On demande capitulation sans condition

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On demande capitulation sans condition

3 avril 2003 — C’est le signe le plus sûr que les choses vont mal à Washington (sans que cette appréciation préjuge en quoi que ce soit de la situation sur le terrain, et même au contraire dans bien des cas — il faut absolument séparer les deux situations, la réalité à Bagdad et la virtualité washingtonienne ; mais il est de fait que les décisions sur la conduite de la guerre, le contrôle de la puissance, se font dans le Washington virtualiste, en fonction des soubresauts de Washington virtualiste). L’exigence de “capitulation sans condition”, lorsqu’elle apparaît dans le langage politique washingtonien dans le cours d’une guerre, c’est le signe de l’infortune de cette guerre dans son destin intérieur, à Washington même, dans les élites.

Avant-hier, Rumsfeld a présenté cette exigence de manière impérative, comme s’il était le président en quelque sorte, — en réponse à une question d'un journaliste. Voici ce qu’en dit l’agence Reuters (avec les restrictions d’usage sur ce type d’utilisation), qui fut le premier organe d’information à communiquer cet aspect de l’intervention de Rumsfeld.

« Defense Secretary Donald Rumsfeld said on Tuesday the only discussions the United States and Britain would hold with President Saddam Hussein's Iraqi government would be for its unconditional surrender.

» During a Pentagon briefing, Rumsfeld accused officials of the Iraqi government of spreading rumors that the U.S.-led invasion force in the Iraq war had entered into a cease-fire negotiation with Saddam's government. ''Their goal is to try to convince the people of Iraq that the coalition does not intend to finish the job. Since this broadcast is sent into Iraq, let me say this to all Iraqis who are listening: The regime is not telling the truth. There are no negotiations taking place with anyone in ... Saddam Hussein's regime.''

» Rumsfeld added: ''There will be no outcome to this war that leaves Saddam Hussein and his regime in power. Let there be no doubt, his time will end, and soon. The only thing that the coalition will discuss with this regime is their unconditional surrender.'' »

L’idée d’avancer l’exigence de reddition sans condition avait été exposée déjà par William Safire, dans un article du 27 mars. Safire proposait cette idée comme une façon d’empêcher l’“affaiblissement moral” possible des USA (c’est-à-dire l’abandon de l’option belliciste).

«<> Helping to advance Saddam's purpose of survival — from our view, peace without victory — is the latest Saudi call for negotiation. As the allied army inexorably moves through sandstorms toward Baghdad, Saudi Crown Prince Abdullah aids Saddam by echoing the Arab League's demand for withdrawal with his plea that we return to the Security Council for another round of appeasement.

» How should we counter Saddam's strategy of using killers in civilian clothes to enforce resistance, and his tactic of horrifying television viewers in the U.S. by inviting and inflicting civilian deaths? How do we overcome the terrorized Iraqi population's fear of an outcome in which Saddam again snatches survival and revival from the jaws of defeat?

» The answer is to adopt the proposition set forth by Gen. U. S. Grant in our Civil War, and Roosevelt and Churchill in World War II: declaring irrevocably that the only acceptable end to hostilities is unconditional surrender. »

Les références de Safire sont approximatives, comme d’habitude avec lui. L’acte décisif de Lincoln n’a pas été l’exigence de reddition sans condition mais l’adoption de l’Acte d’Emancipation de l’esclavage (fin 1862, annoncé en 1863). Le résultat a été similaire : une lutte sans merci d’un adversaire n’espérant plus ni clémence ni compromis. Dans les deux cas, les décisions correspondaient à une situation très délicate à Washington  :

• En 1862, le Nord essuyait défaite sur défaite et l’unité de cette partie du pays était sur le point de céder. Les généraux de Lincoln (McClellan) étaient parfois très proches des confédérés et négociaient avec eux. Lincoln annonça l’Acte d’Emancipation pour galvaniser les énergies, refaire l’unité, donner une grande Cause au public. Il réussit et sauva la situation à Washington. Le reste suivit sur le terrain.

• Début 1943, Roosevelt annonça l’exigence de capitulation sans condition. Safire, propagandiste sans guère de culture, y ajoute Churchill parce qu’on ne peut écrire une phrase martiale aujourd’hui à Washington sans citer Churchill (c’est l’apport US aux special relationships). En réalité, FDR fut seul à prendre cette décision et tout le monde, y compris Churchill, y compris ses généraux, la déplora complètement. La décision de FDR suivait le même but que Lincoln : regrouper le soutien de Washington à la guerre, à un moment où ce soutien chancelait dangereusement et où lui-même, FDR, se jugeait en position d’être politiquement isolé dans sa capitale. (Voir dans notre analyse du livre “The New Dealer’s War” le passage consacré à cet aspect de l’action de Roosevelt)

Une féroce bataille interne

L’intervention de Rumsfeld a été présentée et commentée, hier, par le Herald Tribune. L’article observait deux choses, effectivement remarquables :

• Il est tout à fait inhabituel que cette exigence de capitulation sans condition soit émise par un ministre. D’habitude, parce que cette décision est d’une considérable importance, cela est présenté par le président.

• L’annonce de l’exigence de capitulation sans condition a été accompagnée d’une contre-attaque d’une exceptionnelle vigueur, de la part de Rumsfeld et du président du JCS, le général Myers, contre ceux qui critiquent les plans de guerre, à Washington et dans la hiérarchie militaire, y compris celle qui est sur le terrain.

Certaines des conditions de cette intervention des deux hommes paraissent extraordinaires et hors des usages. La force et la véhémence de ces déclarations sont complètement inhabituelles, même pour Rumsfeld, et certes pour un temps de guerre qui suppose l’unité (particulièrement dans les rangs des militaires).

« Defense Secretary Donald Rumsfeld called Tuesday for Iraq’s unconditional surrender, and he joined the chairman of the Joint Chiefs of Staff in an unusually spirited defense of the Pentagon plan to defeat Iraq. In a comment that seemed surprising coming from a defense secretary — historically, such words have generally come from the president, the nation’s commander-in-chief — Rumsfeld said, ‘‘The only thing the coalition will discuss with this regime is their unconditional surrender.’’ His comment came at a critical point. U.S.-led forces continued air and ground assaults to prepare for the pivotal battle against the Republican Guard around the capital. ‘‘Bigger pushes’’ would come soon, said General Richard Myers, the chairman of the Joint Chiefs. Both he and Rumsfeld responded sharply to new criticism, from within military ranks and from retired officers, that the war was launched too soon, and with insufficient resources. A colonel quoted by The New York Times suggested that the defense secretary wanted to have a ‘‘war on the cheap.’’

» The unusual degree of second-guessing from within the military — with the war barely two weeks old — has angered those responsible for the war’s planning, and at a Pentagon news briefing, Rumsfeld and Myers lashed out at the critics in unusually animated fashion. Myers, normally reserved and understated in his public appearances, said that such negative comments, including from commanders in the field, was ‘‘bogus.’’ Over and over, he declared it ‘‘not helpful.’’ »

Il nous semble hors de doute que l’attaque brutale lancée sur le terrain contre les unités de la Garde Nationale irakienne entourant Bagdad est en relation directe avec cette réaction de Rumsfeld. Il s’agit d’une démonstration sur le terrain de la valeur des plans de guerre (encore que la critique est tout de même fondée, puisque les plans de guerre initiaux ont été changés parce qu’ils n’ont pas marché comme on l’attendait). Il s’agit d’une injonction directe aux chefs militaires (à Tommy Franks) à suivre les consignes de Rumsfeld, alors que ces mêmes chefs avaient annoncé qu’il y aurait une “pause” pour attendre les renforts. On n’attend pas les renforts et on met le paquet dans l’emploi de la puissance aérienne, avec l’emploi des armes conventionnelles les plus extrêmes (emploi des fameuses bombes géantes délicieusement surnommées “la mère de toutes les bombes”, la MOAB de 9,5 tonnes). Il s’agit d’une invitation sans nuance à tous les opposants washingtoniens à rentrer dans le rang alors que les soldats américains se battent sur le terrain. La presse sera également invitée à faire taire ses critiques.

Il ne faut pas se tromper : c’est à Washington que les conséquences d’éventuels problèmes américains sur le terrain, et d’une façon plus générale, que les conséquences des grandes évolutions et des remous et soubresauts de la guerre et de l’après-guerre se feront sentir, beaucoup plus que dans la région. La guerre, telle qu’elle va se dérouler, et l’après-guerre encore plus, avec ses grandes difficultés probables, seront des facteurs alimentant directement la bataille interne à Washington. On ne peut écarter, si certains événements importants se passent en Irak, des remous politiques extrêmement graves à Washington, où la puissance américaine n’est absolument pas dirigée par le président comme le montre l’épisode de l’annonce de la reddition sans condition. Washington est aujourd’hui une tête sans autorité, ou bien une autorité sans tête si l’on veut. Le contrôle de la puissance américaine est tout entier laissé à la bataille des clans. La guerre et ses tensions exacerbent cela à mesure, de plus en plus avec sauvagerie, à son image.