L’intelligence US et Dianne Feinstein

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L’intelligence US et Dianne Feinstein

... Effectivement, il suffit de changer quelques mots dans le titre et le sous-titre du Bloc-Notes précédent (le 11 mars 2014) pour passer de la scène ukrainienne à la scène washingtonienne tout en restant avec le même acteur (l’Intelligence Community, ou IC) qui ne cesse d’accumuler les erreurs, les abus de pouvoir, les fausses manœuvres. Plus précisément au sein de l’IC, il s’agit de la CIA, – ce qui nous change de prima dona et permet à la NSA de souffler un peu, – mais avec la surprise de retrouver comme accusatrice publique celle qui fut la défenderesse acharnée de la susdite NSA, la sénatrice démocrate Dianne Feinstein, par ailleurs présidente de la commission sur le renseignement du Sénat. Feinstein a donné, hier, devant le Sénat en assemblée plénière et non plus dans sa seule commission, un de ces grands discours dont les parlementaires US ont parfois le secret. Ils savent alors faire oublier, le temps du vertige des mots qui font encore croire que l’architecture américaniste est honorable, combien cette architecture est branlante, viciée, corrompue... Ce discours, on s’en doute alors, a été accueilli par ses collègues, notamment des démocrates qui n’étaient pas de son côté lorsqu’elle défendait la NSA, avec une grande satisfaction et une admiration bruyante pour l’oratrice. Bref, le Sénat crut à nouveau, pour quelques instants, représenter ce qu’il y a de plus haut dans la Grande République. (Cela n’ira pas plus loin dans l’ivresse factice et l’on reviendra vite sur terre...)

«On the Senate floor earlier, Patrick Leahy, chairman of the judiciary committee and the longest serving US senator, described Feinstein’s speech at the most important he had witnessed in his time in Congress. “I cannot think of any speech by any member of any party as important as the one the senator from California just gave,” Leahy said. Senator Mark Udall of Colorado, an intelligence committee member, said in a statement he applauded Feinstein for “setting the record straight today on the Senate floor about the CIA’s actions to subvert congressional oversight”.» (Voir le Guardian du 11 mars 2014.)

L’affaire est évidemment particulièrement grave, mais elle n’étonne pas par ailleurs si l’on a une bonne mesure des mœurs washingtoniens. Elle concerne des intrusions secrètes et illégales de la CIA dans les ordinateurs de divers membres et employés de la commission Feinstein, pour détruire ou subtiliser des pièces concernant l’enquête générale, y compris des rapports très sensibles, concernant les activités de torture de la CIA. (Feinstein, à côté de ses diverses accointances et engagements-Système, notamment pour une protection sans concessions de la NSA, s’est engagée avec fougue dans le sens inverse, en faisant de la lutte contre les pratiques de torture de la CIA un axe central de son action parlementaire.) Il est également important de noter que la CIA a riposté à certaines exigences et accusations de Feinstein, sans craindre de prendre l’offensive et de défier la sénatrice et le Congrès en général. L’affrontement prend des tournures fondamentales, Feinstein estimant qu’il y a violation de la Constitution, intrusion et pression d’une branche du pouvoir (l’exécutif) contre la branche législative. Certains estiment que ce conflit peut prendre un caractère fondamental pour le Système et conduire jusqu’à la Cour Suprême et à un déchirement considérable de ces deux branches du pouvoir washingtonien. Bref, l'on ne parle pas moins que d'une “crise constitutionnelle”.

Feinstein et sa commission, alliés inconditionnels de l’administration dans l’affaire de la NSA, se retrouvent comme des adversaires déterminées, puisque l’administration a d’ores et déjà proclamé son soutien et sa confiance à la CIA et à son directeur Brennan. Certains commentateurs ont immédiatement trouvé une formule pour caractériser l’attitude de la sénatrice Feinstein : l’“effet Merkel” (concernant la fureur de la chancelière découvrant qu’elle est écoutée en permanence par la NSA), qui désigne une attitude toute personnelle, conduisant une personnalité politique en général bon petit soldat du Système, s’engageant brusquement dans une attaque contre ce Système dès lors qu’elle en subit personnellement les pressions et les intrusions alors qu’elle acceptait ou défendait ces pressions et ces intrusions par comportement conforme lorsque celles-ci ne la concernaient pas directement. La fureur anti-CIA (anti-IC) de Feinstein, défenderesse de l’IC en général, équivaut à la fureur antiaméricaniste de Merkel, défenderesse des liens transatlantiques en général, dès lors que l’une et l’autre sont les victimes du Système qu’elles défendent en général, – “humain, trop humain”, déplore le Système...

• On trouve de très nombreuses sources qui détaillent cet affrontement. Outre le Guardian, on signalera l’article de McClatchy.News du 11 mars 2014CIA may have broken law, undermined Constitution, Sen. Feinstein charges»), extrêmement bien documenté. On cite des extraits de The Intercept, la nouvelle publication de Glenn Greenwald, Laura Poitras & compagnie, qui publie un long article sur cette affaire, le 11 mars 2014. (The Intercept est particulièrement bien placé pour présenter et commenter cette affaire, vu la haute qualité et la spécialisation de son équipe dans ce domaine. Le 5 mars 2014, The Intercept avait publié un article sur des révélations concernant l’espionnage de la CIA de la commission Feinstein, renversant le rôle habituel de la surveillance de la CIA par cette commission. Nous sommes dans le même domaine de l’illégalité et du viol de la Constitution.)

«Two top Senate leaders declared Tuesday that the CIA’s recent conduct has undermined the separation of powers as set out in the Constitution, setting the stage for a major battle to reassert the proper balance between the two branches. Intelligence Committee chair Dianne Feinstein (D-Calif.), in a floor speech that Judiciary Committee chair Patrick Leahy (D-Vt.) immediately called the most important he had heard in his career, said the CIA had searched through computers belonging to staff members investigating the agency’s role in torturing detainees, and had then leveled false charges against her staff in an attempt to intimidate them.

»“I have grave concerns that the CIA’s search may well have violated the separation of powers principle embodied in the United States Constitution, including the speech and debate clause,” she said. “It may have undermined the constitutional framework essential to effective congressional oversight of intelligence activities or any other government function.” She concluded: “The recent actions that I have just laid out make this a defining moment for the oversight of our intelligence community. How Congress responds and how this is resolved will show whether the Intelligence Committee can be effective in monitoring and investigating our nation’s intelligence activities, or whether our work can be thwarted by those we oversee. I believe it is critical that the committee and the Senate reaffirm our oversight role and our independence under the Constitution of the United States.”

»She also accused the CIA of obstructing her committee’s torture inquiry in general, and of disputing findings that its own internal inquiry had substantiated. The document at the heart of this confrontation is an internal review conducted by the CIA of the materials it had turned over to Feinstein’s committee during the course of the four-year congressional investigation into the Bush-era torture practices. Feinstein said the document, which has become known as the Panetta Review after then-director of the CIA Leon Panetta, was first discovered by committee staff using CIA-provided search tools in 2010. It became particularly relevant later, after the committee completed a scathing 6,300-page report in December 2012, and the CIA sent its official response in June 2013.»

Feinstein cite un historique des tentatives de la CIA d’interférer sur le travail de la commission, par des actions illégales ou clandestines, selon des modalités qui apparentent ces actions à un crime passible des condamnations les plus sévères, outre les aspects fondamentaux de leur inconstitutionnalité, avec de sa part des tentatives pour avertir la CIA et demander des explications à son directeur. «John Brennan [...] informed her that CIA personnel had conducted a search of the committee’s computers in the Virginia facility, including the standalone network that contained the committee staff’s own internal work product and communication. The senator was outraged, she said, and fired off a letter expressing her concerns that the action was illegal and unconstitutional.

»“I have asked for an apology and a recognition that this CIA search of computers used by its oversight committee was inappropriate. I have received neither,” she said. “Besides the constitutional implications, the CIA search may also have violated the Fourth Amendment, the Computer Fraud and Abuse Act, as well as Executive Order 12333, which prohibits the CIA from conducting domestic searches or surveillance.”»

On trouvera dans les différents articles cités les nombreux détails et arcanes de cette affaire, qui a le potentiel de devenir très grave puisqu’elle a été aussitôt placée sur le plan le plus haut qui est l’affrontement entre deux branches du système de l’américanisme, et l’accusation d’inconstitutionnalité. Bien entendu, de nombreuses autres affaires auraient mérité de telles agitations, qui ont été prestement étouffées, mais celle-là présente la particularité de voir les deux adversaires (Feinstein/Congrès d’une part, CIA/administration d’autre part) prendre aussitôt et publiquement des attitudes antagonistes tranchées, dans le cadre le plus fondamental des règles du Système, tout cela les engageant à mesure. Il s’agit aussi bien des circonstances mêmes que des engagements personnels solennels, fondés sur des convictions de prérogatives, sur des inimitiés personnelles, sur une rhétorique dramatisée et des références au cadre fondamental du système (du côté de Feinstein) et des obligations fondamentales de sécurité nationale (du côté de la CIA).

Peu nous importe ici, pour l’instant dans tous les cas, de connaître le fondement de ces positions respectives, non plus que les arguments des uns et des autres. L’essentiel est ce conflit au sein du Système et la dimension très importante qu’il a aussitôt prise. Il est d’ailleurs remarquable qu’il ait été aussitôt propulsé dans les domaines les plus fondamentaux des querelles internes, avec l’accusation sacrilège de la violation de la Constitution. Bien d’autres affaires de cette sorte ont déjà eu lieu, certaines étouffées, d’autre traitées avec le maximum de retenue pour les empêcher d’aboutir justement à ce point de rupture. La tournure extrême aussitôt proclamée et affirmée implique une immense nervosité à Washington, des divisions très graves au sein du système de l’américanisme, des réflexes des acteurs de se replier aussitôt sur leurs prérogatives formelles d’une façon solennelle en accusant gravement la partie adverse pour mieux se défausser de comportements antérieurs où ils furent gravement mis en cause. On peut faire l’hypothèse que Feinstein, bien qu’elle ait montré depuis longtemps une hostilité furieuse aux programmes de torture de la CIA, n’aurait pas nécessairement réagi avec tant de vigueur et de fureur si elle n’avait pas été mise en cause pendant ces neuf derniers mois pour sa défense de la NSA, – laquelle est elle aussi, comme la CIA, dans des zones de violation de la Constitution sans que cela ait ému Feinstein. Si l’on ose dire pour une dame si honorable, la sénatrice se refait une virginité à cette occasion, – cela sur un plan politique et constitutionnel, cela va sans dire et sans la moindre ironie déplacée, on peut en être assuré.

Bien entendu, on fera la remarque que cette affaire qui devrait mobiliser toute l’attention de l’exécutif et du législatif, éclate en pleine crise ukrainienne et interfère dès lors dans une action collective qui aurait dû être exclusive à cette crise si importante. Cela affaiblit brusquement d’autant la position des USA, qui n’est déjà pas particulièrement efficace. C’est en effet une constante de l’énorme machinerie washingtonienne qu’elle est incapable paradoxalement de traiter plusieurs questions urgentes de front, qu’elle déplace toute son attention mobilisée vers la nouvelle crise dès que celle-ci survient, délaissant d’autant la crise où elle se trouvait engagée.

L’affaire Feinstein-CIA va nécessairement monopoliser le Congrès derrière Feinstein d’une part, obliger l’administration Obama qui doit défendre au moins pour l’instant la CIA à se lancer dans une de ces batailles internes qui accapare toute son attention d’autre part. Les différents partis, les différentes factions, vont devoir à nouveau se lancer dans cette bataille interne, se redéfinir en fonction d’une nouvelle crise, ce qui implique à nouveau un désintérêt pour la crise ukrainienne. Par ailleurs, on devrait voir dans ce processus une confirmation indirecte de l’attitude générale de Washington, qui ne s’est jamais jugé complètement senti concerné par la crise ukrainienne, bien que l’administration et le Congrès s’y soient engagés à fond durant ces deux dernières semaines, souvent d’ailleurs pour des raisons de communication avec une composante interne non négligeable (voir le 10 mars 2014). Cela introduit une nouvelle phase d’incertitudes, de possibilité de fausses manœuvres ou d’absence de réaction de la part de l’administration Obama, et donc un désordre supplémentaire dans la crise ukrainienne ; et d'ailleurs, et bien sûr, cela introduit les mêmes composants à Washington.

 

Mis en ligne le 12 mars 2014 à 06H28

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