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55123 mai 2025 (13H00) – Le professeur norvégien Glenn Diesen, activiste et professeur à l’université du Sud-Est de Norvège, produit et présente un site d’un très grand intérêt, dans sa version ‘Glenn Diesen French’ très intéressante pour nous avec une traduction parlée instantanée en français. Nous nous arrêtons à une excellente intervention qu’il a faite en interviewant interviewe le 17 mai 2025 Marlène Laruelle pour son dernier livre ‘Idéologie et fabrication du sens sous Poutine’.
Marlène Laruelle, de nationalité française, est une universitaire très originale, occupant une fonction de la plus haute importance à la fameuse université Georges Washington de Washington D.C. Elle y est professeure de recherche en affaires internationales et en science politique, ainsi que directrice du programme d’études sur l’illibéralisme, – sujet particulièrement nouveau et également original, et d’une importance chaque jour grandissante, – et qu’il est si étonnant de voir déjà établi en programme à George Washington University.
Nous nous attachons ici à un sujet également du plus grand intérêt, qui est l’influence de Soljenitsyne dans cette “idéologie” et cette “fabrication du sens” qui est en train de s’installer dans la Russie de Poutine, dans le flux d’un courant qui est de plus en plus au cœur de l’affrontement entre la modernité progressiste globaliste d’une part et d’autre part l’espèce d’“archéo-futurisme” qui se développe en s’appuyant sur un puissant retour des grandes tendances de la Tradition en adversaire féroce de la modernité globaliste. Par conséquent, le sujet débattu par Diesen-Laruelle, s’il est typiquement russe, est également, et de façon beaucoup plus vaste, transnational et au cœur du déclin accéléré de la civilisation moderniste occidentale. On peut ici rappeler la proximité, – que nous nommions le 26 février 2025 “complicité”, – de la pensée du vice-président des États-Unis JD Vance avec celle de Soljenitsyne.
La présentation du livre de Laruelle (actuellement dans sa seule version anglaise) sur le site de vente résume aussi bien la démarche de la chercheuse explorant l’idéologie russe comme une des expressions les plus fortes de l’“illibéralisme” :
« De nombreux écrits tentent de comprendre les caractéristiques idéologiques du gouvernement russe actuel, ainsi que ce qui se trame dans l'esprit de Vladimir Poutine. Rejetant les clichés des experts qui dépeignent le régime russe soit comme une kleptocratie cynique, soit comme le produit des grands desseins machiavéliques de Poutine, ‘Ideology and Meaning-Making under the Putin Regime’ propose une généalogie critique de l'idéologie dans la Russie d'aujourd'hui. Marlene Laruelle propose une analyse innovante et multiméthodes du processus de production idéologique du régime russe et de ses modalités d'opérationnalisation en politique intérieure et extérieure. »
Mais il s’agit de Soljenitsyne, comme nous l’exposons plus haut. Nous avons donc sélectionné dans l’interview un passage où les deux interlocuteurs débattent de l’influence de Soljenitsyne sur les conceptions qui se développent actuellement, comme sur l’évolution de la Russie depuis l’arrivée de Poutine. Ce sont des précisions bienvenues tant il est vrai que cette influence de Soljenitsyne est souvent ignorée et oubliée. Pourtant, l’émotion soulevée par le discours de Harvard, pour ceux qui ont vécu cette période, fut absolument considérable, – et notamment la “stupéfaction lente” pour ceux qui, dans un Occident (re)devenue férocement antisoviétique après la période de détente sans avoir acquis quelque bon sens que ce soit, découvrirent peu à peu le sens profond et prophétique du discours.
Voici donc l’extrait de l’interview du 17 mai 2025 :
Glenn Diesen : ... Je pense souvent que nous avons tendance à voir l'influence russe partout mais en réalité la Russie produit des visions du monde qui circulent ensuite d'elle-même et acquièrent une certaine résonance.
Ceux qui essaient de définir l'idéologie russe font beaucoup de référence évidemment aux opinions de Dostoïevski mais aussi à Soljenitsyne. Chaque fois que j'entends les conservateurs russes je pense toujours au discours de Soljenitsyne à Harvard en 1978 où il affirmait que les communistes comme les capitalistes s'étaient condamnés eux-mêmes en poursuivant le moderne et le matériel au détriment du spirituel et qu'ils allaient malgré toute leur hostilité réciproque souffrir et mourir tous deux de la même maladie. Ce n'était pas forcément le message que les personnalités US assistant au discours voulaient entendre de sa part mais il me semble que c'est en fin de compte l'essence de beaucoup de ce que vous entendez et constatez aujourd’hui
Marlène Laruelle : Oui absolument Et je pense que nous avons encore du mal à saisir à quel point Soljenitsyne est devenu si important selon moi dans la construction de cette vision russe car ce n'est pas nécessairement celui qu'on cite le plus. Si vous regardez qui est cité vous trouverez Dostoïevski, Danilevski, Léontiev et d’autres classiques mais Soljenitsyne ne l’est pas souvent. En réalité si l'on considère la manière dont les idées sont formulées, je pense qu'il a vraiment eu une influence très forte dans la structuration de ce modèle de prise de distance avec la modernité qui s'inscrit dans une longue tradition de la pensée philosophique russe car on y trouve une la spiritualité sous la forme d’un mysticisme eschatologique
Tout cela même si cela a largement disparu de la société russe contemporaine, il reste bien sûr présent d'une certaine manière dans l'air. Cela dégage l’impression que cette idée semblent familière même si la tradition intellectuelle s'est perdue. Je pense qu'à cet égard Soljenitsyne a aussi été un précurseur avec cette forme d'anti-consumérisme anticapitaliste qui rejette l'abondance matérielle pour revenir à quelque chose de beaucoup plus centré sur la spiritualité
Cela raisonne fortement dans de nombreux débats actuels dans ce que l'on appelle la sphère postlibérale n'est-ce pas y compris en Occident. Je pense aussi que sur ce point la Russie compte un certain nombre d'auteurs qui ont en un sens été les précurseurs de beaucoup de ces tendances et cela parle à des publics qui se trouvent aussi en dehors de la Russie.
Cela étant dit comme il se devait d’être, nous complétons avec un extrait de ce discours qui porte sur l’idée centrale de Soljenitsyne quant à la société occidentale et la civilisation qu’elle prétend porter. « Le déclin du courage », cette expression est devenue l’emblème superbe et désolante du grand message que nous adressa cet homme qui avait vécu le calvaire du ‘Goulag’ et qu’on aurait cru entièrement absorbé dans la critique de cette seule atrocité, parfaitement et idéologiquement identifiée.
« Si je m'adressais aujourd'hui à un public dans mon pays, mon analyse globale des fractures mondiales se concentrerait sur les calamités de l'Orient. Mais comme mon exil forcé en Occident dure maintenant depuis quatre ans et que mon public est occidental, je pense qu'il serait plus intéressant de me concentrer sur certains aspects de l'Occident contemporain, tels que je les perçois.
» Le déclin du courage est peut-être le trait le plus frappant qu'un observateur extérieur remarque en Occident aujourd'hui. Le monde occidental a perdu son courage civique, tant globalement qu’individuellement, dans chaque pays, chaque gouvernement, chaque parti politique et, bien sûr, aux Nations Unies. Ce déclin est particulièrement perceptible parmi les élites dirigeantes et intellectuelles, donnant l'impression d'une perte de courage de la société tout entière. Nombreux sont les individus courageux, mais ils n'ont pas d'influence déterminante sur la vie publique.
» Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent cette dépression, cette passivité et cette perplexité dans leurs actes et leurs déclarations, et plus encore dans leurs raisonnements égoïstes quant au caractère réaliste, raisonnable et intellectuellement, voire moralement justifié, de fonder les politiques de l'État sur la faiblesse et la lâcheté. Et ce déclin du courage, atteignant parfois ce que l'on pourrait appeler un manque de virilité, est ironiquement accentué par les accès de colère et l'inflexibilité occasionnels de ces mêmes fonctionnaires face à des gouvernements faibles et à des pays en manque de soutien, ou à des courants condamnés qui ne peuvent manifestement offrir de résistance. Mais ils deviennent muets et paralysés face à des gouvernements puissants et à des forces menaçantes, à des agresseurs et à des terroristes internationaux.
» Faut-il rappeler que, depuis l'Antiquité, le déclin du courage a été considéré comme le premier symptôme de la fin ? »
... Cette dernière phrase, surtout l’expression « symptôme de la fin », “nous” parut finalement absurde et blasphématoire. Je faisais partie physiquement et pseudo-socialement de ce “nous” mais je ne ressentis rien, intellectuellement et spirituellement, de ces caractères d’absurdité et de blasphème. Pourtant, je le répète à mon tour, tout ce que disait et faisait Soljenitsyne à notre époque tenait presque du sacré. Cet homme, sorte de prophète à la longue barbe, sorti du néant de l’horreur, nous avait révélé une esquisse de ce néant avec ‘Une journée d’Ivan Denissovitch’, – un roman court d’une journée d’un ‘Zek’ dans un camp du ‘Goulag’. Ce livre, paru en 1962, en URSS, sur intervention de Nikita Krouchtchev alors dans sa période de libéralisme, eut un destin chaotique, avec plusieurs tirages allégés de diverses interventions de la censure ; puis publié en France sous la surveillance du PCF, avec censures diverses, et enfin en édition complète en 1973.
L’esprit avait retenu son souffle. Justement, en 1973 il put respirer à nouveau car cette même année parut le premier tome du monumental ‘Archipel du Goulag’. Enfin, le grand écrivain de l’horreur stalinienne accomplissait son œuvre. A partir de là, avec le Prix Nobel 1974, commença une épopée à la fois baroque, rocambolesque, bureaucratique, avec un KGB en ébullition et des empoignades au Politburo. Soljenitsyne fut finalement interdit d’aller recevoir son Prix, à l’indignation générale d’un concert de nations, puis finalement (bis) autorisé à la condition de ne plus revenir en URSS et déchu de sa nationalité soviétique.
Il s’installa aux USA, dans le Maine, dans une propriété isolée, et sa puissance, son rayonnement purent enfin régner sur la Guerre froide qui entamait sa seconde et dernière période. Pour symboliser le tout, j’ai le souvenir ainsi d’un événement politique majeur qui s’était déroulé à ciel ouvert, à Harvard en juin 1978, mais encore sans la conscience d’un quiproquo du même poids. Soljenitsyne était consacré comme le géant de l’anticommunisme, la référence de la justesse de notre combat, et par conséquent comme une sorte de nouvelle statue de la liberté protégeant la vertu du monde libre au cœur du système américaniste-capitaliste.
C’est à l’aune de cette perception qui ne cessa de peser sur nous pendant ces années qu’il faut comprendre le choc incroyable que constitua le discours de Harvard. C’est pourquoi la signification de ce choc ne fut pas immédiatement réalisée, ni sa portée métahistorique ; un choc vous assomme d’abord, vous stupéfie, vous statufie, et vous empêche pendant un certain temps de bien comprendre ce qu’il représente exactement.
Mais non ! Il nous disait bien ceci : “Je vous ai montré l’horreur du monde communiste, mais sachez que, d’une autre manière, le vôtre ne vaut guère mieux, – sinon pire peut-être...”
Mais l’Occident n’avait pas le courage (« Le déclin du courage ») d’accepter immédiatement le sens de sa pensée. Au fond, ce fut peut-être préférable... Je crois que ce sont ces circonstances complexes, à la fois énormes et écrasantes, mais aussi lentes à se faire comprendre à des âmes sans courage, qui permirent à la pensée de Soljenitsyne de faire exactement, – peut-être inconsciemment, qu’importe puisque le prophète a toujours raison, – le chemin qu’il voulait qu’elle fit, chemin souterrain et prophétique.
Il est vrai qu’à considérer cette perspective et tous ces événements tels que je m’en souviens, autour de Soljenitsyne, l’extraordinaire notoriété dont il fut l’objet et l’extraordinaire quiproquo qui l’accompagna, on se dit qu’il y eut certainement une sorte d’influence inconsciente qui pénétra nombre de psychologie pour mieux nous plonger dans la puissance prophétique de sa vision. Ainsi en viens-je à penser que, s’il nous fit réaliser l’horreur du XXème siècle avec cet aspect du ‘Goulag’ il contribua avec sa force immense à faire naître au fond de nous-mêmes la réalisation que cette horreur du XXème siècle se manifestait également et tout aussi puissamment dans notre système.
...En passant et comme leçon pour aujourd’hui, il nous rappelle que les premières victimes du communisme venu de l’Ouest furent les Russes eux-mêmes, ceux-là que nous conchions aujourd’hui en souhaitant leur anéantissement pour cause de communisme déguisé en fascisme. Quelle dignité habite nos âmes sans courage !