L’UE en ordre de bataille, – mais quelle bataille ?

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L’UE en ordre de bataille, – mais quelle bataille ?

Il y a une très grande différence entre les nominations précédentes des dirigeants institutionnels de l’UE dans sa formule définitive, et celle qui intervient cinq ans après. Au trio Von Rompuy-Ashton-Barroso succède un trio original et haut en couleurs diverses, le Polonais Tusk à la place de Van Rompuy, l’Italienne Mogherini à celle d’Ashton, après le Luxembourgeois Juncker à la place de Barroso. Déjà, avec la nomination de Juncker, nous avancions notre sentiment, qui se trouve complètement confirmée, moins sur le fond de l’argument que sur la forme de la nouvelle configuration, par les deux nominations du week-end... Le 28 juin 2014, nous écrivions à propos de Juncker...

«... Il n’y aura donc pas de lutte politique à proprement parler entre Juncker et les Britanniques, ce qui n’est d’ailleurs pas une chose mauvaise parce qu’une lutte politique ne serait qu’une occurrence trompeuse par rapport à ce qu'elle nous ferait croire faussement d'une véritable évolution de la situation. Mais il y aura sans aucun doute une lutte bureaucratique, pour deux raisons : 1) parce que Juncker, spécialiste des arcanes européennes et effectivement fédéraliste acharné, n’a pas l’habitude de lâcher prise. Il voudra faire passer ses options fédéralistes dans la monstrueuse bureaucratie de la Commission, c’est-à-dire aller dans le sens de dessaisir les pays-membres de ce qu’il leur reste de miettes de souveraineté. 2) Contre cela, les Britanniques (pas les Français, certes, dans l’état où ils sont) se battront jusqu’au bout. Or, s’ils sont bien peu “européens”, ils ont par contre une grande maestria bureaucratique et ont réussi à placer leurs hommes (tout fonctionnaire UE de nationalité britannique reste par-dessus tout un “homme de l’Angleterre”) dans nombre de postes stratégiques de la bureaucratie de l’UE. C’est dire si Juncker trouvera à qui parler et que, compte-tenu de son caractère, cela se traduira par des batailles internes et des tensions extrêmes à l’intérieur des bureaucraties européennes, – les deux adversaires, Juncker et l’activisme bureaucratique britannique déployant une égale vacherie dans la bataille à venir. [...] La désignation “élective” de Juncker ouvre donc bien des perspectives, dans la mesure où elle pourrait être le pas de clerc de la poussée globalisante, s’exprimant en Europe sous le visage du fédéralisme à outrance. Comme Juncker est un dur, on peut compter sur lui pour contribuer à pousser l’expérience jusqu’à son terme, c’est-à-dire contribuer éventuellement à conduire directement l’Europe à sa Guerre de Sécession avant même que leur ambition des “États-Unis d’Europe” soit rencontrée.»

Entretemps, Juncker a ajouté des déclarations à son dossier... Il a déclaré qu’il fallait chercher à réduire l’influence US dans les institutions européennes, qu’il juge “trop importante”. En temps normal, il n’y aurait pas de quoi secouer la cendre de sa cigarette dans un cendrier, mais dans les circonstances présentes par contre... Cela peut signifier que l’animosité furieuse de Juncker contre les Britanniques, s’exprimant par toutes les voies possibles, pourrait également prendre celle d’une dénonciation de l’influence US “trop importante” que relaient les Britanniques. La posture softly antiaméricaniste de Juncker, qu’on jugerait de pure communication sans conséquence, se colorerait alors de la possibilités d’actions réelles puisqu’elle permettrait de contrer les Britanniques. (Nous irons jusqu’à penser que si Juncker a fait cette déclaration, c’est plus contre les Britanniques, porteurs d’eau des USA, que contre les USA, – mais qu’importe puisqu’en cette circonstance seul le résultat compte, et qu’en l’occurrence l’hostilité contre les Britanniques est, chez Juncker, un moteur plus puissant qu’aucun autre.)

Observer tout cela, c’est définir la référence et le cadre où nous allons apprécier les deux autres nominations. C’est-à-dire, une référence et un cadre qui ont essentiellement à voir avec la politique extérieure, c’est-à-dire aussi bien la crise ukrainienne que les relations avec les USA par conséquent, et le trouble que ces questions introduisent au sein de l’UE. Que nous dit la presse-Système à cet égard ? Des banalités en s’attachant aux conditions et aux effets à l’intérieur des institutions européennes et entre pays-membres, pour ne surtout pas aborder l’essentiel. Voici un extrait de l’édito du Guardian, du 1er septembre 2014 ; il nous intéresse, cet édito, parce qu’il illustre les deux tendances (les banalités pour ne pas aborder l’essentiel, et l’essentiel abordé par inadvertance).

«...The Polish centre-right prime minister Donald Tusk, the first eastern European to get a top EU post of this kind, quickly emerged as the new European council president to succeed Herman Van Rompuy, while the Italian centre-left foreign minister Federica Mogherini becomes the new EU foreign policy chief to succeed Catherine Ashton. These choices now open the way for Mr Juncker to pick the rest of his commission team, all of whom will face confirmation hearings at the newly empowered European parliament before the new commission takes over the reins in two months’ time. This was, inevitably, a trade-off session – a necessary price worth paying for a Europe in which the member states retain much power. Yet no one should pretend that the appointments, though important, will galvanise many people outside the corridors of Brussels.

»It is ridiculous to see the appointments too excitedly or through an exclusively parochial prism. Mr Juncker has been consistently and absurdly vilified in the UK as a threat to Britain, even though he has made clear that he wishes to strike a compromise with the UK, while Mr Tusk, after an earlier spat with Downing Street over EU benefit rights, is now being portrayed as the man whom David Cameron can do EU business with. For her part, Ms Mogherini is patronisingly cast as inexperienced and soft on Russia. Meanwhile, the possibility that Mr Juncker might now offer the financial services job to the new British commission nominee, Jonathan Hill, is variously seen as an olive branch, which it manifestly would be, or a dastardly Brussels power grab, which it isn’t.

»None of this is to say that parochial considerations don’t matter in relations with the EU. But the big tasks facing our continent are all shared business – to get the European economies growing again and to prevent war in Ukraine. That was the most important discussion at the weekend summit. And that is where real British interests are at stake too.»

Le ton est caractéristique : sans enthousiasme, prenant soin de mettre en évidence les aspects bureaucratiques, mettant naturellement l’accent sur la position anglaise, faisant de Juncker presque un amoureux secret du Royaume-Unis, – ce qui est une mise au point bien dans la nature des Européens idéologiques qui se veulent réalistes et soutenus par la grande solidarité libéral-démocratique de notre civilisation/contre-civilisation... «Mr Juncker has been consistently and absurdly vilified in the UK as a threat to Britain», écrit le très libéral et européen Guardian, ce qui est justement absurde tant le sentiment de Mr. Juncker, effectivement anti-britannique, va peser de tout son poids dans une bureaucratie que les Britanniques ont l’habitude de noyauter “à leur botte”. «For her part, Ms Mogherini is patronisingly cast as inexperienced and soft on Russia», nous dit encore le même, ce qui revient à dire, in fine, – “inexpérimentée” parce que “soft on Russia”, ou bien “soft on Russia” parce qu’“inexpérimentée”, c’est selon et c’est au choix... Bref, il va falloir la mettre au pas, l’Italienne, l’“expérimenter”, au contraire de celle qu’elle remplace, la nullissime Lady Ashton, qui était, comme chacun sait, parfaitement expérimentée puisqu’elle n’avait jamais entendu parler des questions de politique extérieure et qu’elle avait pour seule mission de réciter par cœur les fiches du Foreign Office. Le Guardian est capable vraiment en même temps d’être libéral-Système à 50% et britannique à 50% dans ses commentaires, c’est-à-dire sordide à 120-130%, nous démontrant que même dans les officines les plus chics le nihilisme britannique, ou plutôt anglo-saxon, est en mode-turbo.

Voyons maintenant ce que nous en pensons, nous, en nous concentrant bien entendu sur les nouvelles nominations. En effet, elles ne sont nullement indifférentes et reflètent, non pas les habituels jugements pseudo-bureaucratiques des “connaisseurs” de type britannique mais bien certains aspects intéressants de la situation européenne, – la vraie, s’entend, pas celle des éditos de la presse-Système.

• On a parlé souvent, avec insistance et l’air entendu, du Polonais Sikorski pour le remplacement de Lady Ashton. Sikorski étant ce qu’il est, – un neocon de circonstance qui déteste ses maîtres mais leur est complètement soumis, – on imagine l’intentionnalité de la suggestion, particulièrement insistante en juillet, au moment de la destruction du vol MH17 immédiatement attribué à Poutine. On n’a pas Sikorski, on a Tusk, et en remplacement de Van Rompuy. C’est complètement différent. D’abord, Tusk ce n’est pas Sikorski ; s’il a dirigé et dirige encore pour quelques semaines un gouvernement polonais ultra-dur, antirusse, ce n’est pas lui qui a donné cette orientation, n’étant pas particulièrement intéressé par les affaires de sécurité, mais plutôt par les questions économiques. D’autre part, le poste de président de l’UE est plus une fonction organisatrice qu’une fonction exécutive : la tâche du président est plutôt de chercher des accords consensuels entre les États-membres plutôt que concevoir et d’applique une politique. La nomination de Tusk donne satisfaction aux pays de l’Europe de l’Est pour leur statut à l’intérieur de l’UE, mais nullement à la politique antirusse et hystérique de ces pays d’Europe de l’Est. Les Allemands, qui sont derrière cette nomination, sont très contents à cause de ces deux arguments justement. On peut être sûr que la position de Tusk ne sera pas aisée parce qu’il devra faire ce pour quoi il est nommé, tandis que de nombreuses pressions, venues des USA, de son propre pays et des pays d’Europe de l’Est, s’exerceront sur lui pour qu’il en fasse plus, au-delà de ses prérogatives, c’est-à-dire dans le sens d’une politique extérieure antirusse ; et réciproquement, d’autres forces s’exerceront sur lui pour qu’il reste au contraire dans le strict cadre de ses fonctions. Le résultat peut être un désordre sympathique.

• Mogherini, elle, arrive auréolée d’une position vis-à-vis de la Russie qui avait mobilisé contre elle, ces dernières semaines, toutes les forces antirusses. Sa première déclaration après sa nomination a été du type “certes il y a les sanctions, mais il ne faut pas pour autant et surtout pas négliger la voie diplomatique” (du dialogue avec la Russie). Elle est peut-être inexpérimentée mais elle sait infiniment plus ce qu’elle veut que ce qu’en savait pour elle-même Ashton lorsqu’elle fut nommée, – c’est-à-dire rien, hormis les fiches du Foreign Office. Mogherini sera donc la cible privilégiée de tout ce qu’il y a d’antirusse dans le domaine et, avec un peu de chance et un peu de caractère, elle sera tentée de construire sa position et sa carrière politique européenne, justement sur cet aspect de ses conceptions qui lui permettront d’affirmer sa différence dans le concert de bêlements du troupeau-Système. Dans ce cas, son inexpérience signifierait qu’elle n’est pas complètement sous le joug du Système, et l’on comprend alors le persiflage transatlantique du Guardian.

Encore une fois, et avec un plaisir à peine dissimulé, nous mettrons la plus grande attention à contredire le Guardian. «It is ridiculous to see the appointments too excitedly...», écrit-il ; eh bien non, il n’est du tout ridiculous, etc., parce que, justement, ces nominations, au contraire de la charrette précédente qui puait l’arrangement bureaucratique, sortent du cadre bureaucratique pour être notablement connectées aux conditions politiques créées par la crise ukrainienne, et à l’affrontement interne, politique lui aussi avec un zeste atlantiste involontaire, entre les Britanniques et le reste. Cela ne signifie pas que l’on s’excite dans un sens européen, – du type “L’Europe ! L’Europe !” en sautant sur sa chaise, selon l’image affectionnée par le Général. L’Europe institutionnelle reste ce qu’elle n’est et ne pourra pas produire plus que son infécondité par absence de souveraineté et de légitimité ne le lui permet. Par contre, son agitation éventuelle, son désordre en un mot au milieu de conditions politiques extraordinaires, à cause de nominations politiques qui sont en rapport avec ces conditions, peut apporter d’intéressants développements, inattendus, créateurs de nouveaux désordres au-delà du sien, menaçant par inadvertance la ligne-Système et ainsi de suite. Bref et somme toute, on finirait bien par comprendre l’espèce de scepticisme un peu forcé et méprisant de l’édito du Guardian ; c’est le scepticisme et le mépris dissimulant somme toute assez mal une certaine crainte et un réel désappointement.


Mis en ligne le 1er septembre 2014 à 11H48