Notes sur le programme KC-45 comme laboratoire

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Notes sur le programme KC-45 comme laboratoire

On a vu, il y a quelques jours sur ce site, le 3 septembre 2009, notre présentation des projets de l’OSD (Office of Secretary of Defense) pour le programme de ravitailleurs en vol KC-45 (ex-KC-X) de l’USAF. Ces projets, qui ont dénoté à première vue une certaine confusion, ont été présentés par Ashton Carter, n°3 dans la hiérarchie civile du Pentagone, d’ailleurs conformément à son rôle de “tzar” de l’acquisition des systèmes à ce même Pentagone.

Mais la présentation par Carter avait une autre implication. Il s’agit de la signification que l’organisation de la nouvelle phase de lancement de ce programme (qui a déjà été “lancé” à trois reprises depuis 2001, deux fois jusqu’à l’échec) est prise en main par un groupe, directement l’expression de l’administration Obama, qui échappe en partie à la complète autorité de Gates et qui a des connexions avec la Maison-Blanche directement. D’autre part, la chronologie donne éventuellement une apparence logique, sinon vertueuse, à la chose: la mécanique vers une éventuelle décision finale du programme KC-45 dépassera sans doute la présence de Robert Gates à la tête du Pentagone, si les rumeurs sur son départ dans le cours de l’année 2010 se confirment.

Il y a d’autres significations, bien plus vastes et ambitieuses, à cette situation. Il s’agit en fait, pour cette équipe qui entend insuffler un esprit nouveau dans le processus d’acquisition du Pentagone (le “We can change” du candidat Obama) de tenter de faire du KC-45, cet énorme programme, un “laboratoire” pour établir une nouvelle situation au Pentagone.

“Casser” la bureaucratie?

@PAYANT Les mesures présentées par Ashton Carter pour le programme KC-45 ont pour but inavoué de tenter de “casser” les bureaucraties des armes, diviser ou “émietter” ces forces bureaucratiques et tenter de donner par ce biais une plus grande autorité de l’OSD sur ces forces devenues incontrôlables – si elles ont jamais été réellement contrôlées. L’enfermement de la bureaucratie de l’USAF dans un réseau de forces d’appoint ou de forces de contrôle extérieures à cette bureaucratie est la méthode choisie, effectivement selon ce qu'a exposé Carter même s'il n'a pas explicitement présenté l'objectif réel. On espère que les différentes orientations de ces forces vont jouer dans le sens de s’équilibrer, voire de s’annihiler les unes les autres, tandis qu’une autorité suprême (OSD) poussera à l’avancement du dossier (le KC-45) en tentant de brûler les blocages intermédiaires qu’on espère occupés par les batailles inter-bureaucratiques qui auront lieu.

Le résultat recherché serait, à la fois, la réduction du temps du processus de définition et de sélection d’un programme, la réduction des exigences de la bureaucratie pour les critères de sélection autant que pour les systèmes eux-mêmes. Tout cela est possible, estiment les promoteurs de la manœuvre, dès lors que les efforts des bureaucraties sont employés à renforcer leurs positions respectives dans le processus. Des processus de dessaisissement du dossier sont prévus lorsqu’une bureaucratie s’avère incapable de répondre assez vite parce qu’elle est occupée à cette bataille de hiérarchie et de procédure d’autorité. Ainsi espère-t-on établir des précédents qui joueraient dans d’autres occasions, et installer peu à peu de nouveaux mécanismes.

La chance du catastrophique KC-45

Le choix du KC-45 (de l’USAF) pour cette manœuvre s’est imposé de lui-même. Il constitue une sorte de “perfect storm” pour tenter cette opération. Le principal argument à cet égard tient évidemment dans tous les avatars qu’a connu le KC-45 dans le strict cadre du contrôle l’USAF, qui justifient absolument une intervention d’OSD comme Carter la propose. D’ailleurs, Gates avait amorcé cette manœuvre l’année dernière, en dessaisissant l’USAF du programme après l’intervention du GAO, avant de jeter l’éponge et de transmettre le dossier à la prochaine administration

La vindicte de Gates contre l’USAF et les échecs de l’USAF d’une façon plus générale, c’est-à-dire dans d’autres programmes (le F-22, par exemple), en plus du KC-45, permettent de réduire plus encore les risques d’interférences ou de blocages dans l’entame de cette la manœuvre. Pour autant, comme on le comprend, cette manœuvre n’est pas dirigée contre la seule USAF, sans aucun doute; toutes les bureaucraties, toutes les armes sont visées, même si l’on choisit la plus faible d’entre elles, comme c’est logique, pour entamer l’opération.

La riposte de l’USAF/de la bureaucratie

Il faut bien entendu s’attendre à une résistance, voire à une riposte de l’USAF, et de la bureaucratie avec elle, contre cette tentative. Quelle pourrait être cette riposte? Il semble assez logique que ce soit l’idée des deux programmes, alors que l’USAF est jusqu’ici opposée à cette idée à cause des coûts considérables nécessités par la diversification de la maintenance et, en général, par les exigences de deux systèmes au lieu d’un pour la même mission. (L’option des deux programmes implique d’abandonner l’idée d’une compétition et d’un choix unique, et de diviser la commande globale à parts égales, en théorie et au départ dans tous les cas, entre les deux concurrents, Boeing et Northrop-Grumman/EADS.)

L’“option deux programmes” permet d’alléger le rôle le plus contesté de la bureaucratie, qui reste le processus de sélection (malgré les aménagements et allégements prévisibles dus au travail déjà fait dans les précédentes compétitions). C’est sur le point de la sélection que l’USAF a été sévèrement mise en accusation par le GAO, en juin 2008, sur plainte de Boeing à la suite de la sélection de Northrop-Grumman/EADS (Airbus), cet avatar conduisant à l’abandon du processus et au renvoi du programme à l’administration Obama. En épousant l’“option deux programmes”, l’USAF peut juger qu’elle écartera certaines des pressions organisées par OSD et Carter pour réduire son pouvoir.

L’hypothèse est d’autant plus acceptable, bien entendu, que l’“option deux programmes” a de puissants promoteurs, qui n’ont pas dit leur dernier mot. Le principal d’entre eux, c’est Jack Murtha, le vieux et tout-puissant président démocrate de la Commission des Appropriations de la Chambre, proche et allié de la Speaker Nancy Pelosi.

La suggestion de Loren B. Thompson

Un autre facteur intéressant, tout à fait récent, pour mieux apprécier cette “option deux programmes” et son éventuelle fortune, nous est suggéré par Loren B. Thompson (sur Early Warning, le 11 septembre 2009). L’idée est qu’une récente décision de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) contre Airbus et son modèle 330, à propos d’“aides publiques” pour ce programme, place la proposition de Northrop-Grumman/EADS, basée sur l’Airbus 330, dans une position très délicate. Le point intéressant est alors que Thompson ne réclame pas un choix complet Boeing, comme on aurait pu attendre d’un si ferme partisan de l’industrie aérospatiale US, mais justement l’“option deux programmes”.

Il y a deux explications probables, qui se complètent d’ailleurs. La première, évoquée a contrario par Thompson, est la probabilité d’un appel en justice de toute décision dans l’“option un programme”, avec l’imbroglio qui s’ensuivrait et la paralysie poursuivie du programme. Thompson estime que Boeing ferait aussitôt appel devant la justice si Northrop-Grumman/EADS était choisi, selon cette référence de la position de l’OMC. L’inverse est valable, dans ce cas pour expliquer que Thompson ne prône pas l’“option un programme” en faveur de Boeing. Une décision en faveur de Boeing pourrait justement être dénoncée comme une pression politique des partisans de Boeing en référence à la décision de l’OMC, alors que cette décision ne concerne pas stricto sensu l’avion proposée par Northrop-Grumman/EADS.

La seconde explication, complémentaire de la précédente, devrait être trouvée dans la position difficile de Boeing au Congrès, sur ce programme particulier, avec des opposants féroces et influents comme le sénateur John McCain. (C’est McCain qui a eu la peau d’une proposition Boeing-seul, en 2004, en contribuant à la mise en évidence de faits de corruption avérés dans le chef de Boeing.) Dans ce cas, l’“option deux programmes” reviendrait à une solution de compromis, une sorte d’armistice traduit par un marché implicite: oublions les ennuis de Boeing et oublions les ennuis d’Airbus, et faisons ce ravitailleur en vol dont l’USAF a tant besoin en deux modèles.

Quel est l’intérêt de l’Europe?

Bien entendu, on ne peut laisse de côté, à ce stade de l’analyse, la situation de l’Europe, directement concernée pour un contrat dont les dirigeants européens jugent qu’il serait une révolution (pénétration du marché de la défense US dans un programme stratégique fondamental, avec des sommes à mesure – une première tranche de 175 à 200 unités évaluée autour de $40 milliards selon les possibles nouvelles références, avec deux autres tranches du même volume en perspective).

Objectivement, notre appréciation est que l’Europe (EADS) a intérêt à soutenir l’“option deux programmes”. Elle pourrait trouver là l’assurance d’un contrat (cette fameuse pénétration du marché US), en neutralisant, ou même en apprivoisant des forces hostiles, comme c’est l’évidence même à la lumière des conditions énumérées ci-dessus. Par contre, l’“option un programme” est dangereuse pour les Européens.

• S’il y a un seul programme, la bataille sera terrible au Congrès, si le programme Northrop-Grumman/EADS est choisi. L’affaire de l’OMC, dans les conditions actuelles de crise aux USA (crise économique, crise politique, voire crise existentielle), est un argument explosif qui est déjà sur la table. Le réflexe nationaliste et protectionniste est inscrit dans le marbre de toute prévision. La bataille se fera plus “contre l’Europe” que “pour Boeing” et risque de compromettre toutes les possibilités (au-delà du KC-45) de cette pénétration du marché US qui semble si séduisante aux Européens.,

• L’hostilité à Boeing risque de laisser le pas à la perception qu’il faut soutenir Boeing, parce qu’il faut soutenir tout ce qui est US, et parce qu’il faut soutenir Boeing qui n’est pas en très bon état. L’“option un programme” pourrait même, malgré les craintes implicites de Thompson, et à cause des conditions générales qu’on décrit, réhabiliter Boeing même aux yeux de ses plus farouches adversaires (McCain).

Gates, campé sur sa résolution

En décrivant ces conditions théoriques, en observant qu’elles recèlent des conditions de désordre si le débat échappe aux manipulateurs qui voudraient le contrôler en choisissant la voie moyenne (l’“option deux programmes”), on en revient en fait aux pressions de désordre qui continuent à s’exercer. Comme le fait remarquer Thompson, l’“option deux programmes” semble difficilement envisageable pour l’instant, avec Robert Gates à la tête du Pentagone. Le secrétaire à la défense à exprimé une opposition farouche à cette idée, parce qu’il est prioritairement préoccupé par la tentative d’un rangement budgétaire du Pentagone à court terme, c’est-à-dire une réduction des dépenses, et dans ce cas un seul programme assorti d’une production lente est l’option la moins coûteuse à court terme. On sait que Gates n’est pas un homme qui lâche facilement prise lorsqu’il a une idée à l’esprit.

D’autre part, l’ambition d’Ashton Carter d’attaquer la forteresse bureaucratique par le biais du programme KC-45 passe, elle aussi, comme on l’a vu, par l’“option un programme” parce qu’elle seule met complètement à l’épreuve la bureaucratie. On voit que, même si l’on fait de la tendance Ashton Carter une tendance différente de celle de Gates, éventuellement pour l’après-Gates, elle n’en rejoint pas même, dans la situation hypothétique qu’on décrit, une logique qui s’exerce contre l’“option deux programmes”. Dans les deux cas, ces pressions au Pentagone se heurtent aux forces partisanes de l’“option deux programmes” défendue par Murtha dont on dit qu’il en fait son cheval de bataille contre le Pentagone après l’humiliation qu’il a subie de devoir abandonner son soutien à la poursuite du programme F-22, sous la menace d’un veto de l’administration et après le vote du Sénat en faveur de cet abandon.

On constate que les différentes forces qui s’exercent autour du programme KC-45, même si on peut juger qu’elles sont animées d’intentions assez proches de faire évoluer les choses au travers de l’évolution de ce programme, sont complètement contradictoires, sinon antagonistes. Le paradoxe est alors que les pressions exercées pour une mise en ordre du programme KC-45, ou à l’occasion du programme KC-45, conduisent à une résultante qui est plutôt celle du désordre. La perspective n’est pas vraiment rassurante à cet égard.

Le programme KC-45 est un test

Il n’est pas très original d’observer que le programme KC-45 est un test fondamental pour la machinerie du Pentagone, à considérer comme d’une importance proche à celle qu’on attribue au programme JSF, même si dans d’autres conditions. Il est un test pour la situation du Pentagone, que ce soit la situation budgétaire, que ce soit la situation bureaucratique; il est un test pour l’équilibre des pouvoirs respectifs, l’exécutif et le législatif, dans la gestion du Pentagone et des structures des forces armées; il est un test pour la situation de la base industrielle des USA; il est un test pour la situation des relations industrielles transatlantiques… Cela fait beaucoup.

Cela fait beaucoup, et vite. Dans le cas de ce programme KC-45, comme dans celui du programme JSF d’ailleurs – encore une similitude – il existe également une situation opérationnelle sérieuse. Le programme JSF est en train d’instiller un poison dans les capacités opérationnelles globales des USA, par ses ponctions budgétaires qui conduisent à une réduction alarmante des effectifs opérationnels dans la transition avant son installation au stade opérationnel – et dans quel délai, cette installation – 5 ans au moins, et sans doute plus? (Voir l’exemple du Japon, ce 14 septembre 2009.)

La situation est encore plus grave pour le programme KC-45. D’ores et déjà existe la menace que tel ou tel incident structurel sur un ou plusieurs des 481 KC-135 de l’USAF affectés au ravitaillement en vol, et tous construits dans les années 1950, affecte la disponibilité d’une partie importante de la flotte ou de toute la flotte. On sait que de tels incidents impliqueraient une immobilisation à mesure, jusqu’à identification et réparation de l’anomalie selon les possibilités, de toute une série de ravitailleurs de la même tranche de production. Cela impliquerait, en quelques heures, une immobilisation forcée d’une partie conséquente, plus ou moins importante, de l’outil fondamental de la capacité de projection de forces des USA, avec effet immédiat sur les opérations intenses qui sont actuellement menées par l’USAF sur une dimension globale. L’ancien secrétaire à l’Air Force, Michael Wynne, mis à pied par Robert Gates en juin 2008 et lui-même farouche adversaire de Gates sur nombre des options imposées à l’USAF, a confié que l’USAF craignait effectivement, à partir de prospectives opérationnelles précises, de tels incidents dans une mesure désormais identifiable, et non plus seulement “erratique”. L’USAF estimerait à “15 ‘chances’ sur 100” la possibilité d’un tel “incident majeur” pour les KC-135 à partir de 2011.

La paralysie par le désordre

Le programme KC-45 constitue une bonne mesure du désordre régnant aujourd’hui au Pentagone et dans l’organisation structurelle, ou la désorganisation structurelle dans ce cas, des forces armées des Etats-Unis. Là aussi, le parallèle avec le programme JSF est toujours acceptable.

Ce désordre est bien dans le fait qu’il n’existe plus une option d’ordre évidente, une décision donnée (même difficile à obtenir et à prendre) qui pacifierait complètement la situation. Chaque possibilité de décision recèle son double de désordre au travers des oppositions qu’elle susciterait. Il s’agit d’une situation d’emprisonnement par le désordre, imposant paradoxalement la paralysie.

La seule vraie possibilité de résolution est une dynamique de surprise, une dynamique de rupture qui imposerait très rapidement une décision en empêchant de peser toutes les conséquences de cette décision. Une telle possibilité existe-t-elle dans le système ossifié et cadenassé du Pentagone? Question posée, y compris pour le programme KC-45, cela va de soi. Le programme KC-45 est un “laboratoire”, autant pour une tentative de remise en ordre que pour une diffusion du désordre dans la machinerie de la sécurité nationale des USA en état de en crise structurelle.