Ô montagnes russes (une de plus)

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Ô montagnes russes (une de plus)

20 mai 2025 (18H40) – Rappelez-vous : il y a à peine trois semaines, nous étions tentés puis conquis par ce titre de “Montagnes russes” (« RapSit-USA2025 : Montagnes russes ») pour illustrer un nième renversement de la politique de l’administration Trump vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Europe. Aujourd’hui, nous cédons de nouveau à la tentation pour décrire un formidable tournant de l’état d’esprit, de l’humeur, de la perception, à la suite du coup de téléphone (deux heures) entre Trump et Poutine, à la demande du premier.

Ainsi, Larry Johnson, qui écrivait, le 18 mai, ceci :

« Donald Trump continue d'orienter sa politique envers la Russie sur la base d'au moins trois hypothèses erronées. Premièrement, il estime que la Russie subit des pertes massives et ne peut les supporter. Deuxièmement, il estime que l'attaque russe contre l'Ukraine est motivée par une certaine animosité personnelle de Vladimir Poutine. Troisièmement, il estime que la guerre pèse lourdement sur l'économie russe et que Poutine cherche une issue. »

... écrit (Larry Johnson toujours) ceci, aujourd’hui 21 mai :

« Donald Trump refuse de suivre la ligne Zelenski/pays européen visant à piéger la Russie. Les dirigeants britannique, français, allemand et polonais ont désespérément tenté de convaincre Trump d'exiger de la Russie un cessez-le-feu inconditionnel de 30 jours, sous peine d'une nouvelle salve de sanctions accablantes. Zelenski, tel un singe dressé, a répété ce mantra. Trump n'a pas mordu à l'hameçon. »

Ce n’est certainement pas que j’en ai contre Johnson, oh certes non. Tout le monde, chez les dissidents “sérieux” a été pris par surprise par ce virage tournoyant après avoir passé le col de la dernière montagne russe en-cours. Mercouris, qui est actuellement à Saint-Petersbourg pour un symposium, nous faisait une rapide chronique en début d’après-midi, avant le coup de téléphone Trump-Poutine, pour un compte-rendu sur l’humeur générale, sous le titre « Avertissement de Moscou », rapportant l’état d’esprit sombre et résolu, – on dirait “de granit” n’est-ce pas ? En effet, ‘dedefensa.org’, comme les autres, a connu les mêmes tête-à-queue. Mais bon, c’est une question d ‘habitude...

Le diable étant dans les détails...

Les deux présidents ont parlé pendant deux heures et conclu à la nécessité de poursuivre les négociations selon une sorte de “feuille de route” qui serait rédigée par les Russes. Comme le précise Pechkov, le porte-parole de Poutine :

« Tout le monde souhaite, c'est compréhensible, que cela se fasse le plus rapidement possible, mais le diable est certainement dans les détails », a déclaré Pechkov. Il a souligné que Moscou et Kiev rédigeraient chacun leur propre version du mémorandum, après quoi les deux parties seraient confrontées à des négociations “difficiles” pour s'entendre sur un texte unique. »

Parmi les “détails”, un cessez-le-feu temporaire qui se glissera quelque part, oserais-je dire, pas trop rapidement, et solidement encadré par des avancées sérieuses dans des domaines importants. A ce moment et de cette façon, on se demande, moi le premier, à quoi pourrait bien servir un cessez-le-feu ?

C’est sans doute la question qui a envahi les esprits des Européens jusqu’auboutistes qui sont en général catastrophés par ce coup de téléphone. Le ‘Financial Times’ a fait son enquête désolée sur la question.

« Les dirigeants européens soutenant l'Ukraine auraient été “stupéfaits” par le refus du président américain Donald Trump de soutenir leurs efforts pour faire pression sur le président russe Vladimir Poutine, à la suite d'un appel téléphonique entre les deux dirigeants. “Il [Trump] se retire”, a déclaré un haut diplomate européen, cité par le Financial Times mardi, décrivant l'impression produite par le président américain. “Soutenir et financer l'Ukraine, faire pression sur la Russie : tout cela nous incombe désormais”. »

C’est une sorte de retour à la situation de départ telle qu’on l’avait perçue dès l’entrée en fonction de Trump. Cette orientation place tous les pays européens impliqués devant l’inutilité de leurs diverses actions qui visaient à conserver le soutien et l’appui des USA. L’Europe a donc interprété durant ces quelques semaines un shakespearien ‘Much Ado About Nothing’.

“Je m’en lave les mains”

Trump a donc obtenu de Poutine ce qu’il espérait, et cela justement que Poutine voulait lui donner : une porte de sortie. Trump semble ainsi être le Grand Médiateur, qui a organisé des négociations sérieuses et en profondeur, qui sont exactement le contraire de ce que les Européens voulaient lancer comme un ultimatum devant terrifier Poutine. Mais Trump sait fort bien que cela peut durer très longtemps et déraper de multiples façons ; aussi a-t-il précisé qu’il espérait des progrès rapides dans la mise au point du mémorandum, qu’il comprenait pourtant que ce serait long, et que si cela l’était trop il se retirerait de cette honorable fonction de Grand Médiateur. JD Vance l’a bien précisé dans une interview hier.

Cela s’appelle “s’en laver les mains”, et si l’on veut comparer cela a de l’argent recyclé, “se blanchir les mains” comme l’on fait de l’argent sale puisque les USA sont les véritables organisateurs de cette guerre, – mais les USA de Biden. Au reste, pour que les choses soient claires et les points sur les ‘i’, Trump a précisé :

« Ce n'est pas notre guerre. Ce n'est pas la mienne… Nous nous sommes retrouvés empêtrés dans une affaire dans laquelle nous n'aurions pas dû être impliqués. Et nous aurions été bien mieux lotis – et peut-être même tout serait beaucoup mieux dans toute cette affaire – parce que ça ne peut pas être pire. C'est un vrai désastre. »

Ici et là, on se réjouit, chacun à sa façon et selon sa position, de ce qui est vraiment, je veux dire sur le fond des choses dans le simulacre, l’apparence d’une volte-face de Trump. C’était quelque chose que les Européens n’imaginaient pas possible parce qu’elle implique un départ des USA de l’Europe, – eux, les Européens, qui ont pris une allure et une politique si américanistes...

Par exemple, Marco Rubio, secrétaire d’État qui sait manœuvrer et, en l’occurrence, applaudissant l’exploit en évoquant ce qui pourrait devenir le cadre de négociations instituées en processus structurées :

« “L'un des cardinaux que je rencontrais, Monsieur le Président, la veille de la messe papale, m'a dit : ‘Vous savez, c'est très inhabituel pour nous, vous savez, nous avons un président américain qui veut la paix, et certains Européens qui parlent constamment de faire la guerre’. C'est donc un peu le monde à l'envers dans leur esprit”, a déclaré Rubio lors du dîner du Kennedy Center Board à la Maison Blanche, organisé par le président américain Donald Trump. »

D’un autre côté, on peut prendre le jugement de Scott Ritter, renvoyant les Européens à leurs lubies et rêveries guerrières et esquissant une situation géopolitique et civilisationnelle tout à fait inédite :

« “Si l'Europe ne retrouve pas la raison, elle se retrouvera de l'autre côté des barricades en matière de sécurité nationale américaine. Elle ne sera plus perçue comme un allié promouvant des objectifs et des intérêts communs, mais plutôt comme un adversaire qui s'ingère activement dans les priorités stratégiques américaines”, a averti l'ancien officier du renseignement américain Scott Ritter. »

Enjeux et risques importants

Certes, on peut être rassurés et penser que le jeu des montagnes russes est fini, que l’engagement des deux puissances est maintenant sérieux. On peut penser avec précaution que les USA de Trump et la Russie de Poutine n’ont jamais été aussi loin dans un engagement commun pour trouver une voie de résolution du conflit. Pour autant, – et justement parce qu’il y a un “autant” dans cet engagement, – la chose s’annonce très délicate et particulièrement difficile, notamment “pour les deux présidents”. C’est le titre (« Appel Poutine-Trump : enjeux et risques importants pour les deux dirigeants ») du premier segment que le tandem Christoforou-Mercouris consacre au coup de téléphone, anticipant la suite nécessaire, particulièrement un sommet Trump-Poutine pour que les deux hommes fixent bien leur accord et leur compréhension commune.

« Il est certain qu’il va y avoir un sommet entre les deux hommes très rapidement, sans doute même dans les quelques semaines à venir. » (Mercouris)

L’argument important qui est développé concerne les risques considérables que les deux présidents vont courir dans leurs pays respectifs. C’est pourquoi il est nécessaire de parler des “USA de Trump” et de “la Russie de Poutine”. Le risque est de les voir confrontés à l’attaque radicale de leurs adversaires intérieurs ; pour Trump, attaque de la part des neocon et du DeepState, y compris dans la direction de l’administration Trump pour Trump, et en général de la part des globalistes ; pour Poutine, attaque de la part des patriotes-nationalistes dont les militaires certes, adversaires d’un rapprochement trop coûteux des États-Unis, c’est-à-dire une attaque contre lui de la majorité de sa direction comme de la majorité de l’opinion publique. Le risque est aussi de voir s’interpénétrer les deux types d’attaque : si Trump sort renforcé (on ne dit pas “vainqueur” parce qu’il n’y a pas d’affrontement avec Poutine), il peut par contre se trouver très vulnérable aux attaques intérieures qu’on a évoquées, et ainsi conduit à compromettre les clauses du rapprochement avec la Russie jusqu’à provoquer un nouveau durcissement russe.

Il y a évidemment bien des arguments pour développer ce sentiment très pessimiste que l’on sent chez Christoforou-Mercouris. Mais on peut observer que, quelle que soit la voie choisie pour tenter d’arriver au terme de ce conflit, les contrecoups seront nombreux et engendreront l’aggravation de diverses crises intérieures, et particulièrement celles qui sont mentionnées. C’est pourquoi il pourrait me sembler que la fragilité de la situation ainsi créée va engendrer une certaine nécessité de pousser vers des mesures de riposte de plus en plus révolutionnaires, particulièrement aux USA dans leur situation intérieure, et indirectement en Russie contre ses voisins de l’Ouest qui sont tous partie prenante et particulièrement insupportables.

Le sentiment qui est ainsi exprimé concerne une analyse selon laquelle le règlement de la guerre ukrainienne, y compris tel que l’envisagent Poutine et Trump, ne réglera absolument rien de la crise générale (on dit “la GrandeCrise”). En fait, il y a toutes les chances (plutôt que “malchances”, certes !) que ce règlement accélère plus encore la GrandeCrise, élargissant son théâtre géographique d’intervention, comme les thèmes qu’elle toucherait, pour la faire devenir complètement civilisationnelle.

Dans ce cas, effectivement comme le disent nos deux commentateurs, les deux présidents seront placés face à des risques considérables, mais leurs pays également, mais tout le reste de la planète également puisqu’alors nous serons entièrement plongés dans la crise de l’effondrement de cette civilisation qui ne survit plus que grâce aux simulacres que le système de la communication lui permet encore de dessiner sur les murs de la caverne de la néo-postmodernité.

... Tant il est tentant de juger que Trump fera un fameux président pour nous conduire à une Amérique assez grande pour accepter de se suicider comme le prédisait Lincoln ;

« Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant. »

et Poutine un non moins fameux président si l’on suit une phrase qu’il dit dans un film qui vient de lui être consacré :

« Les Russes, contrairement à la société occidentale, pensent davantage à l'éternité. Vous savez, c'est vrai, et nous ne nous rendons pas toujours compte de cette différence. »

Il est donc admis de reconnaître que, contrairement à certains, je dirais avec une solennité ironique que nous ne comprenons pas précisément le sens et la nécessité des événements extraordinairement crisiques qui pimentent aujourd’hui notre vie courante. Il faut chercher ailleurs, au-dessus de nous par exemple.