L’horreur et le tabou de 1929, et l'esprit de la religion du système

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Nous avons vu hier un entretien de Robert Reich avec Ulysse Gosset, sur France 24 (voir la video de l’entretien), dans le cadre de l’émission Le Talk de Paris. Reich est l’ancien secrétaire du Travail (curieusement désigné dans l’incrustation de l’émission comme “secrétaire d’Etat”) de l’administration Clinton jusqu’en 1996. Vieil ami de la gauche démocrate des Clinton, sans doute un peu déçu par l’orientation très moderniste (le marché libre, Wall Street, la globalisation) de ses amis Clinton, hésitant entre Hillary et Obama…

Présenté comme radical dans ses jugements, Reich s’est montré comme le stéréotype de ces intellectuels américanistes, pleins de bons sentiments, férus d’une analyse sociale des problèmes engendrés par le capitalisme, mais n’allant jamais jusqu’au bout, – c’est-à-dire, refusant la conclusion logique de ses constats qui serait de mettre en cause le système. Le tabou est considérable.

Une première question de Gosset porte sur la situation aux USA: la crise, la perspective de récession, est-ce grave? Sans aucun doute, répond Reich, qui met l’état des diverses crises, le système bancaire, l’immobilier, le crédit, l’extrême pessimisme des Américains qui les poussent à moins consommer alors qu’ils subissent les contrecoups de cette crise dans la vie quotidienne. Reich met l’accent sur l’absence de contrôle de la situation, sur son caractère insaisissable qui fait qu’on ne sait où elle peut nous conduire: «On ne connaît pas l’ampleur de cette crise des crédits. A chaque fois qu’on croit que la crise est derrière nous, les choses empirent…»

Là-dessus, Gosset enchaîne par la question évidente, qui est appelée par les explications de Reich: «Croyez-vous que nous puissions connaître un nouveau 1929?» Aussitôt, comme on dirait en un éclair, Reich se redresse et la réponse jaillit: «Oh non, certainement pas!» Puis suivent des explications scolaires, impeccables, théoriquement sans un pli: «Cela m’étonnerait grandement. Contrairement à 1929, aujourd’hui les Banques Centrales, notamment en Europe et aux USA, sont capables de générer très rapidement des liquidités. Les mécanismes d’ajustement sont très au point et on peut aisément générer les liquidités nécessaires…»

Non, ce que craint Reich, à nouveau paradoxe étonnant de sa pensée, c’est «un rétrécissement économique», avec les Banques Centrales qui ne coordonnent pas, qui cherchent des objectifs différents et prennent des mesures non coordonnées, parfois à l’effet contraire… On aurait envie de lui souffler: donc, qui aggravent la situation plutôt que l’apaiser? Peut-être vers un nouveau 1929?

Etonnant esprit moderniste et américaniste (même chose). Ils vous décrivent la réalité d’une situation de désordre et hors de contrôle sur laquelle les “mécanismes très au point” tentent d’agir depuis six mois et sur lesquels ils ne peuvent rien; d’ailleurs la crise, chaque fois qu’elle semble résolue, rejaillit de plus belle… Ce sont des conditions qui mènent vers un nouveau 1929. 1929? Pas question, s’écrie aussitôt le théoricien, l’homme du système, qui refuse absolument de tirer les leçons de ce qu’il observe avec justesse, pour se réfugier sous l’aile protectrice de la théorie. Puis à nouveau une précision qui démolit instantanément cette affirmation qu’on ne risque pas un nouveau 1929, car c’est bien le cas avec des “mécanismes très au point” dont la principale activité, en plus d'être inefficaces pour ce qu'on en a vu jusqu'ici, est de se tirer dans les pattes les uns des autres, de démolir réciproquement les effets espérés bienfaisants des mesures qui sont prises par leur moyen.

Somme toute, nous dirions que la crise est encore plus grave qu’en 1929… En 1929, on ignorait que la crise allait nous tomber sur la tête. Aujourd’hui, on la voit et on la sent nous tomber sur la tête. L'on affirme, après avoir décrit sa gravité: aucun problème, ce n’est pas grave, et l’on prend pour cela des mesures qui s’avèrent inefficaces et qui se contredisent, tout en poursuivant l’incantation de l’impossibilité de la grande crise.

Une seule certitude au sortir d’un tel entretien. 1929 est plus que jamais la référence qui terrorise les esprits et l’on pourrait penser que ceux qui repoussent cette perspective le font pour écarter le spectre, selon un processus d'incantation. Cette crainte même, cette affirmation qu’on domine la crise pour qu’elle ne devienne pas un nouveau 1929, constituent les ingrédients psychologiques idéaux pour multiplier les erreurs, réagir trop tard et pas assez pour que justement personne ne soit alarmé par l’ampleur des mesures jusqu’à craindre un nouveau 1929, et nier aveuglément que le pire est possible alors qu’il s’avère qu’il est plus que jamais possible puisqu'il se déroule sous vos yeux.


Mis en ligne le 19 janvier 2008 à 12H15