L’homme face au système en crise

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L’homme face au système en crise

13 octobre 2008 — Ce texte, cette analyse sont d’abord le produit d’une réponse à une remarque d’un lecteur, et une rectification de cette remarque. Nous pensons que tous les lecteurs en profiteront parce qu’à partir de cette démarche, nous pouvons préciser notre appréciation du rôle possible de l’homme (d’un homme, d’un dirigeant politique) face à un système, dans un temps de crise de ce système. Plus précisément, cette appréciation générale permet de mieux considérer le rôle des dirigeants politiques dans la crise actuelle et, d’une façon plus large, des dirigeants politiques dans les conditions très spécifiques, très exceptionnelles de crise comme celles que nous connaissons.

D’abord, l’intervention de notre lecteur, Stephane Eybert, le 11 octobre, en commentaire du texte sur la “rencontre” entre Obama et FDR, du même 11 octobre

«Vous avez à maintes reprises parlé de l'hypothèse Gorbatchev, en faisant comprendre que cet homme a décidé d'une orientation politique radicale allant à l'encontre du système URSS de l'époque.

»Vous n'avez pas approché l'URSS en y cherchant un système, un establishment, avec sa psychologie et sa pathologie. Chose que vous faite si bien pour les USA.

»Pensez vous qu'un seul homme ai pu décider du sort de l'URSS? Ne pensez vous pas qu'il y avait là un courant profond de forces patriotiques russes qui était a l'œuvre depuis quelques décennies?»

Nous acceptons bien entendu les critiques, les remarques, etc., avec la plus grande considération; mais nous demandons aussi à nos lecteurs de nous lire, et de bien lire ce que nous écrivons. Nous avons publié plusieurs textes sur Gorbatchev, à propos du cas d’Obama. Tous ces articles disent le contraire de ce que notre lecteur nous fait dire. Dans tous les cas, notre thèse est imperturbable: Gorbatchev ne voulait pas détruire le système, il voulait le réformer; pas d’«orientation politique radicale allant à l'encontre du système URSS de l'époque». Lorsque nous parlons de Gorbatchev, nous parlons de l’establishment soviétique puisqu’il en fait partie; quant au «courant profond de forces patriotiques russes», nous en affirmons l’existence à l'époque de sa venue au pouvoir, d'ailleurs comme une des conditions du développement de ce pouvoir gorbatchévien.

Cet extrait de la présentation récente (le 5 mai 2008) d’un texte ancien sur Gorbatchev fixe les idées à cet égard.

«Par contre, le processus gorbatchévien reste plus que jamais possible grâce à cette caractéristique qu’il est non prémédité, qu'il est accidentel. Aujourd’hui, dans le cadenassage de la communication-conformisme, seul l’accidentel, par son caractère inattendu et son effet de surprise, peut induire un effet déstructurant.

«L’essentiel de la “méthode” du “gorbatchévisme” est évidemment la glasnost (en général traduit par le mot “transparence”, mais pouvant signifier aussi “publicité de la parole”). Cet aspect de la méthode est essentiel parce qu’il s’attaque aux psychologies, qui constituent le tissu fondamental des phénomènes sociaux. Gorbatchev a compris, ou, dans tous les cas, a agi comme s’il avait compris que les grands problèmes sociaux et politiques, et notamment l’économie, dépendaient du verrou psychologique. Il s’est donc attaqué en priorité à ce verrou. Bien entendu, ils n’avaient pas prévu les conséquences du déchaînement qu’il déclencha; il voulait réformer le système soviétique, il liquida le communisme.

»Il nous a semblé intéressant d’observer (de rappeler) comment a débuté la glanost, d’ailleurs dès que Gorbatchev fut au pouvoir (bien avant la perestroïka). Il s’agit d’abord d’un comportement personnel, d’initiatives somme toute artisanales ou improvisées mais dont la connaissance se répandit très rapidement en URSS. Ce pays était, depuis au moins deux décades, parcouru par un réseau très dense d’informations dissidente (phénomène du samizdat, ou presse clandestine), qui fonctionna à plein dans les débuts de l’action de Gorbatchev. L’URSS (la Russie) était, littéralement, en attente de Gorbatchev et de sa glasnost.»

Cette description du comportement de Gorbatchev définit ce que nous jugeons des possibilités d’influence d’un individu seul sur un système de la puissance du communisme, a fortiori pour notre propos un système de la puissance de l’américanisme. (C’est une question que nous pose également notre lecteur.) Il n’y a à notre sens pas de “plan” général préétabli, pas de “grande stratégie” définie précisément, impliquant une attaque contre ce système jusqu’à la destruction; pas de volonté non plus, par définition, puisque ce type de dirigeant ne veut effectivement pas abattre le système. Il nous semble qu’on peut définir cette influence par plusieurs traits de cette sorte de dirigeant “déstabilisateur” devenant “déstructurant” pour le système.

• D’abord, ce dirigeant doit avoir fait un diagnostic pessimiste sur l’état du système. Pour autant, il n’est pas question d’un dirigeant particulièrement intellectuel; il lui faut une certaine lucidité de jugement, autorisant une action puissante qu’il juge nécessaire; en effet, chez un tel dirigeant, c’est la capacité et le goût de l’action qui dominent. (D’autre part, il est des cas, – et c’en est un précisément aujourd’hui, – où l’état même du système, par ses crises frénétiques, imposent de toute urgence le jugement pessimiste.)

• Une fois son diagnostic posé, ce type de dirigeant fait confiance à son action. Il est nécessairement réformiste puisque l’état du système impose de l’être. Venu du système, imposé à l’intérieur du système, il ne veut évidemment pas détruire le système qui est le cadre logique et sérieux où il a développé sa position. Au plus son goût de l’action est grand, au plus son diagnostic initial est pessimiste, au plus il est réformiste. C’est un réformiste radical et nullement un révolutionnaire. Pour cette raison, même s’il rencontre des freins multiples, il n’est pas stoppé dans son action parce qu’il apparaît pour beaucoup dans le système comme “le sauveur du système” et nullement son dynamiteur. Il suscite dans le système des soutiens à son action par ceux qui, par analyse ou par opportunisme, partagent son entreprise.

• Mais le fait est que le réformiste radical termine en révolutionnaire involontaire, comme c’est évidemment le cas de Gorbatchev. Il y a une nécessaire erreur d’évaluation sur les effets de sa propre action parce qu'il y a une erreur fondamentale dans le jugement du cadre où elle se déroule. (Gorbatchev jugeait au départ que le système était mal utilisé, mal organisé mais restait bon; nous jugeons que le système, celui du communisme comme celui de l’américanisme, est déstructurant et corrupteur en soi.) La logique de sa propre action l’entraîne effectivement sur cette pente révolutionnaire qu’il n’avait aucunement prévue, d’autant que rien dans la déliquescence du système à cause de son action ne le fait changer d’analyse sur la nécessité de poursuivre sa tentative réformiste même lorsqu’elle se transforme en révolution. Au reste, cet homme d’action, et d’une action puissante, tout entier attaché à son action et fort peu spéculatif, est en général très lent à prendre la mesure des dégâts révolutionnaires que cette action provoque au cœur du système.

Nous prenons bien sûr un cas spécifique dans une situation spécifique (Gorbatchev et le réformisme gorbatchévien devenu la “révolution Gorbatchev”). Nous allons chercher à élargir cette question à la problématique de “l’homme dans/contre le système”. On verra que l’analyse nous amène aussi bien aux hommes politiques occidentaux luttant aujourd’hui contre la crise financière qu’à Talleyrand et à de Gaulle.

Face à la crise, une réaction structurante

Effectivement, pour revenir aux questions posées par notre lecteur, nous dirions d’une façon générale que, dans le cadre de systèmes aussi puissants, et notamment celui de l’américanisme, la volonté lucide du soi disant “homme du destin” selon l’entendement habituel, soi disant libre de ses choix, dégagé de toute compromission, avec un plan d’action dont le but est la destruction du système, n’a aucune chance d’aboutir. (Le cas est différent pour l'observateur, le commentateur, qui servira à la prise de conscience de la situation, qui pourra effectivement identifier une attaque fondamentale contre le système.)

Les pressions du système sont trop fortes et, en plus, elles sont organisées automatiquement ou d’une façon parcellaire, donc extrêmement difficiles sinon impossibles à réduire parce qu'on ne peut identifier aucun centre directeur où une attaque serait décisive. L’époque et son système veulent cela: nous sommes enfermés dans un carcan de bureaucratie, de technologies et de communications qui ne laisse aucune chance à l’“action directe”. L’appréciation organisationnelle d’un complot général permanent du système pour maintenir sa tyrannie nous paraît totalement infondée; elle prête au système une centralisation intégrée, une rationalité, une habileté et une efficacité que chaque acte de son action dément. La puissance principale du système, c’est sa structuration en termes bureaucratiques, technologiques et de communication, – mais il s’agit d’une structuration subversive, pour servir une machine totalitaire qui recherche la déstructuration du reste. Le but de résistance à poursuivre est moins la destruction du système, impossible à obtenir, que sa déstructuration, entrainant sa dégénérescence de plus en plus accélérée.

L’appréciation rationnelle courante d’une attaque frontale du système est déraisonnable. Un tel système, qui est imbriqué dans tout et dans lequel nous sommes tous imbriqués, ne peut être réduit qu’en utilisant ses propres forces contre lui, ses propres hommes contre lui. Ces hommes ne sont pas des créatures du système, perverses, mauvaises, irrécupérable, des robots fabriqués pour la cause, etc.; cette vision rejoint, en un peu plus élaborée, celle d’un Bush, aussi manichéenne en noir et blanc. La crise actuelle, produit de la puissance du système lorsqu’elle devient excès insupportable pour la nature des choses, nous démontre cela.

Quels que soient les ricanements méprisants auxquels nous convient les adversaires du système à l’encontre des directions politiques, le fait est que la réaction des dirigeants politiques du système dans la crise financière, notamment de manière spectaculaire les Anglo-Saxons et surtout les Britanniques (les Américains derrière eux mais obligés, emportés par le reste, – défaite supplémentaire du système), représente un des plus formidables coups portés au système depuis longtemps. Ces coups sont portés par le moyen du retour des dirigismes nationaux qui sont fondamentalement structurants contre l’action déstructurante du système. Dans la situation présente, seul le cadre de la nation offre une dynamique structurante capable effectivement de porter une telle contre-attaque, suscitée par la nécessité (comme la nécessité de la réforme dans le cas de Gorbatchev); il est largement évident que toutes les autres “structures” (organisations internationales, groupes d’intérêt, etc.) sont complètement impuissantes pour une telle tâche, essentiellement par manque de cohésion et, surtout, manque de légitimité. Les gémissements divers sur l’absence de l’Europe en tant que telle, par contraste avec les USA adoptant le plan Paulson, sont absolument déplacés et renvoient à la fascination pour l’américanisme. Le résultat est d’ailleurs évident: le plan Paulson n’a rien résolu et la réaction des nations européennes s’est organisée selon les nécessités évidentes de la coordination. Ce point aggrave encore la défaite du système dans ce cas, en mettant en évidence la déroute des organisations qui ont été développées, selon les principes du système, selon la même dynamique déstructurante que le système lui-même.

Le but qu’on doit observer dans le cas présent pour apprécier l’efficacité du mouvement n’est pas le résultat (efficacité de l’action selon les normes du système, c’est-à-dire le rétablissement des “marchés” dans la situation statu quo ante) mais la forme de la réaction structurante du monde politique, qui accélère la déstructuration du système. Les décisions interventionnistes massives des puissances publiques représentent indiscutablement un acte important dans ce sens. (Nous laissons les appréciations morales à ceux qui s’y complaisent; MM. Brown, Sarkozy & compagnie ne sont pas vertueux, et pas plus aujourd’hui qu’hier; la seule chose qui importe est qu’ils sont emportés dans une action “déstructurante du système déstructurant”, donc objectivement structurante, qu’ils accompagnent puis renforcent à mesure parce que c’est pour eux une réaction vitale; seule compte cette action.)

Plus que jamais, nous croyons à l’influence fondamentale sur les hommes de forces historiques puissantes qui les dépassent. Nous croyons que cette forme de rôle historique a toujours existé, et qu’elle est la forme suprême de l’action politique dès lors qu’existent des structures systémiques, même peu élaborées. La différence se mesure au niveau de la lucidité qu’on a à cet égard. Le véritable “homme du destin” est l’homme qui s’identifie à un destin supérieur en toute lucidité, dont il a fait choix par intuition et par raison, et se met à son service. C’est ce qu’a fait un de Gaulle. Son identification à la France, qui lui fut souvent reprochée comme un sommet d’orgueil, est au contraire un sommet d’humilité: l’homme s’efface complètement derrière l’entité dont il a choisi de servir le destin. Cette phrase de Guglielmo Ferrero concernant Talleyrand en 1812-1814, pour expliquer le parcours du grand homme d’Etat de son isolement terrible à Paris jusqu’au Congrès de Vienne, explique cette transformation sublime de l’“homme du destin”, lorsqu’il s’identifie à un destin collectif, lorsqu’il se fait volontairement instrument de ce destin collectif: «Mais en s’identifiant de plus en plus avec l’agonie de l’Europe dévastée par la peur et la force, [Talleyrand] cherchait obstinément au fond de sa solitude les moyens de son salut personnel dans le salut commun.» A Londres, en 1940 et 1941, de Gaulle connut la même solitude, dont il se tira en mettant “son salut personnel dans le salut commun”.

Dans les circonstances actuelles, la médiocrité en général des dirigeants politiques, ou leur manque de caractère, commence à être compensé par la puissance des événements. La pression de ces événements, qui est en fait le résultat du processus d’implosion du système arrivé à son stade ultime d’avancée (du type “ça passe ou ça casse”), oblige les dirigeants politiques à des actes objectivement vertueux, qui compensent et même dépassent leur médiocrité naturelle. Il est vrai que, dans une telle situation si frénétique, particulièrement aux USA, l’arrivée probable d’un dirigeant US relativement “nouveau” (Obama), c’est-à-dire avec une carrière politique (nécessairement compromise avec le système) assez courte, suscite des questions absolument fondamentales et extrêmement ouvertes sur ce que sera son action. Il est évident que nous n’aurions jamais écrit cela il y a un mois (avant l’explosion du 14-15 septembre). Les choses vont vite, et nous ne pouvons que les observer pour tenter d’en comprendre le sens.


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