Notes sur un Euromissiles de plus

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Notes sur un Euromissiles de plus

23 octobre 2018 – Nous avons (dans le Journal-dde.crisis de PhG) situé ce qu’il nous semble de cette nouvelle crise ouverte par l’annonce par Trump, la semaine dernière, de la possibilité/la probabilité de la sortie des USA du traité de décembre 1987 sur les FNI (Force Nucléaires Intermédiaires de théâtre, – INF en anglais). Nous la plaçons en parallèle avec la crise qui secoue aujourd’hui les relations fondamentales pour les USA, entre les USA et l’Arabie Saoudite (crise-Khashoggi) :

« Parallèlement, dans un sens géométrique comme dans un sens chronologique, l’intention annoncée par Trump de sortir du traité INF de 1987, c’est-à-dire de le détruire puisqu’il ne comporte que deux signataires avec l’URSS devenue Russie, menace dans ses effets l’autre axe fondamental du même “empire”, l’axe transatlantique. Cette seconde crise annonce une situation chaotiquepour la sécurité européenne... »

Une vieille connaissance

Cette crise du traité FNI et de ce qui l’a précédé et suscité n’en est pas à ses débuts, c’est un véritable vétéran de la chose. La première grande crise des “Euromissiles” eut lieu entre 1977 et 1983 et aboutit à un paroxysme de la “deuxième Guerre froide”, en novembre 1983 avec le déploiement de missiles US Glicom [acronyme pour missiles de croisière terrestres] et Pershing II contre les SS-20 soviétiques, – paroxysme où l’on craignit un échange nucléaire stratégique catastrophique. (Diverses circonstances et de très nombreux détails concernant ce paroxysme figurent dans des archives de la CIA, dans les documents rendus publics sous le titre “1983 Soviet War Scare” [voir le 21 septembre 2003et le 22 septembre 2003].)

A partir de là, la désescalade de la crise avec l’arrivée de Gorbatchev, et grâce à l'arrivée de Gorbatchev, abouti au fameux traité INF, le seul traité nucléaire instituant l’élimination (“option zéro”) de toute une catégorie de missile, ceux de portée moyenne (500-500 kilomètres).

La seconde crise eut lieu durant les années 2000, avec un paroxysme en 2006-2008. La responsabilité originelle incombe au côté US, avec le projet d’installer des batteries antimissiles (BMDE) dans des pays proches de la Russie. Et l’on retrouve, – coucou, devinez qui, – John Bolton soi-même ; architecte du projet, Bolton, dans ce qui constituait au départ un véritable complot interne à l’administration Bush ; la chose commença pour lui et par lui en 2002, lorsqu’il mena secrètement les premières investigations pour le déploiement de batteries... Le pot-aux-roses fut découvert en 2004, et nous signalions la chose le 15 juillet 2004 en citant le Guardian : 

« Un autre aspect, beaucoup plus étrange, est que les négociations ont été menées secrètement, du côté américain, par John Bolton, un ultra-dur mis au département d’État par les néo-conservateurs pour ‘marquer’ Powell. [Selon le Guardian,] “...les discussions sont au stade préliminaire et aucune décision n’a encore été prise, insistent les sources consultées. Des officiels US tentent de minimiser la possibilité de participation de pays d’Europe centrale dans le ‘bouclier’ de missiles. Mais la nature confidentielle des entretiens, menés du côté US par John Bolton, le sous-secrétaire d’État pour le contrôle des armements et un super-faucons, ont déplu particulièrement aux officiels de la défense des pays de la région, qui n’ont été informés de rien”. »

On ne parla pas trop du traité FNI durant cette phase Euromissile-II parce que les Russes n’étaient préoccupés que des questions des antimissiles menaçant leurs capacités nucléaires stratégiques ; pourtant, dès cette époque les batteries antimissiles prévues étaient potentiellement ou opérationnellement multifonctionnelles et pouvaient tirer dans ce cas, sans guère de manipulation identifiable, des missiles de croisière sol-sol (type-Glicom de 1983) interdits par le traité. En 2014 avec la crise ukrainienne, et avec la montée en flèche de la tension qui va avec, on parla à nouveau directement de la mise en cause du traité, selon les mêmes lignes argumentaires qui sont développées aujourd’hui. Ainsi écrivions-nous le 12 décembre 2014 :

« Il y a déjà eu des bruits autour du possible abandon du traité INF, lors du sommet paroxystique d’une crise suscitée par les projets de déploiement de missiles antimissiles (BMD et BMDE) américanistes en Europe, – crise que nous baptisâmes à l’époque Euromissiles-II. (Voir notamment le 20 février 2007.) Mais les missiles INF eux-mêmes n’étaient qu’indirectement en cause, éventuellement comme contre-mesure que les Russes pouvaient envisager contre le déploiement des réseaux BMDE, – et qu’ils n’envisagèrent jamais sérieusement, semble-t-il. L’expression “Euromissiles-II” n’était qu’indirectement justifiée, et encore comme une hypothèse de communication bien plus que comme une perspective stratégique. Cette fois, il s’agit d’une menace directe contre le traité puisqu’il s’agit de l’évocation du déploiement à nouveau (comme en novembre 1983, au cœur de la crise Euromissiles-I) de cruise missiles US à têtes nucléaires et à portée intermédiaire (catégorie INF). L’argument évoqué est que la Russie a d’ores et déjà violé le traité INF, notamment avec certaines versions du missiles SS-26 Iskander dont la portée dépasserait le seuil-plancher du traité des 500 kilomètres... »

Responsabilités croisées

Si l’on s’en tient à l’actuelle situation, il apparaît évident que les deux parties (USA et Russie) sont plus ou moins en état de violation du traité, dans la mesure où ce traité concerne une question de portée qui peut aisément être techniquement installée dans nombre de missiles déjà existants, ou dans des batteries multifonctionnelles. De ce point de vue, le traité INF est d’abord une question de confiance et de volonté d’équilibre, ce qui n’est nullement la marque des relations Russie-USA actuellement, essentiellement du côté US et de plus en plus du côté russe.

L’argumentation sur la situation opérationnelle actuelle est donc spécieuse et boiteuse à la fois. Ce qui importe est, d’une part de déterminer la cause première, à l’origine, de la situation actuelle ; d’autre part de déterminer comment et par qui le climat de confiance et de volonté d’équilibre est menacé fondamentalement.

Il n’est pas indifférent de constater que l’on trouve dans les deux cas un seul homme, John Bolton, qui est celui qui lança les missiles antimissiles US en 2002 et qui a convaincu Trump ces dernières semaines de mettre en cause le traité INF. Bolton est à la fois un intrigant extrémiste par “amour de l’extrême” et le symbole le plus marquant et le plus durable de ce que nous nommons politiqueSystème. L’Histoire prend des raccourcis et établit une continuité qui fait effectivement la part belle à la politiqueSystème lancée par les extrémistes de l’administration GW Bush en 2001. 

Essais de compréhensibilité

On peut tenter de synthétiser les différentes explications qu’on rencontre sur la “logique (“logique américaniste”) de cette initiative d’une éventuelle sortie du traité INF, et qui constitueraient ainsi le cimier “rationnel” justifiant la dynamique aveugle et déstructurante de cette politiqueSystème. Nous nous reportons pour cela à un extrait important du texte de Finian Cunningham (sur RT, le 22 octobre 2018), dont le titre nous en dit déjà beaucoup : « Les USA prêts à détruire un autre traité de contrôle des armements pour nourrir leur industrie de guerre ».

« Premièrement, il semble que les conflits internes aux États-Unis soient un facteur. Trump a annoncé le rejet de l’INF lors d’un rassemblement pour la campagne politique au Nevada ce week-end. Il ne reste que trois semaines environ avant les élections au Congrès des États-Unis, au cours desquelles les démocrates rivaux tenteront de prendre le contrôle du Sénat. En critiquant l’INF, en affirmant que Moscou est en état de violation du traité et que les États-Unis “ne le supportent pas”, Trump tente de neutraliser l’argument de longue date des démocrates selon lequel il est “faible face à la Russie”. [...]

» Un autre facteur est que les États-Unis doivent abandonner l'INF s'ils veulent poursuivre leurs ambitions de domination militaire unipolaire, et en particulier leurs efforts pour subjuguer la Russie et la Chine. Plusieurs documents de planification stratégique publiés au cours des deux dernières années à Washington visent ouvertement la Russie et la Chine en tant que “rivales des grandes puissances”.

» En abandonnant l'INF, les États-Unis disposeraient d'une licence leur permettant d'étendre leurs forces de missiles vers les territoires russe et chinois. Un tel geste agressif ne pourrait être ouvertement posé pour des raisons politiques. Par conséquent, Washington trouve un prétexte à ses propres violations en accusant Moscou de violer l'INF. La Russie a à plusieurs reprises rejeté les affirmations des États-Unis selon lesquelles elle avait violé le traité, soulignant que la partie américaine n'avait jamais présenté de preuves pour étayer ses affirmations.

» Un troisième facteur est la vision d'ensemble de l'économie américaine en tant que système fondé sur la guerre. Avec une dépense annuelle de plus de 700 milliards de dollars en dépenses militaires - environ la moitié du budget discrétionnaire total des États-Unis et plus que tout autre pays étranger – l'économie américaine dépend de son complexe militaro-industriel. Cette déformation monstrueuse du capitalisme américain, annoncée pour la première fois par le président Eisenhower en 1961, ne peut exister que dans le domaine de la production d'armes sans relâche. Cela, à son tour, suppose que les États-Unis créent constamment des tensions et des incertitudes mondiales, allant même jusqu'à inciter à la guerre.

» Une course aux armements n’est pas seulement une aubaine lucrative pour le Pentagone et les fabricants d’armes américains – qui sont le plus grand groupe de pression de Washington – mais un objectif stratégique supplémentaire. En entraînant la Russie et la Chine dans une course aux armements, il permet aux planificateurs de l’impérialisme américain d’affaiblir leurs rivaux. Par nécessité de contrer l'agression militaire américaine, Moscou et Beijing seront obligés de consacrer de plus en plus de leurs ressources économiques à l'achat d'armes. Une telle[dynamique] finira par briser les économies de la Russie et de la Chine.

» On peut soutenir que la chute de l’Union soviétique à la fin des années 1980 a été largement provoquée par des décennies de dépenses excessives consacrées à l’armée au lieu de ressources renforçant l’économie et la société civiles. Il semble que Trump veuille ré-exécuter la guerre froide dans le but de nuire à la Russie et à la Chine.

» Une telle limitation ne s'applique pas au capitalisme américain, qui se donne le privilège de contracter une dette sans fin. Ce privilège est en partie dû à la position unique du dollar américain en tant que principale monnaie de réserve mondiale. Cependant, à terme, une telle débauche est insoutenable et lorsque l'effondrement de l'Amérique se produira, il y aura beaucoup de grincements de dents. Toutefois, à court terme, les excès d’une course aux armements peuvent être dissimulés par une dette américaine apparemment sans fin... »

Du bon usage de la destruction du traité

On trouvera dans tout cela deux arguments sérieux, où l’on voit que la destruction du traité INF n’aurait que fort peu de rapports avec la situation européenne que ce traité affecte pourtant en priorité :

• D’une part, il y a la position du Pentagone, qui veut absolument pouvoir déployer des armes sol-sol de moyenne portée contre la Chine, qui a elle-même développé nombre de systèmes de cette catégorie. Le traité, qui ne fut signé que par les USA et l’URSS à cause quasi-uniquement de la situation européenne, concerne pourtant la Chine (la zone Asie-Pacifique) puisqu’il ne comprend aucune clause géographique. Le Pentagone ne peut déployer de systèmes terrestres équivalents contre la Chine, ce qu’il juge absolument nécessaire malgré la concentration navale et les forces aériennes de pénétration dont il dispose dans la zone. C’est selon cette logique que Trump a annoncé la possible/probable sortie du traité FNI en l’assortissant de la proposition d’une négociation à trois (Chine, Russie, USA) pour un nouveau traité... Russes et Chinois peuvent toujours rêver à un arrangement ; quant à nous, nous croyons que l’attitude et les exigences US dans une telle initiative seraient un cauchemar pour les deux autres.

• Le facteur de production des armements comme une des causes de sortie du traité INF pèse de tout son poids dans l'esprit de Trump. Sans aucun intérêt pour la stratégie et avec l’esprit du businessman qu’on lui connaît, Trump est preneur de tout ce qui peut favoriser la production d’armement, qui reste l’un des derniers domaines où les USA sont massivement producteurs et exportateurs. Cet argument vaut aussi bien pour la crise du traité INF que pour la crise avec l’Arabie Saoudite.

• Sur ce dernier point se greffe l’argument évoqué par Cunningham et  qui concerne la narrative favorite des neocons sur la “victoire des USA” avec l’effondrement de l’URSS grâce à la course aux armements imposée par les USA dans les années 1980. Bien entendu, la thèse charme Trump et l’encourage à produire encore plus d’armement … Bien entendu, non seulement la thèse est fausse pour les années 1980 (voir le texte « Au bord du “Trou noir” » dans l’ensemble « Le “Trou noir” de la postmodernité », dans le Glossaire.dde, le 13 mai 2017), mais la situation aujourd’hui est considérablement plus favorable à la Russie qu’elle ne l’était alors pour l’URSS, jusqu’à inverser les rôles... Qu’importe, galope la production d’armements et s’empilent les $milliards.

Situations de la Russie et de l’Europe

Face à cette nouvelle poussée déstructurante des USA, les deux “partenaires-adversaires” sur le continent européen sont mal à l’aise, chacun à leur manière mais pour une cause assez semblable. 

• La Russie oppose officiellement une dialectique furieuse, tout en restant ouverte aux explications de Bolton qui est allé séjourner à Moscou pour expliquer sa brillante manœuvre. La Russie n’est ni isolée, ni terrassée par cette possibilité de destruction du traité, mais Poutine est encore plus enfermé, si c’est possible, dans la nécessité d’une attitude dure et dénonciatrice alors que son tempérament et sa raison le poussent à chercher un arrangement, surtout pour cette matière fondamentale de la sécurité européenne. Il y a quelque chose de pathétique chez Poutine, à côté de sa maîtrise manœuvrière (tactique) et sa vista stratégique, dans sa quête désespérée d’une Amérique retrouvant mesure et sens de l’équilibre pour le maintien de la paix. Quoi qu’il en soit, c’est la vision “dure” de la situation qui est renforcée par l’évolution US, et Poutine devra y céder sinon partager ce même sentiment comme il l’a fait en Syrie après l’incident de la destruction de l’Il-20 et le renforcement de la défense antiaérienne syrienne, – d’ailleurs d’une façon efficace jusqu’ici puisqu’il n’y a plus eu d’incursion israélienne en Syrie depuis le 17 septembre.

• Les Européens “classiques” sont poussés eux aussi, mais d’une façon plus paniquarde, à des réactions d’inquiétude, voire d’hostilité aux projets US. (C’est le cas de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France et de l’Italie ; le Royaume-Uni, toujours habile, soutient à fond la politique US, d’ailleurs sans nécessité de savoir où elle mène, puisque ni Trump ni Bolton ne le savent eux-mêmes.) Les Européens attendent en croisant les doigts pour que rien ne se passe, sachant qu’une liquidation du traité FNI introduirait un désordre stratégique considérable sur le continent, qu’ils ne pourraient maîtriser seuls. Selon la froide raison, on conclurait que les Européens vont nécessairement se rapprocher des Russes si les USA sortent du traité, mais il ne faut jamais désespérer, ni de leur aveuglement, ni de leur couardise, ni de leur asservissement psychologique... Quoi qu’il en soit, l’épreuve que serait pour eux un retrait US les mettrait ou les mettra, si l'on peut dire, à très rude épreuve.

La marque de Trump

Finalement, un retrait du traité FNI serait parfaitement dans la logique de Trump, il serait comme la “marque de Trump”, de ce président qui est un extraordinaire faiseur de désordre. D’un simple coup de plume barrant une signature, Trump nous ramènerait à la situation de la crise des Euromissiles, mais en infiniment pire et infiniment plus chaotique tant la cohésion, la puissance et la coopération des pays du bloc-BAO, du groupe transatlantiques, sont faibles, contradictoires, parcourues de fissures internes et de mésententes de plus en plus mal dissimulées.

Mais ce qui nous importe surtout, c’est le côté symbolique, extrêmement puissant. Le traité INF de 1987 est la poutre-maîtresse de l’issue somme toute heureuse (par rapport aux risques) de la Guerre froide ; il concerne quasi-exclusivement la situation européenne, même s’il est d’application globale, et aucun Ouest-Européen ni Européen de l'UE n’est présent sur le document. C’est-à-dire qu’il a pérennisé la légitimité de la présence au niveau de la sécurité des USA en Europe. Littéralement, il fait des USA une “puissance européenne” par traité. (Beaucoup plus que l’OTAN, bien entendu, qui couvre la zone nord-américaine.)

C’est en cela qu’il constitue, ou qu’il constituait si les projets de The-Donald se concrétisent, le verrou de ce que PhG décrivait de cette façon qui envisageait le pire pour les USA (parlant de l’affaire du traité FNI, mais aussi de la crise Khashoggi-Arabie) : « Dans l’état présent des choses qui ne préjuge pas de l’avenir et si elles sont prises ensemble comme elles doivent l’être, leur véritable signification est celle d’une déstructuration de la forme et de la charpente de sécurité mises en place et maintenues par les USA durant le deuxième moitié du XXème siècle pour projeter la protection de leur sécurité en imposant l’ordre du monde qu’ils jugeaient nécessaire. »