Mondialisation-démondialisation. Essai d'analyse anthropotechnique

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Mondialisation-démondialisation. Essai d'analyse anthropotechnique

Indiquons à ceux n'ayant pas lu notre livre Le paradoxe du Sapiens (*) que nous y proposons un outil d'analyse du monde politico-économique visant à faire le plus possible appel à la méthode scientifique. Nous y postulons que l'évolution des civilisations humaines, depuis les origines, a résulté des compétitions darwiniennes pour l'accès aux ressources confrontant des superorganismes que nous qualifions d'anthropotechniques ou mieux, de bio-anthropotechniques. Ce terme générique désigne des entités composées d'une imbrication étroite entre des facteurs biologiques (par exemple les génomes), des facteurs anthropologiques (les acquis culturels) et des facteurs technologiques.

Ces entités sont de nature très différente. Leur influence sur l'évolution globale n'est pas identique. Elles peuvent donc être analysées en termes différents, selon les échantillons de temps, de lieux et de domaines retenus. Cependant nous estimons que l'approche anthropotechnique devrait être féconde pour mieux comprendre le monde actuel dans sa totalité, c'est-à-dire pour en donner une vision globale. Cela ne signifierait pas qu'elle permettrait d'analyser le monde en détail, de prédire son évolution et moins encore de proposer des remèdes à certains risques pouvant naitre de la confrontation en son sein entre systèmes anthropotechniques. Plus généralement, rappelons que le concept de système anthropotechnique est pour nous un postulat. Dans le cadre d'une démarche se voulant scientifique, il doit être mis à l'épreuve des observations expérimentales afin de préciser les enseignements qui pourraient être tirés de son utilisation.

L'une de ces mises à l'épreuve consisterait aujourd'hui à utiliser le concept de l'anthropotechnique pour tenter de mieux comprendre l'ensemble des phénomènes généralement associés à ce que l'on nomme la mondialisation.. Il devrait être de même de la démondialisation, présentée depuis quelques mois comme un remède aux effets négatifs de la première.

Frédéric Lordon

Un article de l'économiste Frédéric Lordon dans Le Monde Diplomatique d'août 2011, intitulé «La démondialisation et ses ennemis», s'attache à démontrer les illusions et les mensonges délibérés recelés par le concept de mondialisation. Ce n'est pas pour autant, selon lui, que les perspectives actuelles dites de démondialisation pourraient remédier aux abus du capitalisme libéral sans frontières imposés par ceux présentant la mondialisation comme une évolution nécessaire. Frédéric Lordon est un auteur que nous apprécions beaucoup, car il s'oppose avec bonheur au langage convenu imposé par les pouvoirs à ses homologues. Cependant, nous pensons que faute d'un outil d'analyse suffisant, il ne réussit pas à préciser ce que pourraient être des politiques s'opposant à la mondialisation, dite aussi de démondialisation, qui répondraient à la légitime volonté des peuples de s'affranchir de la domination imposée sous couvert de mondialisation à l'ensemble de la planète par des intérêts eux-mêmes mondialisés.

Dans l'article précité, Frédéric Lordon décrit avec pertinence les grands phénomènes résultant de la capitulation devant les impératifs supposés de la mondialisation: - concurrence « non faussée » entre économies à standards salariaux inégaux (Minima s'échelonnant de 100 dollars par mois au Sud à 1500 ou 2000 au Nord, pour ceux disposant d'un emploi) – exigence de rentabilité financière imposant la compression permanente des revenus salariaux – menace permanente de délocalisation - endettement institutionnalisé des consommateurs afin de leur permettre de continuer à consommer malgré la diminution des revenus salariaux – prise en charge des coûts de ces politiques par les budgets publics c'est-à-dire finalement par les citoyens – désarmement des Etats face aux intérêts financiers par des politiques dite de rigueur portant sur les administrations, les services publics et les investissements collectifs de long terme.

Nous avons nous-mêmes décrit plusieurs fois ces phénomènes, à l'instar de tous ceux qui comme nous dénoncent le néo-libéralisme financier et la prise en mains du monde par des oligarchies en connivence mondiale. Mais il ne suffit pas de dire « Plus jamais cela » comme le fait Frédéric Lordon à la fin de son article, pour voir émerger miraculeusement les solutions permettant d'échapper aux véritables dictatures ainsi dénoncées. Il faut analyser plus en profondeur ces différentes dictatures, à la lumière de l'outil anthropotechnique proposé ici.

Les systèmes anthropotechniques s'insèrent dans l'antagonisme mondialisation/démondialisation

Nous avons dit que les systèmes anthropotechniques, notamment les entreprises, les administrations, les Etats, sont le produit de la symbiose de trois niveaux de déterminismes différents. Les facteurs actifs au sein de ces niveaux vivent la mondialisation-démondialisation de façon différente.

Au plan des composantes scientifico-techniques de ces systèmes s'impose globalement une exigence d'interconnexion et d'intercommunication qui constitue un élément déterminant de ce que l'on peut appeler la globalisation technologique du monde et des cerveaux (global mind). Certes, des compétitions internes entre diverses composantes peuvent générer des conflits retardateurs de la technologisation globale, mais dans l'ensemble se met en place un tissu de relations et d'échanges qui constitue le facteur le plus puissant de la mondialisation. La science, autrement dit les moyens d'action sur le monde résultant du processus collectif d'acquisition sur le mode expérimental des connaissances et des savoir-faire, est à la fois le produit et l'outil de l'explosion contemporaine des technologies.

Toutes différentes sont les composantes biologiques des systèmes anthropotechniques. Pour simplifier, nous dirons qu'elles expriment au sein de ces systèmes deux tendances fortes. L'une pousse à une croissance démographique que seule peut faire plafonner la diminution des ressources, l'autre, quasiment inverse, incite à l'appropriation des territoires et à la constitution de niches aussi exclusives que possible. L'hyper-natalité, encore très présente dans de nombreuses sociétés du tiers-monde, est le facteur déterminant d'une certaine forme de mondialisation, celle qui repose sur la recherche de nouveaux territoires d'expansion par des populations en manque d'espace et de nourriture. Il s'agit de processus biologiques tout à fait banaux, qui de ce fait n'obéissent pas à des considérations se voulant rationnelles. A l'inverse, la constitution d'empires territoriaux par des minorités dominantes, en guerre les unes avec les autres, ne serait pas au contraire favorable à la mondialisation. Il s'agirait au contraire de facteurs qui pourraient activer des tendances à la démondialisation et au nationalisme, au nom de la souveraineté de ces empires chacun dans son territoire propre.

Les composantes anthropologiques des systèmes anthropotechniques se rattachent nous l'avons dit à ce que l'on pourra globalement nommer la sphère culturelle. Elles trouvent leurs racines très en amont, non seulement dans l'histoire biologique des sociétés, évoquée ci-dessus, mais dans celles des stratifications entre dominants et dominés, possédants et exploités, éventuellement hommes et femmes, que l'on retrouve tout au long des évènements ayant marqué l'histoire géopolitique des deux derniers siècles. Ces stratifications ont des composantes animales (biologiques) encore très présentes dans les sociétés humaines. Mais elles sont aussi renforcées par la détention, très inégale selon les régions géographiques et les classes sociales, des ressources économiques, industrielles et universitaires.

La stratification des sociétés humaines, au plan interne comme au plan international, entre possédants et non-possédants, oligarchies et populations dominés, n'a pas une influence directe sur les tendances à la mondialisation. Les dominants seront, dans certains cas, favorables à la mondialisation quand celle-ci signifiera une disparition à leur profit des barrières traditionnelles, de type territoriale ou administratif, opposées par les sociétés défendant leur territoire. Dans d'autres cas, ils prôneront au contraire la démondialisation, c'est-à-dire le retour à des barrières, quand il s'agira de protéger leurs propres conquêtes. La démondialisation (assurée éventuellement par le recours aux moyens militaires) leur permettra notamment de résister à la pression géopolitique de sociétés aux effectifs plus nombreux et plus pauvres. Elle permettra également de refuser l'invasion de populations à la natalité envahissante chassées de chez elles par des facteurs plus généraux comme le réchauffement climatique.

Ici, en évoquant le réchauffement climatique, nous faisons allusion au fait que l'analyse anthropotechnique que nous proposons doit être nuancée soit localement soit dans la durée, par la prise en compte d'évolution beaucoup plus générales intéressant la planète toute entière. D'une part les écosystèmes subissent aujourd'hui l'influence globale des sociétés anthropotechniques. Ceci se traduit par une disparition rapide de milieux naturels et d'espèces. On a parlé d'anthropocène pour désigner les aspects millénaires de cette évolution. Nous avons pour notre part suggéré le terme d'anthropotechnocène permettant de tenir compte de l'explosion très récente, datant de moins de deux siècles, de sociétés aux technologies de plus en plus puissantes et spontanément proliférantes.

S'ajoutent à cela des évolutions de fond que la science peine encore à identifier, pouvant se traduire par une restriction ou des modifications profondes au niveau des ressources disponibles: modifications spontanées du climat, pandémies d'origine encore inconnue, éruptions, tremblements de terre, voire chutes d'astéroïdes. L'influence de ces éventualités sur la mondialisation ou la démondialisation, c'est-à-dire le repli des collectivités sur elles-mêmes, est difficile à anticiper. Mais il faut se tenir prêt à en tenir compte.

Contribution de l'analyse anthropotechnique à l'étude de la mondialisation/démondialisation

Toute hypothèse à prétention scientifique doit être testée au regard de l'expérience. Dans le présent cas, cela signifierait vérifier que les grands courants par lesquels se manifeste la mondialisation/démondialisation sont mieux compris en faisant appel au postulat selon lequel l'évolution globale du monde résulterait des compétitions de type darwinien entre entités anthropotechniques qu'en faisant appel à des concepts plus traditionnels.

Nous pensons que c'est le cas. Prenons un exemple simple, pour ne pas entrer dans des analyses de détail dépassant le cadre de cet article. Considérer comme beaucoup le font qu'une mondialisation prenant la forme de la destruction des spécificités nationales et locales résulte de l'effet déstructurant de la généralisation des technologies de la communication ne met l'accent que sur un aspect du phénomène. Avec les mêmes réseaux pourraient s'organiser des échanges équilibrés entre les différentes parties du monde. Pour que se généralise cette abomination que Frédéric Lordon appelle à juste titre «une concurrence “non faussée” entre économies à standards salariaux inégaux», il faut que des agents prédateurs profitent des réseaux et des technologies pour imposer leur domination au reste du monde. Or les entreprises industrielles et financières qui le font manifestent toutes les caractéristiques des minorités dominantes dont l'anthropologie et la biologie ont depuis longtemps étudié le fonctionnement dans les sociétés humaines traditionnelles et dans les sociétés animales. On comprendra mieux leur action en les considérant comme anthropotechniques, autrement dit bien plus complexes que de simples analyses économiques et politiques pourraient le montrer.

Dans notre essai Le paradoxe du Sapiens, nous avons, pensons-nous avec succès, utilisé cette approche pour analyser l'action du Pentagone ou ministère de la défense américain, c'est-à-dire la matérialisation relativement facile à étudier d'un complexe politico-militaro-industriel qui conjugue les trois composantes biologique, anthropologique et technologique d'un grand système de pouvoir interagissant avec divers concurrents dans le cadre de l'évolution du monde global. Au regard de la mondialisation, on pourrait aisément montrer le rôle qu'a joué ce système anthropotechnique particulier pour imposer au reste du monde la suppression des barrières politiques s'opposant à son influence. C'est ainsi, exemple parmi cent autres semblables, qu'il a contraint pendant des décennies les gouvernements sous tutelle à faire l'acquisition de matériels de guerre américains, dépossédant les Etats correspondants de leurs compétences industrielles.

Aujourd'hui, certains observateurs pensent que le système anthropotechnique du Pentagone est sur la défensive, du fait de l'apparition de systèmes concurrents dans le vaste théâtre de la mondialisation. Nous pensons pour notre part qu'il n'en est rien (voir notre article publié sur ce site «Nouveaux pouvoirs pour les maîtres de l'Empire. Apparition d'un national-technologisme américain», le 8 août 2011). Le système change seulement de forme. Tout en développant plus que jamais sa compétence technologique, dans le sens d'une véritable explosion des applications en réseaux intelligents pour le contrôle des citoyens et des adversaires, le système renforce ses racines bio-anthropologiques. Celles-ci poussent à la constitution d'espaces fermés protégés soumis à un gouvernement de type dictatorial.

Autrement dit le système tend à devenir ce que l'on pourrait qualifier de techno-dictature ou, en termes plus doux, d'un système technologique de contrôle global s'organisant autour de motivations nationales sinon nationaliste. Le complexe politico-technique en résultant, que nous proposons de nommer un national-technologisme, viendra de fait en contradiction avec tout idéal de mondialisation heureuse. Il jouera au contraire la carte de la démondialisation. Il serait rejoint en cela par des systèmes moins avancés dans cette voie mais décidés à ne pas se laisser distancer, tel que le national-technologisme chinois.

Ce sera sans doute la compétition entre de telles entités, dans un espace mondial de plus en plus segmenté, autrement dit démondialisé, qui écrira l'histoire géopolitique du 21e siècle.

Jean-Paul Baquiast


Note

(*) Jean-Paul Baquiast. Le paradoxe du Sapiens. Ed. JP. Bayol, mars 2010.

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