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26132 août 2006 — Quelle est la logique des attaques aériennes israéliennes contre le Liban ? Dans sa chronique du 1er août, sur Antiwar, Patrick Buchanan en résume parfaitement les effets en citant quelques responsables israéliens :
« « Tout le monde au sud du Liban est un terroriste et est lié au Hezbollah », a hurlé le ministre israélien de la Justice, Haïm Ramon, le 27 juillet.
» « Chaque village depuis lequel un Katyusha est tiré doit être détruit », a hurlé un général israélien dans une citation diffusée par le plus grand journal du pays, Yedioth Ahronoth.
» Le journal israélien a ensuite résumé les propos du ministre de la Justice et du général : « En d’autres termes, un village depuis lequel des roquettes sont tirées sur Israël sera tout simplement détruit par le feu. » C'était jeudi. »
On pourrait être tenté de nommer cela “la responsabilité collective”. Cette explication trop générale demande à être affinée.
La caractéristique de l’application de ce concept dans ce cas est qu’il est appliqué, non en fonction d’une adhésion collective ou individuelle, non en fonction d’un engagement idéologique, ni même d’une façon certaine en fonction d’une appartenance ethnique (raciale) mais en fonction d’une localisation géographique. Cela signifie in fine: tous les habitants des villages, de la région, de la zone d’où on a tiré un missile sont aussi coupables que les hommes du Hezbollah et seront éventuellement éliminés pour la simple raison qu’ils sont là. C’est parce qu’il ne peut être absolument prouvé qu’ils soutiennent tous le Hezbollah ni même qu’ils sont tous des chiites qu’on doit refuser ici l’explication de la discrimination idéologique ou ethnique. Seule compte la discrimination géographique.
Il s’agit d’une conception mécaniste et nullement idéologique et raciale (quelles que soient par ailleurs les intentions et les imprécations des tenants de cette conception, et les accusations de leurs adversaires). Elle a directement à voir avec les moyens employés : l’arme aérienne et le bombardement. On peut même dire que c’est le moyen mécanique employé (l’arme aérienne et le bombardement) qui dicte la conception. Le but de la chose se trouve enfermé dans le moyen de la faire et, bientôt, complètement justifié par ce moyen. C’est pourquoi on peut justement proposer l’expression de “conception mécaniste”.
D’où vient cette conception? Si elle devait avoir un nom générique, nous lui donnerions celui-ci, que nous empruntons à l’historien Michael Sherry : le “fanatisme technologique”. Signe des temps et de notre modernité, le “fanatisme technologique” a la particularité redoutable, pour un “fanatisme”, d’être enrobé dans une gangue opaque et quasiment impénétrable de rationalité bureaucratique.
Il est tentant de voir chez les Israéliens, qui pour les excuser, qui pour les accuser de se chercher un prétexte pour leur action militaire, la référence à l’holocauste. Eux-mêmes ne s’en privent pas dans l’argumentation médiatique de leur cause. L’holocauste est un thème obsessionnel dans le débat idéologique soi-disant actuel ; cela induit que ce débat se réfère au passé ; il s’y réfère comme pour s’y réfugier, pour mieux retrouver des choix et des vertus verrouillés (dans les deux sens, puisque choix et vertus prolifèrent dans les deux camps selon les points de vue), pour mieux éviter les difficiles problèmes actuels. (Notre débat idéologique est évidemment déconnecté de la crise présente, de façon à nous éviter la difficulté des choix et l’angoisse des révisions de la pensée.)
Par conséquent, il y a deux “holocaustes”. Il y a l’événement historique lui-même (même si certains, pour le radicaliser jusqu’à l’absolu, lui dénient son historicité) ; il y a l’événement de communication, objet d’une manipulation comme c’est le courant dans cette activité (manipulation dans les deux sens : favorable ou défavorable aux Israéliens), qui fait de l’holocauste un outil d’influence politique. Aucun des deux “holocaustes” ne nous paraît convenir comme référence ici. Le seul cas où la référence est de quelque intérêt pour le problème que nous traitons est dans l’interprétation de certains auteurs (particulièrement le professeur américain Richard L. Rubenstein dans La perfidie de l’Histoire) qui lient l’holocauste à la modernité et aux moyens qui la caractérisent, particulièrement la technologie, la rationalisation capitalistique et la bureaucratie. (Selon Rubenstein, sans la disposition de ces moyens de la modernité, l’holocauste n’aurait pas eu l’ampleur et la forme qu’il eut.)
Ces derniers mots venus de Rubenstein (notamment technologie et bureaucratie) nous indiquent la direction à suivre. Nous pouvons alors retrouver notre fil d’Ariane dans l’explication du phénomène israélien, constitué par le lien quasiment génétique, par greffon si l’on veut, avec le Pentagone depuis les années 1980-85. L’explication historique et intellectuelle de la technique suivie par les Israéliens devrait être parfaitement fournie par ce passage de House of Power de James Carroll (nous en faisons grand usage en ce moment car le livre vient magnifiquement à son heure).
L’extrait vient des pages 99-100 :
« Avant l'attaque du 6 août [1945] sur Hiroshima, et sans y faire référence, le Weekly Intelligence Review, une communication envoyée aux officiers de l'AAF effectuant des missions quotidiennes contre des villes japonaises, définissait ce qu'était devenu l'objectif global : « Nous avons l'intention de rechercher et détruire l'ennemi où qu'il se trouve, en plus grand nombre et dans les plus brefs délais. Pour nous, il n’y a pas de civils au Japon. [Le général Curtiss E. de l’USAAF] LeMay avait probablement cette déclaration à l’esprit lorsque, longtemps après la guerre, il expliqua la raison de sa campagne en disant [à l’historien] Michael Sherry : « Il n’y a pas de civils innocents. C’est leur gouvernement et vous combattez un peuple, vous ne combattez plus une force armée. Cela ne me dérange donc pas tellement de tuer des passants soi-disant innocents. […]
» La guerre aérienne avait, en effet, redéfini la guerre elle-même, et c'est vers ce changement que les Américains ont détourné leur regard, à la fois à l'époque et depuis. Le « déni » militaire n’était plus suffisant – le déni de la capacité d’un ennemi à conquérir ou à tenir. La « coercition » militaire n’était plus suffisante : plier la volonté de l’ennemi à la sienne. Élimination. Extermination. Oblitération. Ce sont ces mots qui ont commencé à dominer le vocabulaire martial, au moment même où un système d’armes éliminationnistes rejoignait l’arsenal. Contre tout objectif ouvertement déclaré, les États-Unis ont adopté une stratégie d’anéantissement aérien, parce qu’ils le pouvaient. C’était comme si la psyché américaine avait elle-même été occupée par une force envahissante, dirigée par des gens comme LeMay et Groves, devant la certitude insensible de laquelle devait tomber l’ambivalence tortueuse des autres.
» Sherry appelle ce nouveau trait psychologique « fanatisme technologique » et le décrit comme une incapacité à relier les moyens aux fins. « Au fond, le fanatisme technologique était le produit de deux phénomènes distincts mais liés : l’un – la volonté de détruire – ancienne et récurrente ; l'autre — les moyens techniques de destruction — modernes. Leur convergence a entraîné le mal des bombardements américains. Mais c’était un péché d’un genre particulièrement moderne parce qu’il semblait si involontaire et impliquait si peu de choix. Ce désordre a infecté les aviateurs, les scientifiques et les hommes d’État qui les dirigeaient. Mais peut-être que le mot « fanatisme », défini comme « une croyance irrationnelle et souvent extrême », donne trop de crédit à ce phénomène. Croyance? Croire en quoi, exactement ? Mieux vaut y voir du nihilisme pur et simple. »
On observera que la description s’adapte parfaitement à ce qu’on perçoit du comportement des Israéliens (des Américains aussi, bien entendu, pour eux la question ne se pose même pas). Il y a chez les Israéliens une vision théorique et abstraite de l’ennemi, laissant par ailleurs le champ libre à toutes les caricatures soi-disant idéologiques, qui permet à ce “fanatisme technologique” de se développer sans obstacle. Les tactiques de Tsahal ont changé dans le même registre, avec le retrait grandissant des forces terrestres dans l’ordre de la bataille. Aujourd’hui, la force aérienne conduit la bataille, elle dicte les orientations, les objectifs, la planification des forces terrestres. Ce qui était présenté comme une “préparation aérienne” à la bataille terrestre est devenu le premier acte et l’acte essentiel de la bataille (acte premier chronologiquement et premier en importance). Dans cette logique, la notion d’ennemi s’est standardisée et s’est étendue à tous les occupants de l’espace géographique qu’il importe à la fois de punir, de neutraliser, de réduire et de transformer.
Cela ne signifie pas que l’emploi des forces terrestres n’est pas envisagé. Il est secondaire de l’action aérienne et prend d’ailleurs une forme assez proche dans sa finalité théorique. Les formules de “sécurisation” de la zone-frontière du Sud Liban (autrement dit : terre brûlée et nettoyage ethnique) relèvent de la même volonté ; elles rejoignent dans le même esprit la construction d’un mur de séparation entre Israël et les Palestiniens. Sur un mode défensif, il s’agit du même “fanatisme technologique” qui tend à éliminer le facteur humain dans les problèmes posés au profit des facteurs technologiques pour les soi-disant “résoudre”. Malgré les spécificités de la situation israélienne, il ne s’agit nullement d’une spécificité israélienne. C’est le résultat de l’évolution de Tsahal d’une situation d’“armée populaire” à une situation d’annexe du Pentagone, exclusivement influencée par la pensée de la bureaucratie du Pentagone. Bien entendu, on retrouve ces schémas de comportement dans les forces américaines, aussi bien l’utilisation massive de la force aérienne que le recours systématique à la technologie dans toutes les situations (la guerre en Irak le montre quotidiennement).
S’il faut une référence plus précise à l’action israélienne aujourd’hui contre le Liban (plutôt que contre le Hezbollah), ce sera celle du général Curtiss E. LeMay, qui est le grand vulgarisateur du “fanatisme technologique” par le biais de la puissance aérienne et de l’offensive aérienne de bombardement. Les expressions employées par les généraux israéliens ne font que confirmer la chose. Lorsque le chef d’état-major général de Tsahal annonce qu’il pourrait bien “faire revenir le Liban vingt ans en arrière” avec son offensive, il ne fait que singer, disons en plus modeste pour ce qui concerne la chronologie, le général LeMay lorsqu’il demandait au président Johnson les moyens aériens de “faire revenir le Viet-nâm à l’âge de pierre”. On retrouve le même projet civilisateur : du nihilisme chimiquement pur (« nihilism pure and simple »).