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2673Normalement, nous sommes heureux quand les choses se passent bien et tristes quand les choses tournent mal. L’effondrement semble changer cela. Dans un scénario d’effondrement, les choses doivent tourner mal et tournent mal. L’idée que quelque chose irait bien est reléguée au royaume des vœux pieux, et l’attention se porte plutôt sur les choses qui tournent mal de manière particulièrement profonde, amusante ou envoûtante. L’effondrement fait que les limites de l’action constructive se réduisent à un cercle minuscule entouré d’une vaste étendue de conséquences imprévues. Les notions de victoire et de défaite sont redéfinies jusqu’à l’inverse : nous nous sentons victorieux lorsque les responsables directs de l’effondrement font quelque chose de spectaculaire qui accélère le processus sans que nous fassions rien ; à l’inverse, nous nous sentons vaincus lorsque le processus d’effondrement ralentit et que le monde s’installe dans un modèle d’échec interminable et durable.
L’État ukrainien contemporain (ou ce qu’il en reste) nous fournit de nombreuses informations sur le processus d’effondrement. C’est un laboratoire in vivo et en temps réel du processus de l’effondrement. Chaque niveau des manifestations nécessaires de l’effondrement y est représenté, offrant un terrain fécond pour une analyse personnelle du phénomène général de l’effondrement. Cela fonctionne de bas en haut :
• L’effondrement culturel est le résultat d’un effort pseudo-nationaliste niant l’héritage russe de l’Ukraine et le remplaçant par un culte de l’adulation de toutes choses occidentales, une langue nationale et une culture synthétisées à partir de dialectes villageois et des griefs historiques profondément enracinés.
• L’effondrement social est venu de la marginalisation et de l’ostracisme d’une partie importante de la population qui s’est associée plus étroitement avec la Russie qu’avec le pseudo-nationalisme ukrainien nativiste. Beaucoup de ces gens se sont installés là après la Révolution de 1917 pour exercer une influence civilisatrice sur une région agraire arriérée. Nombre de leurs descendants sont maintenant retournés en Russie.
• L’effondrement politique a commencé avec le renversement violent, dirigé depuis l’étranger, du gouvernement constitutionnel et son remplacement par des comparses triés sur le volet par le Département d’État américain. Dans sa deuxième phase, une mauvaise politique a provoqué une guerre civile qui se poursuit à ce jour, et un démembrement du pays, Donetsk, Lugansk et la Crimée se séparant du reste. Quelque part en cours de route, le parlement ukrainien a été “régénéré” par des oligarques et des criminels de toutes sortes, ce qui a rendu la politique du pays si corrompue qu’elle est devenue ingouvernable, même pour les plus habiles manipulateurs de la CIA.
• L’effondrement commercial a été facilement obtenu par la rupture des nombreux liens économiques entre l’Ukraine et la Russie. En particulier, cela a détruit une grande partie du secteur industriel avancé de l’économie ukrainienne (qui était autrefois la fierté de l’URSS), amenant le départ de nombreux spécialistes techniques vers d’autres lieux plus productifs, comme par exemple la Corée du Nord qui avait besoin de quelques experts en missiles et technologie nucléaire militaire. Tous les principaux secteurs de haute technologie – moteurs de fusée, gros moteurs de navires, moteurs d’hélicoptères, etc. – ont été relocalisés en Russie. La Russie reste le principal partenaire commercial de l’Ukraine, mais cela montre seulement que sa tentative de réorientation vers l’Occident a été un échec. L’Ukraine parvient encore à exporter vers l’Ouest des objets tels que des bûches (en dévastant ce qui reste de ses forêts) et de la terre (arrachage de sa couche arable à l’aide de bulldozers et de chargeurs à godets pour l’export).
• L’effondrement financier a connu plusieurs phases : la chute de la valeur de la monnaie nationale qui a appauvri une grande partie de la population ; la réduction des services sociaux et la fermeture des écoles pendant l’hiver en raison du manque de chauffage ; l’incapacité de la population à se nourrir sans recourir au travail sous-payé dans les pays voisins. À un niveau plus élevé, l’Ukraine a été manœuvrée pour être mise en position de servitude permanente de sa dette : elle s’est engouffrée dans la dette extérieure à tel point qu’elle ne pourra jamais la rembourser sans une croissance économique régulière ; mais puisque toutes les autres phases de l’effondrement se poursuivent à un rythme soutenu, tout espoir de croissance est illusoire.
Peut-être que, dans quelques années, sera-t-il sera temps d’écrire une étude de cas complète de l’effondrement ukrainien, en se plongeant dans chacune des cinq étapes. Pour l’instant, permettez-moi de vous régaler avec une petite histoire amusante qui donne un aperçu de l’étrange royaume hanté passant actuellement pour la réalité ukrainienne.
Le protagoniste principal de cette histoire est un nommé Arkady Babtchenko, un Moscovite, fils d’un ingénieur en aérospatiale et d’une institutrice. Pendant un temps, il a travaillé comme correspondant militaire en Tchétchénie, puis de nouveau en Géorgie lors de la campagneultra-courte d’Ossétie du Sud du 08/08/08. Ses reportages en temps de guerre lui ont valu une réputation justifiée de journaliste professionnel.
Plus récemment, Babtchenko est devenu blogueur et s’est construit une réputation différente, et il a attiré beaucoup de fans en propageant des commentaires antirusses. Par exemple, il a déclaré publiquement qu’il voulait voir la Russie divisée en un ensemble de minuscules fiefs en guerre les uns avec les autres. Quand un avion devant transporter des musiciensen Syrie s’est écrasé au décollage, il a déclaré qu’il « s’en fichait ». Les gens se comportent de cette façon pour toutes sortes de raisons. Certains cultivent une attitude de mauvais garçon afin d’attirer les jeunes idiots en tant que suiveurs sur les médias sociaux. Certains tentent de faire le vide dans les décombres laissées par les diverses ONG étrangères qui avaient été chargées de déstabiliser la politique russe. Plus prosaïquement, certains autres agissent de cette façon parce qu’ils s’ennuient ou sont déprimés, ou encore sexuellement insatisfaits.
S’ils ne franchissent aucune des lignes rouges habituelles (incitation à un renversement par la violence du gouvernement, incitation à la haine raciale et religieuse, etc.), ils peuvent mener une vie confortable en Russie. Personne ne les persécutera. Au contraire, ils offrent l’occasion à tous les autres la fierté du constat de l’exercice sans entraves du droit à la liberté d’expression. C’est pourquoi certains d’entre eux – c’est le cas de Babtchenko – deviennent si obsédés par le besoin de se faire remarquer (leur position étant plutôt impopulaire chez eux) qu’ils feignent d’être victimes de poursuites politiques et déménagent à Kiev, le seul endroit au monde où ils peuvent réellement vivre de leurs imprécations sans fin contre la Russie … tout en continuant à parler et à écrire en russe. Pas de recyclage nécessaire ! C’est le rêve d’un “floccinaucinihilipilificationiste“ russe devenu réalité.
Mais le pauvre Babchenko s’est fait tirer dessus trois fois dans le dos, comme le pauvre Boris Nemtsov. Il se sentait malade, alors il est allé au coin de la rue pour acheter du pain (je sais, mais c’est l’histoire officielle) et il a reçu une balle dans le dos soit sur le chemin aller, soit sur le chemin du retour (les versions varient) juste devant son appartement (sa femme était à la maison).
Il y a une photo de lui mort. Comme de nombreux observateurs, connaisseurs en blessures et en cadavres l’ont rapidement fait remarquer, il est conscient (à en juger par la pose et le tonus musculaire), ses systèmes respiratoire et circulatoire sont en bon état (son crâne chauve est rose et amène) et les blessures d’entrées de balles saignent beaucoup trop. En tant qu’acteur de crise, Babtchenko n’est pas convaincant. Peu importe, il est mort, soit directement, soit dans l’ambulance, sur le chemin de l’hôpital ou à l’hôpital (les versions varient).
À la nouvelle du décès prématuré du pauvre Babtchenko, tout le réseau des “floccinaucinihilipilificationnistes” russes a immédiatement été pris au piège de ce qui était clairement (aucune enquête ou preuve nécessaire) un assassinat politique ordonné par les plus hauts échelons du “régime criminel russe”, et peut-être par Poutine “en personne”. Des œillets rouges se sont entassés devant l’immeuble de Babtchenko. Les gens à Moscou ont commencé à réserver des vols pour Kiev pour assister aux funérailles du héros tombé. À l’ONU, à New York, le représentant ukrainien d’origine russe Pavel (autoprénommé “Pavlo”) Klimkinea déclaré ceci :
« Arkady Babtchenko, un journaliste russe et opposant bien connu au régime russe, a été tué près de son appartement à [Kiev]. Avant son arrivée en Ukraine, il a été forcé de quitter la Russie après des attaques et des menaces contre lui et sa famille … Il a continué à se battre pour une Russie démocratique depuis l’Ukraine, donc, bien sûr, Moscou l’a toujours considéré comme un ennemi … Il est trop tôt pour dire qui est derrière, mais l’analyse d’affaires similaires nous donne des motifs raisonnables de croire que la Russie utilise d’autres types de tactiques pour déstabiliser la situation en Ukraine. En particulier, il y a des attaques terroristes, des activités subversives et des assassinats politiques. »
Plusieurs autres dignitaires ukrainiens ont aussi pesé de tout leur poids. Ceci, s’il vous plaît de le noter, est maintenant la procédure standard : quelque chose se produit, et avant même qu’une enquête commence et que tous les faits soient constatés, une décision instantanée est prise d’accuser la Russie. C’est devenu une vraie routine : le Boeing malaisien abattu à l’Est de l’Ukraine, le meurtre de Boris Nemtsov, l’empoisonnement de Serguei Skripal et de sa fille, etc. Certaines personnes commencèrent à dire qu’il était désormais grand temps d’expulser un peu plus de diplomates russes et d’introduire des sanctions antirusses supplémentaires.
Tout allait parfaitement bien. Mais Babtchenko est revenu à la vie lors d’une conférence de presse. Le monde en a eu le souffle coupé. Babtchenko, flanqué de fonctionnaires ukrainiens, avait l’air plutôt honteux, et eux aussi. Ils ont alors annoncé que son “faux assassinat”avait été organisé car un contrat existait vraiment sur sa tête, et que tout cela avait été fait pour appréhender les coupables, qui avaient été payés d’avance. Et les coupables sont, bien sûr, les responsables russes.
Tous les“floccinaucinihilipilificationnistes” russes, partout dans le monde, se sont sentis très vite floués par ce spectacle de leur blogueur préféré ressuscité d’entre les morts, et ont été indignés. Les piles d’œillets coûtent de l’argent, tout comme les billets d’avion de Moscou à Kiev pour assister aux funérailles. Le fait que beaucoup d’autres se sont tordus de rire ne les a pas non plus rassurés. Et la plupart des gens ont ri, ou du moins souri. Vous voyez, la plupart des gens dans le monde sont ce que vous pourriez appeler des “gens normaux”: ils n’aiment pas les réalités préfabriquées et ils ne sont pas capables de distinguer un canular politique habilement arrangé de mensonges grossiers. Tandis que tout le monde riait, la communauté russe des “floccinaucinihilipilificationistes”, avec une grande partie des médias occidentaux, condamnait hautement cette violation des bonnes manières, de l’éthique journalistique, de la gouvernance compétente et tout ce qu’ils pouvaient penser en terme de condamnation. Ce fut une belle réussite !
Une question évidente s’est posée dans de nombreuses têtes en même temps : qui connaissait le canular, et depuis quand étaient-ils au courant ? Le président ukrainien alcoolique, Porochenko, le savait depuis le début, mais le stupide cancre Klimkine ne le savait pas. Mais la propre épouse de Babtchenko était-elle au courant ? Elle était présente sur les lieux tandis que Babtchenko était allongé sur le sol et attendait que la maquilleuse arrange le sang du cochon et peigne les impacts de balle sur son dos. Et puis elle a passé une journée à pleurer publiquement et à accepter les condoléances. À l’heure actuelle, il est très difficile d’établir qui savait, même s’il est parfois assez évident de dire qui a menti à ce sujet.
Mais qu’en est-il de la raison de ce canular ? Une personne a été immédiatement arrêtée : un gentleman chauve d’âge moyen qui est le dirigeant d’une société germano-ukrainienne, la seule compagnie privée qui fournit des armes à l’armée ukrainienne. Il a été interrogé et a divulgué plusieurs détails absurdes. Le chef de l’assassin devait être un certain prêtre guerrier ukrainien qui a combattu des “séparatistes russes” à l’Est et qui déteste la Russie. Et son contact en Russie était un individu dont l’existence n’est pas encore établie. Un scénario probable pour un complot d’assassinat venant du Kremlin, non ?
Une explication plus raisonnable est que cela faisait partie d’un effort pour obtenir que le gestionnaire dégarni d’âge moyen abandonne sa part dans la compagnie d’armement, en gros, un raid politico-financier. Accuser la Russie est toujours essentiel, bien sûr, mais pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ? C’est comme ça qu’ils font les choses en Ukraine. Le fait que l’assassin, payé par le Kremlin, devait être un moine guerrier Shaolin qui détestait la Russie, et le fait que le contact russe n’existait pas vraiment – ce ne sont que quelques détails agaçants, à fourrer sous le tapis pendant que tout le monde regarde ailleurs.
Beaucoup de fonctionnaires ukrainiens se grattent maintenant la tête ; qu’ont-ils fait de mal ? Ils ont fidèlement suivi le même script que les Britanniques avec l’empoisonnement de Skripal et de sa fille qui ont été tués en utilisant un agent neurotoxique conçu pour tuer des milliers de personnes en quelques secondes, mais qui ont finalement survécu. La Russie a été accusée sans preuves, et l’accusation a conservé tout son crédit dans la mesure où de nombreux pays ont expulsé des diplomates russes. Et maintenant que toute la version officielle de l’affaire Skripal commence à ressembler à un simple kidnapping motivé par des considérations politiques, les médias parlent de tout autre chose. Les Britanniques ne semblent pas particulièrement embarrassés par tout cela, et il n’y a pas des millions de gens qui se moquent de cette folie. Même si Theresa May semble bien embarrassée et qu’elle est en effet dans de beaux draps, on peut quand même considérer la mission Skripal comme un succès. Au moins, cela n’a pas abouti au ridicule de l’affaire Babtchenko.
Ceci, Mesdames et Messieurs, est ce à quoi l’effondrement ressemble à peu près. Un journaliste qui meurt et est ressuscité en tant que non-journaliste. L’establishment politique d’un pays devient la risée de la planète. Qui va les croire maintenant ? Et tout un Juggernautde provocations antirusses basées sur des accusations sans preuves est en danger de dérapage à cause de “l’effet Babtchenko”. Arkady, vous, grand patriote russe, laissez-moi vous payer une bière !
(Le 5 juin 2018 ;Club Orlov– Traduction, Le Sakerfrancophone.)