.

Lors de la conversation que je rapporte, j’avais rappelé cette anecdote qui traînait encore dans les mémoires à mon dur-à-cuire otanien, en matière de plaisanterie quoiqu’un peu pince-sans-rire ; et pour lui dire, brusquement angoissé au bout de la plaisanterie brusquement pincée : “Les Ricains, les cow-boys, ils n’ont tout de même pas cru à ça, non ? Les chars russes sur les Champs-Élysées ! Dis, sérieux ?”. L’autre m’avait regardé, énigmatique et mi-figue mi-raisin : “Qui peut dire... On serait surpris.”

Je comprends mieux pourquoi les bobos postmodernes-déconstructeurs les trouvent si formidables aujourd’hui, les Ricains, les Yanks comme disait mon dur-à-cuire otanien. En fait de simulacre, c’est juste leur pointure.

Note

(*) Je le dis sérieusement, hors contexte : à l’OTAN aussi, il y a 40-50 ans lorsque j’y fus accrédité comme journaliste jouant à l’enquêteur, on était bien plus libre de parole qu’on ne l’est devenu, hier et aujourd’hui, disons depuis la guerre du Kosovo de 1999 et le 9/11 de 2001. Bien qu’en terre étrangère, sinon ennemie, je ne m’y sentais jamais prisonnier.

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