New York Times : la ‘woke-mob’ règne...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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New York Times : la ‘woke-mob’ règne...

16 juillet 2020 – Je m’attarde un peu à cette affaire Weiss-NYT (démission de Bari Weiss du New York Times [NYT], assortie de la publication par Weiss sur son site de la lettre justifiant sa décision, qu’elle a adressée à A.G. Sulzberger, propriétaire du journal). Je crois qu’on n’a pas (encore ?) accordé assez d’importance à cet événement, important d’autant et même surtout parce qu’il est accompagné d’un document (la lettre de démission) donnant une description, – brève mais assez remarquable selon ce que j’en peux juger, – de la situation à l’intérieur du NYT, dans la rédaction.

Certes, on peut développer l’argument en partie vrai de l’évidence de la ‘ligne’ suivie par le NYT, comme fait Nebojsa Malic, sur RT.com. On retrouve l’argument tout au long de son article, commençant déjà par le titre : « New York Times has double standards & serves woke mob? Bari Weiss’ shocking resignation letter only states the obvious » (ce qui donne à peu près ceci, tenant compte que l’expression “woke mob” [*], difficilement traduisible, désigne les contestataires MLB & gauchistes divers en action dans les rues : « Le New York Times a un double discours et sert la contestation gauchiste ? La lettre de démission choquante de Bari Weiss ne fait qu’énoncer une évidence »).

Quelques extraits du texte de Malic pour renforcer son propos général :

« En effet, la plupart des commentaires parmi les anciens progressistes et les conservateurs les plus expérimentés sur l’auto-liquidation de Weiss se sont résumés à un haussement d'épaules. Le Times est donc un journal d'extrême gauche, qui déteste l’Amérique et ne tolère même plus les progressistes modérés, adversaires de pacotille des conservateurs de pacotille, – c’est tout ce qu’il y a de nouveau ?
» À l'heure où l'Amérique est confrontée à une révolution culturelle dévastatrice initiée par les plus extrémistes, est-ce vraiment la nouvelle la plus importante du jour ?
[...]
» Soyons réalistes, le Times a cessé d'être un journal sérieux depuis longtemps, et Weiss ne s’en est pas préoccupé jusqu’ici. Sa lettre ne nous dit rien sur la politique éditoriale, la politique et les pratiques de ‘The Grey Lady’ [surnom du NYT] qui n’était déjà évident, même pour un observateur occasionnel.
» Weiss a écrit son article peut-être le plus célèbre en mai 2018, sur le Intellectual Dark Web [**], où se retrouvent les intellectuels purgées des “institutions qui sont devenues de plus en plus hostiles à la pensée non orthodoxe”. Maintenant qu’elle s’est auto-liquidée plutôt que de donner à l’‘Inquisition de l’éveil’ [*] le plaisir de la brûler sur le bûcher de la métaphore sans retour, les personnes qu’elle avait dénoncées peuvent à juste titre lui dire “Nous vous l’avions bien dit”. »

Il est vrai, bien entendu, que la démission de Weiss et ses explications ne nous ont rien appris sur l’orientation du NYT, – disons pour ceux qui savent lire et font montre d’un peu de discernement. C’est l’évidence qui nous guide, et par conséquent il est également évident que ce n’est pas « la nouvelle la plus importante du jour ».

Je laisse de côté, mais il faudra y revenir sur le terme, sur ce fait nouveau que produit la différence entre d’une part la présomption assurée, la perception indépendante voire subjective mais juste que le NYT « a un double discours et sert la contestation gauchiste » ; et d’autre part la vérification de la chose comme un fait objectivement avéré. Les mémoires inconscientes, les psychologies en seront marquées et cela fera très vite une grande différence sur le jugement objectif, même chez ceux qui croit encore à la légende glorieuse de ‘The Grey Lady’ comme ‘journal de référence’, qu’on peut désormais porter sur le NYT et le reste. Moi-même, qui n’ai jamais douté ces dernières années de son orientation faussaire et subversive, j’ai été frappé par cette démonstration, je dirais même choqué... Et si j’ai été choqué, c’est par fait que nous voyons aujourd’hui le New York Times noyauté par des activistes gauchistes, par la “woke-mob”, – car c’est ce que nous révèle la lettre de Weiss.

Effectivement, si je suis d’accord avec ce jugement qu’il ne s’agit pas de « la nouvelle la plus importante du jour », avec la réserve que j’ai dite, par contre j’ai un profond désaccord avec une autre affirmation  de Malic. Je parle ici du constat qu’il pose selon lequel la lettre de Weiss « ne nous dit rien sur la politique éditoriale, la politique et les pratiques de ‘The Grey Lady’, qui n’étaient déjà évidentes même pour un observateur occasionnel. »

Je pense que c’est tout le contraire, et cela en distinguant bien ce qu’est la “ligne éditoriale’ du NYT, que nous connaissons certes et dont parle Malic en vérité, et “la politique éditoriale et les pratiques” du NYT. (La “ligne éditoriale” est ce qui est perçu de l’extérieur, ce que nous lisons dans un journal et comprenons ce qu’il est, à partir de la façon dont il choisit, oriente et commente les nouvelles. La “politique éditoriale” est ce qui se passe à l’intérieur, le processus interne au journal, notamment pour justement déterminer la “ligne éditoriale”.)

L’intérêt pour nous est bien “ce qui se passe à l’intérieur”, ou comment ce journal en est arrivé au point où il en est ; mon jugement est que cela nous est fort bien suggéré par diverses remarques de Weiss. (Il n’est pas évident que Weiss l’ait voulu ainsi, qu’elle ait fait ces remarques dans l’intention qu’on les comprenne dans leur entièreté, – peut-être elle-même ignore-t-elle cette ‘entièreté’ d’ailleurs, – mais il s’agit ici des observations du lecteur.)

Autrement dit, il importe de tirer les évidentes conséquences de ces remarques, ce qu’elles suggèrent comme explications fondamentales de la situation au NYT ; cette situation qui est, selon moi,
1) un phénomène extraordinaire, notamment compte tenu de l’importance symbolique et institutionnelle sans égale du New York Times ;
et 2) un phénomène extraordinaire ignoré précisément, pendant qu’il se produisait, de ceux qui l’ont laissé se produire ; un phénomène qui ne peut être bien compris que par une lecture éclairée autant par l’expérience que par l’intuition de la lettre de Weiss.

Pour assurer un peu plus mon propos, quelques citations de la lettre de Weiss... On met certains mots, certains membres de phrase en gras, parce qu’ils sont plus précisément indicatifs de ce qu’on cherche à savoir, de mon propos par conséquent.

« Mais les leçons qui auraient dû suivre l’élection [présidentielle de 2016] [...] n’ont pas été retenues. Au contraire, un nouveau consensus s’est dégagé dans la presse, mais peut-être surtout dans ce journal : la vérité n'est plus un processus de découverte collective mais une orthodoxie déjà connue d’une poignée d’éclairés dont le travail consiste à en informer tout le monde.
[...]
» Je ne comprends pas comment vous avez pu permettre que ce genre de comportement se poursuive dans votre entreprise au vu et au su de tout le personnel du journal et du public. Et je ne peux certainement pas comprendre comment vous et d’autres dirigeants du Times avaient pu rester les bras croisés tout en me félicitant en privé pour mon courage. Se présenter au travail en tant que centriste dans un journal américain ne devrait pas nécessiter de la bravoure... 
» Une partie de moi aimerait pouvoir dire que mon expérience a été unique. Mais la vérité est que la curiosité intellectuelle, – sans parler de la prise de risque, – est maintenant un handicap pour le Times. Pourquoi éditer quelque chose de difficile pour nos lecteurs, ou écrire quelque chose d'audacieux [...] alors que nous pouvons nous assurer la sécurité de l'emploi en publiant notre 4000e éditorial affirmant que Donald Trump est un danger unique pour le pays et le monde ? L’autocensure est donc devenue la norme.
» Des éditoriaux qui auraient facilement été publiés il y a deux ans à peine causeraient aujourd'hui de sérieux problèmes à un rédacteur en chef ou à un journaliste, sinon un licenciement... »

Les observations que suggèrent les remarque de Weiss doivent être amendées de la remarque qu’il ne faut pas chercher la trace d’une évolution du type d’un basculement d’une position ontologique à une autre. Il y a toujours, en arrière-plan, la narrative, le simulacre de l’existence de l’objectivité et de la recherche de la vérité dans la presseSystème, dans ce cas la presse du système de l’américanisme.

Lorsque Weiss, qui reste très loin d’être antiSystème, remarque que le consensus dans la presse, – et surtout au NYT, sans nul doute, – est devenu ceci que « la vérité n'est plus un processus de découverte collective mais une orthodoxie déjà connue d’une poignée d'éclairés... », on doit relativiser le concept de « processus de découverte collective » qui voudrait nous faire croire qu’“avant” (avant 2018, avant 2016, avant 9/11, etc.), la presseSystème cherchait loyalement la vérité ; pas du tout, puisqu’il s’agissait déjà de la presseSystème au service du système de l’américanisme. Ce qui importe est de savoir comment la presseSystème (le NYT) a basculé dans une position d’idéologisation extrémiste et de terrorisation à l’intérieur même de sa rédaction (puisqu’il faut de “la bravoure”, – je dirais même de l’héroïsme, – pour y rester), jusqu’à provoquer des licenciements et des démissions.

On observe alors :

• Si nous jugeons que la presseSystème est dans le simulacre, et notamment le simulacre antiTrump depuis 2015-2016, il s’est déroulé en vérité une évolution décisive interne, que nous avons ratée, durant ces deux dernières années, notamment depuis 2018 lorsque Weiss est entrée au NYT : « Des éditoriaux qui auraient facilement été publiés il y a deux ans à peine causeraient aujourd’hui de sérieux problèmes à un rédacteur en chef ou à un journaliste, sinon un licenciement... » Entretemps, une base extrémiste (la “woke-mob”) s’est installée dans la rédaction, faite de nouveaux arrivants formés aux combats antiTrump et gauchisants de la campagne USA-2016, tandis que des jeunes déjà en place se radicalisaient également.

• Aujourd’hui, le climat est tel que “l’autocensure est devenue la norme” ; notre observation, à mon avis essentielle, est que cette ‘autocensure’ se fait chez des progressistes modérés (des gens de la gauche modérée, antiTrump bien entendu), sous la pression d’une ‘terreur’ intérieure venue de la “woke-mob” qui tient le haut du pavé. La solution ? Vous écrivez votre “4000ème édito antiTrump”, et l’on vous fiche la paix.

• Le plus remarquable est bien qu’il semble, – et je le crois sans la moindre hésitation, – que la direction (Weiss s’adresse à Sulzberger, le propriétaire du NYT) n’a rien vu venir ni rien vu s’installer. « Je ne comprends pas comment vous avez pu permettre que ce genre de comportement se poursuive dans votre entreprise au vu et au su de tout le personnel du journal et du public... » Mais justement ! Ni le public, ni le personnel ne se sont aperçus de rien, tout comme la direction.

• La direction a désormais conscience de cette situation nouvelle et elle en est terrorisée. Elle se “cache” pour féliciter Weiss “en secret”, de son courage, de sa bravoure de “résister à la ‘woke-mob’ qui occupe la rédaction de son journal... Mais Weiss s’en est allée ; avant elle, c’était Bennett (en juin), lui aussi rédacteur-en-chef : ce sont les cadres dirigeants de la rédaction qui s’en vont, pas des  journalistes indisciplinés. C’est la base extrémiste qui, ayant réussi son coup d’État, mène la danse à l’intérieur du NYT, relit les textes pour donner l’imprimatur, désigne ceux qu’on doit virer où qu’il faut pousser à bout pour qu’ils s’en aillent... Camarades, la “woke-mob” règne !

J’ai une bonne expérience de la forme du recrutement, de l’organisation et de la qualification, de la hiérarchisation du travail rédactionnel dans un journal. Tout ce processus devrait être, aurait dû être, archi-serré dans un journal du calibre unique de ‘The Grey Lady’. Selon ces normes et en temps normal, des positions comme celles de la “woke-mob” ne passent pas inaperçues, et dans tous les cas on ne laisse pas un tel courant s’installer et s’organiser jusqu’à la terrorisation au sein d’une rédaction. Je suis sûr qu’en rêvant un peu et en citant telle ou telle source sulfureuse, on pourrait trouver une explication du type-“complot du DeepState” pour nous divertir, – outre ou malgré c’est selon, le fait qu’un Sulzberger fait évidemment partie, d’une façon ou l’autre, du DeepState, – mais enfin, il n’est pas temps de nous divertir...

Ces gens, ces jeunes gens (j’ignore pourquoi, je les imagine jeunes, inflexibles, la pensée intello-rigide, les yeux flamboyants, un peu hystériques mais froidement), – ces ados devenus hommes-femmes-‘trans’ sont entrées au NYT comme une lettre à la poste, comme on prend un suppositoire, – dans le “journal de référence” du monde-BAO, dans cette Institution de la Civilisation, – se rend-on compte à la fin de la grandeur extraordinaire de l’événement ! Comment est-ce possible ?

Essayons, hypothèses plus ou moins assurées... Deux ou trois explications c’est selon, qui se complètent, qui sont bien de notre temps, qui conjuguent l’affectivisme, le désordre, la folie de la communication...

• Il y a d’abord la haine antiTrump, qui les emporte et les aveugle tous, y compris les dirigeants de cette faction, y compris un Sulzberger. Une telle haine, qui relève d’une pathologie de l’affectivisme, brouille le jugement et déforme la perception. Ainsi ont-ils pu accueillir sans broncher quelques jeunes gens et jeunes filles diplômées, qui semblaient animés de la même haine antiTrump, et dont ils se disaient que ce serait de fidèles soldats alors qu’il s’agissait de la graine de mutins et de révolutionnaires incontrôlables.

• Le problème des mouvements woke et progressistes-sociétaux, c’est qu’ils mélangent le sociétal à la politique, l’antiracisme à la révolution, etc. Vous n’allez pas refuser un(e) candidat(e) transgenre alors que le drapeau arc-en-ciel brandi haut et fort par le NYT claque dans le vent de la liberté postmoderne. Or, tout cela est lié, et notamment le LGTBQ et la politique extrémiste, comme le montre la démarche d’une transgenre du site Vox à l’encontre de son collègue Iglesias, qui avait signé la fameuse ‘lettre ouverte’ critique de la “woke-mob” publiée dans Harper’s : « Emily Van Der Werff, critique du site ‘Vox’, s’est plainte auprès de la direction de la rédaction qu’un collègue l’avait signé. Elle a déclaré qu’elle se sentait “moins en sécurité” à ‘Vox’. La façon dont la signature de Matt Yglesias sur une lettre qui vise à préserver la liberté d’expression (ce qui permet Van Der Werff de faire son travail) est un danger pour elle est laissée à interprétation... »

• Enfin, cette démarche du mouvement “woke-mob”, qui est aussi le mouvement ‘Cancel Culture’, correspond parfaitement aux normes du grascisme, dont toute cette génération révolutionnaire se réclame. Le philosophe anglais Roger Scruton (***) écrit : « L’importance que Gramsci a pour nous aujourd’hui est liée à sa détermination à vouloir transposer dans le domaine de la haute culture l’œuvre révolutionnaire des rues et des usines. Il remania le programme de gauche pour en faire une révolution culturelle qui pourrait être menée sans violence, au sein des universités, des théâtres, des salles de conférences et des écoles, là où les intellectuels trouvent leur principal public... »

“Haute culture”, “révolution culturelle” pour et par les intellectuels, voilà tout un programme pour ‘The Grey Lady’, le journal de référence global. Vous voyez bien que toutes les vertus du Système se retournent contre lui, sans qu’il soit nécessaire de lancer une croisade contre lui, mais simplement attisant les brandons de l’incendie qui le dévore.

Ils y sont entrés, alors quand et comment les en faire sortir ? Peut-être Sulzberger est-il en train de se creuser la tête pour trouver une réponse à la fois progressiste, sociétale, – et révolutionnaire certes. Bon vent, car lorsque cette jeunesse est en place, c’est comme des arapèdes sur un rocher ; et les termites grignotent le porte-drapeau du Système, le formidable New York Times qui est allé un anathème trop loin...

 

Notes

(*) On sait que le mot ‘woke’ (éveil, réveil, etc.) remplace dans l’argot révolutionnaire-postmoderne les mouvements de la diversité, de la “gauche postmoderne”, du progressisme-sociétal, l’antiracisme, etc., tout cela avec un peu de teinture révolutionnaire. “Woke-mob” pour les foules manifestantes du domaine.

(**) C’est en lisant le texte de Malic que nous apprenons que Weiss avait écrit en 2018 un article dénonçant l’IDW comme repaire d’intellectuels antiSystème ou tout comme. Or, il y a, comme on le lit, toute une correspondance, voire une manigance à l’occasion de la démission de Weiss, entre Weiss et Eric Weinstein, qui se présente comme l’un des créateurs de l’IDW. On lit aussi que Weinstein espère interviewer Weiss. Bref, les relations, qui se sont nouées dans l’hostilité, semblent avoir évolué..

(***) ‘L’erreur et l’orgueil, Penseurs de la gauche moderne’, Roger Scruton, L’Artilleur, Paris 2019.