Mogherini face au Système

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Mogherini face au Système

Lundi soir, la nouvelle Haute Représentante, successeur de Lady Ashton, a rencontré les fonctionnaires et hauts fonctionnaires de l’Europe institutionnelle dont elle va diriger la “politique extérieure” (?) pendant cinq ans. L’atmosphère était chaleureuse et la salle était bien plus que comble, le nombre d’auditeurs dépassant très largement le nombre de places assises. A priori, cette rencontre ne devait pas être d’une exceptionnelle importance ni d’une originalité remarquable, puisque faite dans le cadre et dans la forme des habituelles festivités européennes. Ce ne fut pas tout à fait le cas et il semble qu’on s’en doutait, plutôt inconsciemment sinon une vague conscience d’un événement contrastant avec les habitudes-Système, si l’on tient compte de l’affluence et de la chaleur de cette influence.

Auparavant, depuis sa nomination, Mogherini avait fait ce qu’on peut considérer comme deux “sorties publiques” dans son nouveau rôle de Haute Représentante. La première fut sa première intervention publique à une conférence, au German Marshall Funds, qui est une officine relayant avec de gros et peu élégants sabots l’influence tatillonne des USA en Europe. Le compte-rendu du GMF est paru le 10 septembre 2014, et l’on retient ces quelques mots : «Mogherini mentioned the great value of her participation in GMF’s Marshall Memorial Fellowship Program in 2007 as an important part of her career and for her personal experience. [...] After her analysis, the minister took several questions from the audience, who showed a particular interest in the future role of the EU and the United States regarding the conflicts in Ukraine and the Middle East.» La deuxième intervention publique est une interview conjointe, effectivement techniquement réalisée avant le 3 novembre, à six journaux “de référence” européens (Le Monde, El Pais, etc.) dont on connaît la musique (RT parle de cela, le 4 novembre 2014).

Mais nous nous intéressons à cette intervention devant les fonctionnaires de l’UE du 3 novembre au soir. Le site Bruxelles2 en a donné un compte-rendu, certainement indirectement puisqu’il ne semble pas que des journalistes aient été invités. On le trouvera le 4 novembre 2014, et on en gardera un goût remarquablement insipide, inodore et sans saveur, un compte-rendu reflétant un esprit attaché à une langue d’un bois qui serait plutôt du contreplaqué... (On choisira de quel esprit l’on veut parler, de celui de l’oratrice, de la source qui en rapporté ce qu’elle juge être l’auguste moelle de l’intervention de l’oratrice ou de la plume qui a laborieusement besogné tout cela...)

«Federica Mogherini, la nouvelle Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, a démarré aussi sec la nomination acquise. “Prête à commencer” c’est d’ailleurs le premier message qu’elle a affiché sur son site web. [..]

»Un message qu’elle a répété, lundi, dans un amphithéâtre du bâtiment Charlemagne, devant les membres du service diplomatique européen (SEAE), avec un enthousiasme qu’on n’avait que peu connu jusqu’ici. Accompagné de toute son équipe, notamment Stefano Manservisi, son chef de cabinet, et Pierre Vimont, le secrétaire général du SEAE, elle a exhorté “ses troupes” à “penser avec un esprit ouvert, à proposer de nouvelles approches” “Soyez créatifs !”. “Think with an open mind, be creative” leur a-t-elle lancé. [...] “Le monde fait face à beaucoup de défis. Mais nous n’avons pas d’autre choix que de nous confronter à eux et de trouver des solutions. La seule façon de résoudre tous [ces] défis [...] est de travailler ensemble” a-t-elle ajouté. Un principe qui doit devenir une méthode de travail. Nous “formons tous une même équipe” [...] “L’UE doit [apprendre] à travailler ensemble, à maximiser le travail d’équipe et la coopération entre les institutions.”»

Pour notre compte, on peut admettre qu’une (autre) “source” nous a instruit de ce remarquable événement, effectivement remarquable d’abord par l’affluence et la chaleur de l’auditoire. Nous retranscrirons ses impressions, nous abstenant de citer verbatim sauf dans des cas exceptionnels, mais avec suffisamment de confiance dans cette source pour tenir comme significatives ses impressions générales, ses citations “en substance” et interprétées, l’appréciation différente faite des différentes déclarations, enfin le climat général et la psychologie de l’oratrice. (On reconnaîtra cela selon notre typographie habituelle : les citations verbatim en italique, avec les «guillemets français», les interprétations en substance en caractère normal, avec des “guillemets anglais”.) Cette démarche nous paraît justifiée, tant la différence est grande avec les banalités rapidement mentionnées ci-dessus, qui relèvent toutes de l’accueil-Système faite à la Haute Représentante et reflétant les exigences-Système, – circonstances qui représentent, cela va de soi, le plus grand danger guettant madame Mogherini.

... Celle-ci, la nouvelle Haute Représentante, est arrivée devant l’amphithéâtre plein à craquer accompagnée et présentée par son Secrétaire Général temporaire, le Français Pierre Vilmont, qui reste quelques mois de plus à son poste. (Son successeur, le futur Secrétaire Général secondant la Mogherini, sera également un Français, – nous ne savons de quelle personnalité il s’agit, en croisant les doigts avec une angoisse désormais fataliste puisque le choix vient de Paris, et que l’on sait ce que vaut Paris aujourd’hui, même pas une messe à la gloire de l’Art Contemporain.) Vilmont, dit notre source, semblait radieux, ce qui marque sa considération pour cette dame et contraste avec les affres secrets et la désespérance qui marquèrent ses sentiments secrets à suivre et à tenter discrètement d’incurver le parcours-Système exceptionnellement terne et conformiste de la sortante, Lady Ashton.

«La première impression, dit notre source, est qu’avec Mogherini apparaissant et prenant la parole, c’est à l’apparition d’un être humain que nous assistions», – entendant par là qu’elle changeait notablement du standard-Système habituel, type robot, que Lady Ashton illustra avec un talent remarquable pour l’inversion, faisant en sorte qu’elle développa pendant ses cinq années de mandat, avec un brio remarquable, son absence totale de brio. Mogherini est apparue comme consciente jusqu’à la gravité tragique de la terrible situation dont elle hérite. Dans la substance de ses interventions, dans la densité changeante qu’on y distinguait, il est apparu évident à notre source qu’un seul sujet hantait la nouvelle Haute Représentante, cause essentielle de cette gravité tragique : la Russie, c’est-à-dire la catastrophique situation de l’UE vis-à-vis de la Russie. Mogherini a observé que l’on se trouvait dans “une situation où les crises arrivent les unes après les autres”, mobilisant et dispersant à la fois l’attention, mais la crise avec la Russie apparaît manifestement dans son esprit comme de très loin la plus importante.

Sur les circonstances, causes et responsabilités dans la crise ukrainienne, Mogherini ne pouvait faire que ce qu’elle a fait, c’est-à-dire épouser la version officielle, – dito, la narrative, – du bloc BAO. Que ce soit sa pensée réelle ou la simple nécessité d’éviter une intervention rompant avec les normes les plus contraignantes du domaine au sein de l’UE, on doit admettre dans tous les cas qu’elle ne pouvait procéder autrement sous peine d’un risque de rupture catastrophique par rapport à la pensée-Système qui prévaut, réduisant à néant son mandat avant qu’il ait commencé. Il fallait donc l’entendre dans le reste de ses considérations sur le sujet, où nombre de nuances révélatrices se sont glissées. Il y a cette phrase qui résume son propos, qui pourrait presque être considérée comme du verbatim tant elle est précise  : “Il est totalement exclu que je laisse les relations de l’UE avec la Russie dans leur état actuel pendant mon mandat”. C’est-à-dire l’idée que “nous sommes dans une situation avec la Russie qui ne peut durer. On ne peut laisser subsister une telle situation avec un pays de cette importance, c’est intenable...” Dans cet état d’esprit, il y a eu des interventions significatives, dont la substance a été répétée à plusieurs reprises, marquant des nuances discrètes mais très réelles et significatives sur le jugement réel que Mogherini porte sur les responsabilités de cette crise ... A commencer par le constat que “si nous avions su il y a un an que nous trouverions où nous nous trouvons aujourd’hui, peut-être aurions-nous agi différemment...” En effet, pour Mogherini, l’essentiel de la cause profonde de la situation actuelle se situe à la fin 2013 (au moment des négociations UE-Ianoukovitch, et de la rupture de novembre 2013)  ; ainsi risque-t-elle l’idée que, peut-être, à cette époque, l’UE a manqué une opportunité qui aurait tout changé pour la suite et aurait fait de l’année 2014 une circonstance bien différente...

Selon notre source, elle ne pouvait guère en dire plus, par rapport aux contraintes du Système et des narrative dictatoriales et totalitaires qui règnent, et l’on peut même dire qu’elle en a dit beaucoup. Il s’agirait donc d’une personnalité avec un potentiel révolutionnaire, dont l’action pourrait bouleverser la politique extérieure de l’UE, – c’est-à-dire créer une véritable politique extérieure, conforme aux intérêts de l’Europe... Hélas, le conditionnel est absolument, impérativement de rigueur. «La question, dit notre source, est de savoir combien de temps elle tiendra», – c’est-à-dire, combien de temps elle résistera aux pressions terrifiantes du Système, elle qui va être nécessairement la cible de toutes les attentions, de tous les regards soupçonneux, de toutes les plumes critiques qui se préparent à devenir haineuses si la nécessité s’en fait sentir.

Conclusion ? Mogherini semble ne pas décevoir ceux qui voient en elle un sang nouveau, une pensée nouvelle, une personnalité pour l’instant point encore prisonnière du Système. Et après ? “Combien de temps” tiendra-t-elle ? Si l’on est du parti qui accepte qu’elle a bien l’état d’esprit qu’on envisage qu’elle a dans ce compte-rendu, on lui rendra grâce d’une certaine habileté. C’en était une, malgré l’amertume du constat, de réserver sa première intervention publique en tant que Haute Représentante au German Marshall Fund, dont elle fit d’ailleurs partie sans que cela ne signifie grand’chose pour le futur dans le désordre actuel : c’était, à la demande des réseaux d’influence US qui le réclamaient, un acte formel, de communication, d’allégeance à la ligne atlantiste et pro-US qui permettait de désamorcer une première mine sur son parcours. (D’autres y verront, bien entendu, la marque de sa véritable allégeance parce qu’ils s’en tiennent mordicus aux étiquettes et qu’ils sont sûrs de tenir toutes les informations qu’il faut ; pour nous ce jugement revient à s’en tenir aux apparences grossières du Système, ce qui est devenu une analyse très risqué vu l’état où se trouve le Système.)

Alors, répétons la question  : “Et après” ? On se permettra malheureusement d’être très pessimiste, c’est-à-dire simplement réaliste. Le Système, dans sa surpuissance aveugle, ne fait pas de cadeau et ne fait pas de quartier, et il fera tout pour réduire la Mogherini aux normes du Système, et que rien ne dépasse. Là-dessus nuançons notre pessimisme tout en restant réaliste, car il existe une dynamique générale à la fois extrêmement rapide et marquée par un hyper-désordre, où la surpuissance du Système qui prétend tout contrôler et tout soumettre, est aussi proche que possible du domaine de l’autodestruction où il perd la capacité de contrôle à force de brutalité engendrant aveuglement et désordre, et où il en arrive à oublier de soumettre qui il faut et comme il faut. C’est-à-dire qu’avec l’esprit qu’elle laisse entrevoir, même si elle doit sembler se soumettre aux consignes-Système, Mogherini peut également glisser telle initiative, telle action qui, sans prétendre rétablir en une perspective idyllique une situation si affreusement compromise, peuvent faire dérailler au moins temporairement les normes-Système et conduire à un degré supplémentaire dans l’hyper-désordre jusqu’à des extrêmes intéressants, et contribuer joliment à accélérer le développement de l’autodestruction dans la production de la dynamique de surpuissance. C’est effectivement ce qu’il faut attendre d’elle, ce qu’il fait espérer d’elle, selon notre idée constante : «La voie “nécessaire et suffisante” [... est] un univers débarrassé du Système. Voie “nécessaire et suffisante”, et par conséquent condition sine qua non de toute évolution décisive, sans rien pouvoir préjuger de ce qui s’ensuivrait, ni même des troubles et des bouleversements qui l’accompagneraient tout aussi nécessairement.» (le 3 novembre 2014.) Cela vaut mieux qu’un robot, inodore, incolore et sans saveur.


mis en ligne le 5 novembre 2014 à 07H22