Le Pentagone en panne sèche au cœur du cyclone

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Le Pentagone en panne sèche au cœur du cyclone

11 septembre 2008 — On a l’anniversaire qu’on peut… Pour le Pentagone, ce sera plutôt le 10 septembre que 9/11. Le 10 septembre 2001, Donald Rumsfeld prononçait ce discours mémorable où il désignait l’adversaire principal des USA et, par conséquent, du Pentagone, un ennemi plus dangereux que n’avait été l’Union Soviétique, évidemment plus dangereux que la “narrative” concernant l’attentat du lendemain, qui allait bercer nos cœurs attendris et remplir nos colonnes d’imprécations vertueuses:

«The topic today is an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America. This adversary is one of the world's last bastions of central planning. It governs by dictating five-year plans. From a single capital, it attempts to impose its demands across time zones, continents, oceans and beyond. With brutal consistency, it stifles free thought and crushes new ideas. It disrupts the defense of the United States and places the lives of men and women in uniform at risk.

»Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I'm describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.

»The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy….»

Le 10 septembre 2008, sept ans plus tard, le secrétaire US à la défense Robert Gates annonce dans un “press release” qu’il a décidé l’abandon du processus de sélection du programme KC-45. Le programme KC-45 (alors désigné KC-X) avait été lancé en 2001; nous n’avons pas retrouvé la date exacte de la décision de lancer le programme KC-X mais, pour la beauté de la chose, le Ciel, qui a ses accointances au Pentagone, aurait pu ou du faire que ce soit le 10 septembre 2001…

Le New York Times (NYT) de ce matin, dans un premier article, donne notamment les premières réactions, et notamment celles qui concernent, directement ou indirectement, l’état du fonctionnement de la bureaucratie du Pentagone:

«…But Ralph D. Crosby Jr., chief executive of EADS North America, said the decision represented “a major failure of the defense acquisition system.” “If the special interests of one contractor have prevailed over the highest priority needs of the U.S. armed forces, it is a terrible precedent,” he said. […]

»Lawrence J. Korb, a senior fellow at the Center for American Progress in Washington and a former assistant defense secretary, said Mr. Gates’s decision “indicates how badly the Pentagon has managed this procurement process.” “This is a failure of management at the Pentagon,” he said. Mr. Korb added that Boeing had been adept at arguing that more jobs would be created in the United States if it won the contract instead of its rival. “Boeing basically knows the majority of those on the Hill would like to see them get the contract.”»

Les mots ont leur importance, notamment dans le milieu de la bureaucratie où il existe un code à cet égard. Le NYT est toujours attentif à la bonne réputation de l’américanisme et donc du Pentagone, – on retrouve là l’“engagement-système”, comme d’autres disent “engagement-citoyen”, du NYT; aussi écrit-il que le Pentagone «announced on Wednesday that it was postponing a decision on a $35 billion contract to replace the Air Force’s aging tanker fleet until the next administration.» Le “press release” du Pentagone, venu directement de l’Office of Secretary of Defense, emploie un autre terme: «Today, the Department of Defense notified the Congress and the two competing contractors, Boeing and Northrop Grumman, that it is terminating the current competition for a U.S. Air Force airborne tanker replacement.»

Dans l’esprit de la chose, le NYT n’a pas tort, mais dans ce cas c’est la lettre qui compte: “terminating” n’est pas “postponing”, comme on le comprend bien. (Formellement, le processus actuel est “terminé”, il n’est pas “ajourné” ni “remis à plus tard”.) La décision de Robert Gates doit être vue comme un acte de rupture, pour tenter de mettre en évidence la détresse où se trouve le Pentagone, lancer un avertissement à la bureaucratie à propos de la paralysie où elle se trouve, et à l’establishment (dont la future administration), à propos de la crise du Pentagone. (Bien sûr, cet acte de rupture ne rompt rien sur le fond puisqu’il doit conduire au lancement d'un nouveau processus de sélection. Ce sera dans un nombre appréciable de mois, après que la nouvelle administration ait été mise en place.)

Les commentaires qui accompagnent le texte officiel annonçant la décision de Gates sont également inhabituels; là aussi, la forme, le lettre comptent; le secrétaire à la défense a voulu montrer que sa décision lui est imposée par le contexte, par le climat qui accompagnent cette compétition. C’est la confirmation que la forme de cette décision a bien une signification importante.

«Secretary Gates stated, “Over the past seven years the process has become enormously complex and emotional – in no small part because of mistakes and missteps along the way by the Department of Defense. It is my judgment that in the time remaining to us, we can no longer complete a competition that would be viewed as fair and objective in this highly charged environment. The resulting “cooling off” period will allow the next Administration to review objectively the military requirements and craft a new acquisition strategy for the KC-X.”»

Devant la Commission des Forces armées de la Chambre, hier, Gates a ajouté quelques commentaires expliquant la décision d’abandon de l’actuelle procédure: «Most recently, we have been engaged in discussions with the competing companies on changes to the draft RFP [request for proposals] that would address the findings and recommendations of the GAO's review of the Boeing protest. It is my judgment that in the time remaining to us, we can no longer complete a competition that would be viewed as fair and objective in this highly charged environment. The resulting “cooling off” period will allow the next Administration to review objectively the military requirements and craft a new acquisition strategy for the KC-X.»

Bien évidemment, cette décision accroît le désordre et le désarroi extraordinaires des diverses parties concernées, au premier rang l’USAF qui a un besoin urgent de ses ravitailleurs en vol. Les assurances de Gates (dans son “press release”) selon lesquelles les KC-135 vieux de cinquante ans pourront tenir le coup le temps qu’on remette tout à plat et qu’on reparte du bon pied, et qu’on arrive à une sélection qui ne fasse pas de vague, ces assurances relèvent du vœu pieux. La vérité est qu’avec ses KC-135, l’USAF est en terra incognita. Du jour au lendemain, un ou quelques accidents dus à la vieillesse des cellules pourraient conduire à l’immobilisation d’une grande partie de la flotte, ou de la flotte entière (près de 700 KC-135). C’est une menace terrible qui pèse sur les capacités stratégiques des USA, fondées sur la mobilité et sur la projection des forces à longue distance, dans une situation de tension extrême un peu partout sur le globe, avec deux guerres importantes en cours, une multitude de points d’affrontement, de points d’appui et de bases, des crises latentes avec l’Iran et la Russie…

La valse sans hésitation de l’“hydre à mille têtes”

Les pessimistes, qui restent effectivement “des optimistes bien informés”, savaient dès le départ de l’avant-dernière étape dans le parcours actuel de cette très longue saga du système d’acquisition US, trois semaines après que Robert Gates ait pris en main le dossier, qu’il serait quasiment impossible de le boucler pour décembre 2008. C’était la date qu’avait pourtant annoncée John Young, l’adjoint au secrétaire à la défense pour les acquisitions, lorsqu’il fut chargé, le 10 juillet, de conduire le processus de sélection à son terme. Depuis l’intervention du GAO, l’affaire était entendue, le nouveau processus de sélection dépasserait largement l’actuelle administration.

Depuis ces événements de juin-juillet, une nouvelle intervention de la bureaucratie, modifiant les critères de sélection, avait conduit Boeing à demander un délai supplémentaire. Cette demande n’était nullement sans fondement, tout comme n’était nullement sans fondement la modification des critères de sélection, – et cette absence de culpabilité directe nous faisant mesurer l’ampleur d’un problème qui échappe aux événements de conjoncture. Quoi qu’il en soit, Gates en a conclu, justement là aussi, que l’affaire était impossible à mener dans les circonstances actuelles, qu’elle conduirait à nouveau à des polémiques, à une tempête politique; certains ont même avancé la possibilité extraordinaire qu’on ne puisse pas arriver à une décision. Les paris sont ouverts.

Gates a voulu tenter de trancher le nœud gordien, avec ses faibles moyens qui sont dans ce cas plutôt de l’ordre du symbole. C’est pour cela que les mots ont leur importance (“‘terminating’ n’est pas ‘postponing’”), marquant la volonté du secrétaire à la défense de mettre en évidence la gravité de la situation au Pentagone. Cela écrit avec tout le respect possible, celui dont nous sommes coutumiers, le secrétaire à la défense des Etats-Unis est impuissant. Il ne peut faire que baisser les bras, en disant d’une voix tonitruante: “je baisse les bras!”. Il adresse un formidable avertissement à la future administration, – c’est-à-dire, éventuellement à lui-même s’il se succédait à lui-même, si on le lui demande, s’il en a encore la force et le goût…

Certes, il y a dans toutes cette affaire des manœuvres et des coups bas. C’est la moindre des choses pour un premier contrat de $39 milliards, pour un programme hautement stratégique, pour une compétition où le concurrent européen était initialement gagnant, pour un arrière-plan historique de sept ans pavé de scandales et de faits de corruption. Cela n’empêche en rien d’observer principalement, et impérativement, que l’essence du phénomène réside dans la formidable crise d’impuissance et de paralysie qui frappe cette hydre à mille têtes qu’est le Pentagone.

La décision de Robert Gates est sans précédent, autant sur le fond que dans la forme. L’explication est d’une simplicité terrible, qui doit être formulée de la sorte: la crise du Pentagone “est sans précédent, autant sur le fond que dans la forme”. Il est impossible et impensable que la prochaine administration ne fasse pas de cette crise sa priorité de sécurité nationale, alors que les crises de sécurité nationale s’empilent dans le hall de la Maison-Blanche. “Il est impossible et impensable” d’envisager une résolution de cette crise dans les circonstances actuelles, avec les moyens disponibles, dans les formes et les contraintes qu’impose le système, c'est-à-dire dans le contexte où évoluera la prochaine administration. Avec la crise du Pentagone, on a l’impression de tourner en rond et de se répéter continuellement, valse à mille temps du système de la puissance absolue transformée en impuissance quasiment entropique.

Comme le faisait si judicieusement remarquer James Carroll, la seule façon que l’URSS a trouvée pour résoudre sa propre impuissance chronique générée par son propre complexe militaro-industriel a été de s’effondrer, avec à la barre l’intuition inconsciente, ou “maistrienne”, d’un Gorbatchev. La raison était que l’URSS, ou disons le système soviétique, était son complexe militaro-industriel. La situation des USA est exactement semblable: le système américaniste est le complexe militaro-industriel, l’un et l’autre ne font qu’un. Devinez quelle est la solution que suggèrent ces constats?


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