L’Europe entre amis

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L’Europe entre amis

• La querelle méchante entre un Macron aux abois avant le premier tour et le Premier ministre polonais résume symboliquement, avec une force incroyable, les contradictions épouvantables qui secouent les nations européennes face à Ukrisis. • On y trouve effectivement des orientations politico-stratégiques en opposition complète avec les orientations culturelles et civilisationnelles. • Il faut savoir gré à Macron, dans sa tempête électorale, de montrer qu’il sert encore à quelque chose. • Pour couronner le tout, une réflexion philosophique d’un neocon US, Robert Brooks. • Sans nul doute, tous les pays européens vont devoir subir les fureurs de cette tempête.

 

L’on s’arrêtera à cette querelle furieuse, de communication pure mais aujourd’hui c’est l’arme centrale des querelles, entre le président français et le Premier ministre polonais. Le premier a réagi avec une violence inouïe aux attaques du second, tout aussi violentes, à propos de la poursuite du “dialogue” (!) entre Macron et Poutine.

On admirera la beauté du symbole : ce “dialogue” a lieu mais il tourne complètement à vide, simplement parce que les deux interlocuteurs ont en commun l’absence complète d’estime et de confiance réciproques, et l’absence complète d’espoir d’arriver à quelque résultat qui vaille. Macron “dialogue” parce qu’il veut faire survivre une stature complètement fabriquée d’homme d’État, alors que sa présidence de l’UE se dissout dans une complète absence de substance ; quant à Poutine, il n’agit, nous semble-t-il, que par simple réflexe, lui aussi pour faire survivre une illusion de la poursuite d’un “dialogue” entre deux malentendants préoccupés de bien d’autres choses que celles dont ils parlent éventuellement.

On est donc complètement dans le symbolique pour la cause de la querelle ; mais la querelle Macron- Morawiecki, par contre, expose des antagonismes et des contradictions qui conduisent à admettre que le champ politique européen est aujourd’hui plongé dans un grand chaos qui menace de se manifester à ciel ouvert. Effectivement, la crise Ukrisis en est la cause à tous égards, elle joue son rôle qui est de ranimer et de mettre à jour des contradictions intenables pour la plupart des acteurs d’importance, dans les pays européens qui disposent d’une posture importante avec une politique à mesure.

On va reprendre ici le texte que RT.com consacre à cet épisode ; en quelque sorte, RT.com, qui est russe, est une sorte d’arbitre impartial, ayant autant d’intérêt à montrer les contradictions internes, aussi bien dans les deux pays concernés qu’entre des pays européens qu’on dit si vertueusement unis depuis qu’Ukrisis a éclaté. Les premiers mots du ‘chapô’ de l’article ne s’en cachent pas : « Alors que l’UE s’est efforcée de présenter un front uni contre Moscou... »

« Dans une interview avec Le Parisien publiée vendredi, Macron a attaqué le PM polonais, le qualifiant d’“antisémite d’extrême droite qui interdit les LGBT”. Macron faisait probablement référence aux critiques ouvertes du parti Droit et Justice de Morawiecki à l'égard de “l’idéologie LGBT”, qui a vu la Pologne condamnée et privée de financement par l'UE.

» “Il soutient Marine Le Pen, qu'il a reçue à plusieurs reprises”, a poursuivi Macron. “Ne soyons pas naïfs, il veut l'aider avant les élections !”.

» Selon le président français, Morawiecki est un allié de Le Pen, et les deux se sont rencontrés à de nombreuses reprises. Le Pen, du parti de droite Rassemblement national, affronte Macron au premier tour des élections présidentielles françaises ce week-end. Jusqu’à récemment, la victoire de Macron était considérée comme acquise. Jeudi, un sondage choc a donné à Le Pen un point de pourcentage d’avance sur le président dans une confrontation hypothétique au second tour.

» Mme Le Pen a probablement été aidée dans les sondages par la hausse du prix du carburant, pour laquelle les électeurs ont critiqué Macron. Le président s'est lui aussi retrouvé acculé par sa position sur la Russie. D’une part, il a tenté de dépeindre Le Pen comme proche de Poutine ; d'autre part, il a été contraint de défendre sa propre politique de fréquents appels téléphoniques avec le dirigeant russe au sujet du conflit en Ukraine.

» Morawiecki et le président polonais Andrzej Duda ont été parmi les plus virulents détracteurs de cette politique. “Monsieur le président Macron, combien de fois avez-vous négocié avec Poutine, qu'avez-vous obtenu ?”, a déclaré Morawiecki en début de semaine. “On ne doit pas négocier avec des criminels... Personne n'a négocié avec Hitler”.

» “Le dialogue avec la Russie n'a aucun sens”, a déclaré Duda à CNN quelques jours plus tard. “Il faut présenter des conditions très dures à Vladimir Poutine. Il faut dire : ‘Si vous ne remplissez pas ces conditions, nous n'avons rien à nous dire’.”

» Macron a défendu ses conversations avec Poutine, déclarant qu'il ne pourrait y avoir “aucune paix durable si la Russie n'est pas engagée dans une grande architecture de paix sur notre continent”. Si Macron a condamné l'offensive de la Russie en Ukraine, il a insisté sur le fait que les dirigeants occidentaux doivent “toujours respecter la Russie en tant que pays et le peuple russe”.

» S'adressant au Parisien, il a qualifié l'invocation des nazis par Morawiecki de “sans vergogne”.

» Les retombées diplomatiques de la bataille entre Macron et Morawiecki se poursuivent. Vendredi, le ministre polonais des Affaires étrangères a convoqué l'ambassadeur français à Varsovie pour le réprimander au sujet des “déclarations faites” par Macron au Parisien.

» Alors que les dirigeants de Bruxelles et de Washington ont vanté une unité entre les alliés occidentaux pour faire face à la Russie, certaines fissures dans l'alliance transatlantique sont apparues. La Hongrie, par exemple, a déclaré qu'elle continuerait d’acheter du gaz russe et qu'elle paierait le produit en roubles, comme l’a exigé Poutine. En outre, la Pologne a accusé l'Allemagne, qui est très dépendante des importations de gaz russe, de faire obstacle à l'adoption de sanctions plus sévères à l'encontre de Moscou. »

... De quelles contradictions est-il question ? Outre les agressions directes entre deux hommes qui prétendent défendre la même cause, on notera ceci :

• Macron dénonce avec fureur “le soutien” apporté par la Pologne à la candidate Le Pen, contre lui, Macron. Il fait donc de Le Pen une alliée privilégiée de Morawiecki ; pourtant Le Pen est beaucoup plus proche des thèses russes et de la Russie que Macron, et donc presque complètement opposée à Morawiecki sur ce terrain.

• Pourtant, en accusant Morawiecki de diverses tares sociétales (plutôt qu’idéologiques selon nous, malgré les affirmations), dont celle d’être un adversaire de « l’idéologie LGTB », Macron replace Morawiecki au côté de Le Pen. Et si l’on rapproche cette épisode de la prise de position de Macron contre “l’idéologie-Woke”, on le trouve en contradiction avec lui-même puisque, grosso modo, l’idéologie LGTB (LGTBQ+) fait partie intégrante de l’idéologie-Woke contre laquelle s’opposent Morawiecki et Le Pen.

• Si l’on rappelle que LGTBQ+ et wokenisme renvoient à la ‘Cancel Culture’, donc impliquant que Morawiecki (et Le Pen) sont contre cette ‘Cancel Culture’, on remarque que c’est au nom de cette ‘Cancel Culture’ dont le concept est élargi à la stratégie et à lutte communautaire et ethnique que le même Morawiecki est sur une ligne dont l’extrême veut une “annulation” (‘to cancel’) pure et simple de la Russie. Marine Le Pen, elle, a osé dire alors que la russophobie enflammait la France, presque comme un défi, que « de toutes les façons, la Russie ne disparaîtra pas ». Sur ce point, Le Pen est plutôt en accord avec Macron qui réaffirme : « Aucune paix durable [n’est possible en Europe] si la Russie n'est pas engagée dans une grande architecture de paix. [...] les dirigeants occidentaux doivent toujours respecter la Russie en tant que pays et le peuple russe. »

• Pourtant, Morawiecki et Le Pen sont sur la même ligne face à l’Union Européenne, – et contre la ligne-Macron à cet égard, – lorsqu’il s’agit d’affirmer la supériorité de leur droit souverain national sur toute affirmation pseudo-supranationale de l’UE. Sur ce point, que dire de la position polonaise s’opposant frontalement à l’UE alors que la Pologne est le pays de l’UE en pointe dans le dispositif de soutien de l’UE à l’Ukraine ?

• Si l’on élargit un peu le panorama on observera que le Hongrois Orban vient de remporter une formidable victoire pour mieux se rapprocher de la ligne russe, en acceptant le paiement du gaz en roubles, pour réaffirmer sa neutralité dans Ukrisis. Ainsi est-il plus ami que jamais de la candidate Le Pen qu’il a déjà reçue avec chaleur à l’automne dernier. D’une façon plus générale, on sait que Orban est l’objet de violentes critiques de Macron. Par conséquent, toutes ces choses devraient encore plus rapprocher Budapest de Varsovie, d’autant que la Hongrie est agressée pat l’UE parce qu’elle ne suit pas la cadence sociétale et constitutionnelle au pas cadencé. Eh bien, pas du tout ! La Pologne menace au contraire Budapest d’une rupture si Orban ne s’aligne pas sur une ligne pro-ukrainienne sans réserve. (La Pologne ? Il n’est pas assuré que la ligne hyper-dure du dernier des jumeaux Kaczynski, – c’est lui qui menace, – soit nécessairement celle de l’unanimité des soutiens du gouvernement.)

• On peut encore élargir et passer au filtre du test “Je paies en roubles”. La Hongrie, l’Autriche, la Serbie, la Slovaquie, un des trois pays baltes sont officiellement inscrits pu en voie de l’être dans le club qui implique pour la perception-Système, de l’UE à Macron, une prise de position poutiniste et, par conséquent et d’ores et déjà, un motif puissant de mésentente au sein de l’UE. On s’attardera un instant à la Serbie, prorusse et encerclée de pays de l’OTAN, qui a voté pour l’exclusion de la Russie de la Commission de l’ONU des droits de l’homme parce que soumise à un chantage sur la coupure par un des pays de l’OTAN du gazoduc l’alimentant en gaz russe. Le président serbe a téléphoné à Poutine avant le vote et a obtenu toute sa compréhension, et le président russe l’a absous de ce péché dû à l’infamie américaniste-occidentaliste. (Bien entendu, divers autres pays ont subi le même chantage, selon des modalités différentes.)

• En France où l’on vote, une grande question est de savoir si le tube de Michel Delpech de 1966, ‘Inventaire 66’ avec le fameux refrain ‘Et toujours le même président’, pourra servir pour une sorte d’‘Inventaire 22’ ? Ou pas ? Dans tous les cas, l’élection aura une place remarquable dans cette situation du “Jamais l’UE et l’OTAN n’ont été aussi unies”, parce qu’elle y ajoute un facteur fondamental : à la désunion rampante entre les pays de l’UE (et de l’OTAN, si l’on y tient) s’ajoute le facteur fondamental de l’extraordinaire radicalité des désunions internes comme le montrent d’ailleurs les positions divergentes Macron-Le Pen.

David Brooks philosophe

L’étrange situation décrite au niveau européen se répercute sur un mode globaliste et du type “Que reste-t-il de notre globalisation ?” dans un article-fleuve (3 300 mots ou 20 800 caractères dans sa version originale, nécessairement plus courte qu’une tradition française) de David Brooks, commentateur ultra-Système et neocon de cœur, dans le New York ‘Times’ dont il est un régulier contributeur. Beaucoup de choses sont d’un grand intérêt dans cet article, peut-être en dépit de l’auteur-qui-sait ; et si le sujet semble s’éloigner de l’Europe, ou ne plus la concerner en tant que telle, c’est pour mieux approcher les véritables problèmes que l’Europe connaît. (Et ainsi pouvons-nous mieux comprendre et nous assurer qu’effectivement Ukrisis a tout à voir avec la crise de la ‘Cancel Culture’, et que le but est aussi bien d’“annuler” la Russie.)

Ainsi lorsqu’il fait une remarque qui s’accommode très bien de la situation européenne et nous fait penser irrésistiblement à un travail de déstructuration, ou déconstructuration, mais dans ce cas comme l’on retourne son arme contre son adversaire, celui qui la tient, pour “faire aïkido”. Ainsi, lorsque le Système déconstructurateur est en voie d’accomplir son dessein, les structures qu’il a paradoxalement mis en place pour ce faire deviennent elles-mêmes vulnérables. La bataille devient alors transnationale à partir de fractures internes aux nations, alors que pourtant des divergences très importantes subsistent entre ceux qui s’allient selon ces lignes, engendrant des épisodes chaotiques qui n’empêchent pourtant nullement les divergences internes...

« En fait, ce qui me hante le plus, c’est que ce rejet du libéralisme occidental, de l’individualisme, du pluralisme, de l’égalité des sexes et de tout le reste ne se produit pas seulement entre les nations, mais aussi au sein des nations. Le ressentiment à l’égard des élites culturelles, économiques et politiques occidentales qui s'exprime dans la bouche de dirigeants peu libéraux comme Poutine, Modi et le Brésilien Jair Bolsonaro ressemble beaucoup au ressentiment qui s'exprime dans la bouche de la droite trumpiste, de la droite française, de la droite italienne et de la droite hongroise.

» Il y a beaucoup de complexité ici, – les trumpistes n’aiment évidemment pas la Chine, – mais parfois, lorsque je regarde les affaires du monde, je vois une version géante, globale et maximaliste de la lutte familière entre les Rouges [conservateurs] et les Bleus [progressistes] en Amérique. En Amérique, nous nous sommes divisés selon des lignes régionales, éducatives, religieuses, culturelles, générationnelles et urbaines/rurales, et maintenant le monde se fragmente d'une manière qui semble souvent imiter la nôtre. Les voies que préfèrent les divers populistes peuvent différer, et leurs passions nationalistes s'opposent souvent, mais ce contre quoi ils se révoltent c’est souvent la même chose. »

Brooks a parfaitement identifié le grand phénomène de l’époque, qui est quelque chose à l’abord indéfinissable justement, qui conduit à ces contradictions du fait que le modèle ancien des relations et des antagonismes se trouve de plus en plus pressé et confronté à un modèle entièrement nouveau qui porte le désordre avant d’être bien compris et perçu comme facteur involontaire de chaos. (Sa nouveauté, d’ailleurs, se trouve également dans sa puissance, laquelle se développe grâce à la puissance de la communication qui est le principal vecteur de ce “modèle entièrement nouveau”.)

« Quelque chose de plus grand se produit aujourd'hui, qui est différent des grandes luttes de pouvoir du passé, qui est différent de la guerre froide... Ce n'est pas seulement un conflit politique ou économique... C'est un conflit sur la politique, l'économie, la culture, le statut, la psychologie, la moralité et la religion tout à la fois. »

C’est dans ce contexte qu’est apparue l’Ukrisis, ou bien est-ce elle (cette crise) qui a précipité la formation de ce contexte. Ukrisis met en évidence la complexité de ces rapports nouveaux. Si Brooks insiste ici pour parler indirectement de “l’Ouest” comme d’un tout (libéral, bien entendu), alors qu’il vient de montrer dans le précédent extrait que l’Europe et les USA étaient eux-mêmes touchés, et gravement, par ces antagonismes contradictoires, il ne fait que démontrer par défaut cette extrême complexité qui met en question la conception jusqu’ici dominante dont il prétend faire la  promotion en la qualifiant implicitement de “nouvelle”.

Il est temps de rappeler qui est Brooks : un membre des élitesSystème, donc dans l’incapacité de faire tenir sa réflexion dans le cadre nouveau qu’il définit bien par ailleurs. Il y a une façon de cloisonner les différents domaines qui rend insaisissable une réaction efficace, et l’on comprend alors que l’on parvienne à des situation de chaos comme celle qui est en train de se développer en Europe... La tristesse du propos de Brooks, ou plutôt sa médiocrité, à côté de bonnes trouvailles, est de parler d’une « source d’inspiration » dans le comportement de l’Ukraine, sans nous préciser de quoi il parle, de la population ukrainienne, de l’armée ukrainienne avec tous ses composants exotiques, du héros national Zelenski ? Ces imprécisions intéressées nous expliquent pourquoi les touchantes crise de conscience des élitesSystème n’intéressent guère “les autres”.

« Quelque chose de plus grand se produit aujourd'hui... [...]  Plus spécifiquement, c'est un rejet des façons occidentales de faire les choses par des centaines de millions de personnes sur un large éventail de fronts.

« ... Le monde ne converge plus, il diverge. Le processus de globalisation a ralenti et, dans certains cas, s'est même inversé. L'invasion de l'Ukraine par la Russie met en évidence ces tendances. Alors que la lutte courageuse de l'Ukraine contre l’agression autoritaire est une source d’inspiration à l’Ouest, une grande partie du monde reste indifférente, voire sympathique à Vladimir Poutine... [...] L’Ukraine est en train d’enterrer la plupart des hypothèses de base qui ont sous-tendu la réflexion du ‘Corporate Power’ sur le monde au cours des 40 dernières années... »

Brooks ne tarde pas à reconnaître que nous sommes engagés dans une “guerre culturelle globale” dont les espaces antagonistes ne sont pas définis, ni par la géographie, ni par les identités spécifiques. Pour s’y reconnaître, et juger cohérente cette analyse, on est obligé de définir l’antagonisme avec la formule antiSystème versus Système (si l’on veut antiSystème rassemblant une diversité à l’assaut du Système se posant comme une identité, ou plutôt un simulacre d’identité idéologique à prétention nécessairement hégémoniste).

De cette façon, Ukrisis révèle la diversité des formes d’affrontement, la “guerre totale” étant devenue d’abord une “guerre culturelle totale” qui peut, lorsque les événements et l’occasion l’y poussent, utiliser ou menacer d’utiliser les instruments jusqu’aux plus terribles des guerres militaires et technologiques :

« Comment gagner une guerre culturelle mondiale dans laquelle des points de vue divergents sur la laïcité et les défilés pour les droits des homosexuels se mêlent aux armes nucléaires, aux flux commerciaux mondiaux, aux ressentiments liés au statut, à la masculinité toxique et aux prises de pouvoir autoritaires ? C’est le dilemme dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui. »

Et ce dilemme, vu d’un point de vue américaniste-occidentaliste défendant la civilisation occidentale parvenue au point de la postmodernité, ou modernité-tardive, n’est pas simple à écarter lorsqu’il s’agit de mener la “guerre culturelle globale” avec de tels arguments. Curieusement mais honnêtement, c’est-à-dire citant la chose sans en tirer les conséquences (variation banale : “Dieu se rit [fort] de ceux qui ne s’intéressent pas aux conséquences des causes qu’ils chérissent”), Brooks cite l’argument théorique et mentionne aussitôt une partie (il y en a beaucoup d’autres) foudroyante de sa réfutation.

Il ne va pas plus loin, en omettant de noter (ce qui explique les 44%) que ce n’est pas “l’Ouest” qui diffère du reste, de la même façon qu’il est faussement dit pour l’Ukraine (« ...une source d'inspiration à l'Ouest, une grande partie du monde reste indifférente, voire sympathique à Vladimir Poutine ») ; c’est “l’Ouest” qui se met lui-même en cause en promouvant une culture effectivement auto-dévorante, et qui est donc convié à une guerre civile culturelle permanente. C’est la référence qui convient pour envisager l’avenir très rapproché des choses spécifiques nommées UE et USA, et non pas parlant d’une sorte d’antagonisme ou de concurrence entre “l’Ouest” comme un tout (tout-“l’Ouest”) avec sa culture cannibale, contre les autre qui seraient les seuls à la refuser.

« De nombreuses personnes dans le monde regardent nos idées sur les rôles des sexes et les trouvent étranges ou repoussantes. Ils regardent (au mieux) notre fervente défense des droits des LGBTQ. et la trouvent incohérente. L’idée que c’est à chaque personne de choisir sa propre identité et ses propres valeurs, – cela semble ridicule à un grand nombre de gens. L’idée que le but de l’éducation est d’inculquer des compétences de la “pensée critique” [la ‘Critical Race Theory’]  afin que les étudiants puissent se libérer des idées qu’ils ont reçues de leurs parents et de leurs communautés, – cela semble insensé à beaucoup.

» Avec 44 % des lycéens américains faisant état de sentiments persistants de tristesse ou de désespoir, notre culture n'est pas exactement la meilleure publicité pour les valeurs occidentales en ce moment...

» En fait, l’Occident est une véritable aberration culturelle. Dans son livre ‘The WEIRDest People in the World’, Joseph Henrich rassemble des centaines de pages de données pour montrer à quel point les valeurs occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques sont anormales. »

Ainsi ce Brooks nous donne à lire un étrange bazar, où il montre et démontre les diverses et nombreuses déviations, aberrations, anormalités et amoralités subversives qui constituent la “culture” occidentale dont la prétention serait d’inspirer et de conquérir le monde. Il s’étonne et même s’attriste de la voir si peu attractive, et objet de tant de refus et d’incompréhension, y compris et surtout au-dedans d’elle-même et par elle-même. Il confie qu’il considère la présente situation avec “humilité” (le mot est souligné) en reconnaissant que « les critiques que tant de gens font à l’Ouest, et à la culture américaine [américaniste] ne sont pas fausses ». Et pourtant, ou bien “et par conséquent” selon sa logique, il garde “confiance” (là aussi, mot souligné, pour le faire rimer avec “humilité” sans doute). Pourquoi ? Parce que c’est quand même mieux, malgré tout, malgré tout ce qu’on en dit, ce qu’on en subit, ce qu’on en conclut, etc., parce qu’on le ressent, parce qu’on y croit... En fin de compte, pourquoi ? Parce que.

« En fin de compte, seuls la démocratie et le libéralisme sont fondés sur le respect de la dignité de chaque personne. En fin de compte, seuls ces systèmes et nos visions du monde permettent de satisfaire au mieux les pulsions et les désirs que j'ai essayé de décrire ici. »

Ce sont effectivement ces visions (?) et ces raisonnements qui, aujourd’hui, ont commencé à montrer à nue et à vif les déchirements terribles qu’ils imposent à l’Europe, comme aux USA d’ailleurs dont le raisonnement de Brooks ne concerne qu’une petite partie, dans les salons, dans les universités et au New York ‘Times’. Il y a un destin commun en Europe et aux USA, essentiellement dans ces diverses révoltes qui se développent contre l’enserrement des prisons culturelles e idéologiques. La période que nous traversons, ouverte par le Covid et portée au paroxysme en embrassant des facteurs plus politiques et culturels avec Ukrisis, est celle du chaos inévitable pour défaire un édifice monstrueux et si branlant à cause de sa monstruosité.

Paradoxalement, pour la suite-et-fin de notre épopée disons, Brooks nous offre un paragraphe en or qui n’est pas sa conclusion, puisque la conclusion qui annonce le triomphe de sa “foi” libérale-progressiste en est l’exact contraire, mais qui devrait absolument être sa conclusion :

« J'ai perdu confiance dans notre capacité à prédire la direction que prend l'histoire et dans l'idée que les nations qui se “modernisent” se développent selon une ligne prévisible. Je pense qu’il est temps d'ouvrir nos esprits à la possibilité que l’avenir puisse être très différent de ce que nous avions prévu. »

... On ne peut mieux dire, et souhaiter à l’auteur qu’il s’applique à lui-même sa propre médecine (ouvrir son esprit, admettre que l’avenir « puisse être très différent de ce que nous avions prévu », et ainsi de suite).

 

Mis en ligne le 10 avril 2022 à 19H30