N’écoutez pas ce que je ne vous dis pas

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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N’écoutez pas ce que je ne vous dis pas

30 juillet 2025 (00H30) – Décidément, me semble-t-il, les Italiens disposent de belles voix, de beaux esprits dans ce concert vide d’un assourdissant conformisme qui prévaut en Europe, – et notamment en France, vue de l’extérieur, dans mon pays qui est le “pays de l’intelligence” et qui rabâche sans cesse les mêmes petites querelles idéologiques et sans fin, ornées de mots ronflants et d’une prétentieuse majesté, – comme si Paris était devenue une grande-petite ville de province qui essaye de parler comme la grande-Ville-Lumière des autres temps.

Pourquoi les Italiens ? Parce que je trouve chez eux, une fois de plus, un texte court et précis qui va remuer les profondeurs insondables de notre décadence ; qui le fait à propos de la chose qui a aujourd’hui la toute-puissance de l’acte et de ses effets, le système de la communication ; qui décrit quelque chose d’épouvantablement nihiliste, en désignant les vrais coupables, tout le monde en vérité ; qui réussit pourtant ce miracle ne pas vous laisser dans un état de désespérance accouchant ce nihilisme mortel.

L’auteur (non, l’autrice puisqu’il s’agit d’une dame) ne vous promet pourtant rien d’un espoir fallacieux qui serait de vous dire qu’en pleine tempête invincible vous réussirez à redresser la barre. Croyez-moi, j’ai fait de la voile et j’ai subi au moins quelques tempêtes, dont l’une la plus terrible qu’on puisse imaginer. C’était il y a bien plus d’un demi-siècle et je m’en souviens comme si c’était la nuit dernière, une tempête où nulle puissance humaine ne serait capable de “redresser la barre” lorsque les éléments déchaînés en ont décidé autrement. Alors, la barre, le gouvernail, la grand’voile réduite à un tiers avec deux ou trois ris, la trinquette bordée à contre, tout cela est bouclé et ne vous ne vous appartient plus, – et vous vous trouvez sans le moindre contrôle d’une coquille de noix qui file vers une côte rocheuse rien qu’avec le vent tapant comme un poing de géant sur le tableau arrière. J’ai vécu un tel moment où vous baissez les bras parce que c’est le bon sens de baisser les bras, avec l’espoir irréfragable que, finalement, les éléments du ciel en fureur décideront de vous épargner en apaisant cette fureur. Tout, absolument tout est perdu et, par conséquent, tout, absolument tout est possible, – même que le Ciel vous pardonne...

Alice Carazza, que je ne connais pas, vous parle de cette épouvantable condition qui est la nôtre où, dans ce flot torrentiel d’informations vraies et fausses, – si tant est qu’on puisse me dire ce qui est le vrai et ce qui est le faux, – nous disposons de tout pour tout savoir, et où nous ne savons plus rien sur rien. Le titre suffit à nous dire de quoi elle nous parle, de son texte original à sa traduction française.:

« L’ère du post-journalisme. Pourquoi plus personne ne croit aux journaux.

» Le discrédit de l'information se traduit par une dépendance à des algorithmes “sans maîtres” »

Vous comprenez l’importance que j’accorde à ces propos, moi qui travaille dans ce domaine du système de la communication et lui accorde la toute-puissance dans les affaires de ce monde plongé dans le tourbillon crisique de son propre effondrement. Ne croyez pas une seconde que je ne sois pas sensible à ce que dit cette dame. J’ai au fond de moi une honte et une rancœur sans fin d’avoir été, assez longuement, un “journaliste professionnel” agréé officiellement et accrédité, quand je mesure la complète trahison, la complaisante soumission, la lâcheté de la complète désertion qui marque désormais le destin de ce qui fut ma profession, – “le plus vieux métier du monde”, sans rire-jaune.

J’ai moi-même déserté les déserteurs. J’ai tenté de me construire un cadre, des règles, des loyautés à moi-même, en espérant que parfois une vérité (une vérité-de-situation, comme on dit sur ce site) sortirait de mon propos et apparaîtrait comme telle à celle ou à celui qui accepte encore de me lire. Leçon d’humilité d’une certaine façon, mais aussi et d’une autre façon, la recommandation d’une volonté de fer de ne pas céder.

Pendant ce temps, Dame Alice nous décrit le temps d’aujourd’hui, – et qui lui donnerait tort ?

« Tout est en ordre et pourtant rien n’est organisé. Il ne sert à rien non plus de se faire des illusions: l’idée que l’opinion publique puisse encore se mobiliser autour de quelque chose est dépassée. La majorité a cessé de lire les journaux. On ne les feuillette plus, on ne les ouvre plus, on n’y croit plus. Nous sommes dans l’ère du post-journalisme. »

Il faut lui reconnaître avec reconnaissance qu’elle ne choisit pas la tangente de nos grands penseurs du temps, les pères-la-rigueur, les  professeur  de vertu et de morale, qui vous renvoient au désordre et aux prétention des soi-disant “réseaux sociaux” ; ceux-là qui contemplent avec mépris toutes ces voix discordantes et sans aucune référence, dans une situation où dominent l’individualisme et l’égalitarisme qu’ils leur eux-mêmes imposés.

Carazza ne nous dissimule pas ce que je ressens moi-même si fort, cette trahison du journaliste, sa capitulation devant les tentations du lucre, des privilèges et des clins d’œil complices et égrillard de la puissance dominatrice, de la corruption qui les emprisonne et les réduit à leur état de robot (ce sont eux les robots, et nullement ceux qu’ils ont, paraît-il, mission réussie d’enrégimenter alors que ces victimes-là ne les lisent même plus)...

« Idéologie sans réalité, – La pensée critique s’évapore donc aussi vite que la vidéo suivante. C’est décourageant, de fait. Pourtant je comprends ce glissement. Car c’est précisément là le problème: le journalisme a perdu de sa crédibilité. Il a abandonné son rôle d’observateur. Il a pris position, souvent sans savoir le faire ou sans en être vraiment convaincu. Il a adopté l’idéologie ambiante, perdu la réalité concrète. Il a accepté de devenir algorithme, contenu ou « sujet tendance ». Ainsi, en cherchant sans cesse à capter l’attention, il a perdu son autorité. Et ceux qui lisent l’ont remarqué.

» Tout le monde parle de tout, – Autrefois, une parole était vraie si elle était prononcée par quelqu’un qui en avait le droit, le rôle, la responsabilité. C’est ce qu’a expliqué, il y a des décennies, le philosophe français Michel Foucault: il existe un ordre qui détermine qui peut parler et avec quelle légitimité. Aujourd’hui, avec l’illusion démocratique des réseaux sociaux, tout le monde parle de tout. Mais dans ce chaos général, personne ne sait vraiment plus rien. Attention, ce n’est pas parce qu’il manque des informations, mais parce qu’il n’y a plus d’espace consacré pour y réfléchir. Il n’y a plus de hiérarchie entre vrai et faux, entre ce qui est vérifié et ce que l'on a entendu dire. Entre auteur et personnage. Il ne reste que ce qui fonctionne. Ce qui tourne. Ce qui “marche”. Résultat ? La parole n’a plus de poids. Tout est discours, et donc rien n'existe vraiment. Tout est visible, mais en réalité, on ne voit rien. Nous sommes à une époque où l’opinion précède les faits. Où la réaction vaut plus que la réflexion. Où l’on ne cherche plus ceux qui savent, mais ceux qui confirment ce que l’on pense déjà. »

Tout cela est bel et bon, sans le moindre doute. Nous nous sommes construits une citadelle de “connaissances” fabriquée par tant d’affirmations, d’informations, qui prétendent tout vous dire de l’état du monde, et dont pourtant vous ressentez presque physiquement, presque sensuellement l’extrême fragilité, la mollesse et l’inexistence de la moindre substance. A force de réclamer, à juste titre proclame-t-on, la “transparence”, nous avons obtenu, grâce au piège diabolique de la technologie, la substance même de la transparence qui est le vide, le rien, le néant. Pour autant, rien dans tout cela n’est absolument condamnable, dans le chef de ceux qui s’y roulent, parce qu’ils sont comme le malheureux voilier dans la tempête.

Que faire et dire surtout, sinon ce que le loup agonisant dit au chasseur qui l’a blessé à mort, à Alfred de Vigny ? Rappelez-vous, c’était à l’occasion du mon hommage à ‘Margot, cette chienne admirable et compagne fidèle, et cette leçon de stoïcisme héroïque vaut pour toutes les situations que la tragédie du monde, lorsqu’elle n’est pas tragédie-bouffe de la sorte que produisent les crétins qui prétendent nous diriger, vous réserve. Elle vaut même lorsqu’il s’agit de l’aventure de la connaissance, de la reconnaissance de la Vérité, – je veux dire, lorsque l’être accepte de ne plus se croire maître du monde, lorsqu’il reconnaît la puissance des éternités du Cosmos, – et en plus, en prime, là-bas et vers le Très-Haut, tout au bout, il y aura la récompense de la beauté qui enchante en plus de la puissance qui conduit :

«Il disait : “Si tu peux, fais que ton âme arrive,
»A force de rester studieuse et pensive,
»Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
»Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
»Gémir, pleurer, prier est également lâche.
»Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
»Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
»Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.”»

Nous sommes des aventuriers, je suis un aventurier. D’autres aventuriers  bâtirent des mondes en allant au bout des océans inconnus, et bâtirent des nations au terme de terribles batailles. Notre guerre, elle, se trouve dans la recherche entêtée et pugnace de la vérité, et cela n’a rien à voir avec les fariboles sur la “guerre de l’information” dont les crétins sur plateau et sur canapé nous fatiguent l’esprit. Notre aventure est un risque constant, un enjeu sans fin, où nous faisons jouer des facteurs insaisissables aux autres, comme l’expérience, l’intuition, la foi, qui n’assurent à personne la moindre certitude. Ainsi, même pour vous lecteurs, c’est une aventure et vous êtes des aventuriers. 

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