Les “relations spéciales” et le monde post-9/15

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Les “relations spéciales” et le monde post-9/15

2 juillet 2009 — Les Britanniques vont devoir se pencher sur leur défense, sur leur sécurité nationale, sur leur politique extérieure, – tout cela dans un monde nouveau; post-9/11, certes, mais, beaucoup plus, un monde post-9/15 (après la crise du 15 septembre 2008). Un document important nous signale la chose; publié le 30 juin 2009, par un think tank de grand prestige, ayant rassemblé un panel d’encore plus prestigieux experts, etc.

• Il s’agit de l’Institute for Public Policy Research (IPPR), et du rapport Shared Responsibilities – A national security strategy for the UK.

• Les membres de la commission qui a développé, rédigé et publié ce rapport sont donc, disions-nous, d’un grand poids. Citons quelques noms: les deux co-présidents, Lord Paddy Ashdown, ancien chef du parti libéral démocratique et ancien Haut-Représentant en Bosnie, et Lord George Robertson, ancien ministre de la défense et ancien secrétaire général de l’OTAN ; Sir Jeremy Greenstock, ancien ambassadeur UK aux Nations-Unies ; Lord Charles Guthrie, ancien chef d’état-major général ; le professeur Michael Clarke, directeur du Royal United Services Institute, et professeur des études de défense au King’s College de Londres, etc.

Parmi les observations du rapport:

• «UK reliance on the United States is complacent and it is delusional to believe the UK can go it alone. We need a major increase in European defence and security cooperation to strengthen NATO. » Développant sur ce thème, le rapport met l’accent sur ces points plus précisément : «The government should support, fully engage in, and if necessary lead moves to create permanent structured defence cooperation among a pioneer group of European Union countries. This should NOT come in the form of a European Army. […] Deeper collaboration in the European defence industry, particularly as this relates to land and sea systems. There is still wasted research and development investment in small-scale national defence industries in these areas, inflated prices to the European tax-payer, and consequently missed export opportunities for European defence manufacturers. This all needs to be stripped out, via European defence industry consolidation.

• Le rapport propose diverses réductions de dépenses dans le domaine des armements conventionnels. Il y a cette note générale: «Scaling back some conventional capability. The commission points to £24bn of future defence equipment spending that should be reviewed with a view to making cuts, and says the aircraft carriers, joint strike fighter, Type 45 destroyers and Astute class submarines should all be in the frame.»

• Parmi les déclarations qui accompagnent ce rapport, on peut mentionner celle de Robertson, l’ancien ministre de la défense de Tony Blair: «In the post 9/11, post financial crisis world, we must be smarter and more ruthless in targeting national resources at the real security risks and be more willing to make difficult national choices. But we also can’t delude ourselves. When it comes to security national self-reliance is a dangerous fantasy. European cooperation is the only viable way forward in many areas. We need to make it work. This groundbreaking report explains how and why.»

Divers articles ont commenté le rapport de l’IPPR. Il y a notamment un article de BBC.News du 30 juin 2009, de Paul Reynolds, le spécialiste défense de l’agence.

«The report should be seen as part of a sequence since World War Two in which Britain has had to adjust its defence policy to fit its diminishing place in the world, often against resistance from entrenched political, military and industrial interests.

»The IPPR predicts that the US will soon no longer be the “single superpower” but will remain the one with the “greatest overall impact”. As for the Europeans, it says: “The individual countries of Europe, including the United Kingdom, are... continuing a long and gradual process of decline.”» [….]

»The presence on this commission of Lord Guthrie, former chief of the defence staff, Sir David Omand, ex Home Office counter-terrorist strategist and Sir Jeremy Greenstock, ex Foreign Office and UN ambassador, give the report a realistic edge and an inside knowledge of government that others of its kind sometimes lack.

»But will it be followed up? Its problem is that governments act only very slowly and are loath to change direction very quickly. Policy often lags behind events and economics. And decisions once taken are hard to change.

»For example, the decision to replace Trident with new submarines and updated missiles has already been announced. The issue of an alternative (nuclear weapons launched from cruise missiles for one) was examined at the time and rejected. Two new aircraft carriers and the aircraft to go with them have an immense industrial attraction, which again will not be easy to abandon.

»The significance of the document lies in its influence over longer-term thinking, though even here it seems at times to shy away from its own logic.

»By recommending “permanent structured defence co-operation” (a phrase from the Lisbon treaty) within the European Union and specialisation by individual countries, it comes close to pointing the way forward to an European army one day. Perhaps another such report down the road will recommend that.»

Certains points précis du rapport ont été particulièrement mis en évidence. C’est le fait de la recommandation de revoir ou d’abandonner la commande de 150 JSF. Un article du Lancashire Evening Post met en évidence cette recommandation, à cause de l’impact régional d’une telle décision: «A report by a high-level commission for the Institute for Public Policy Research (IPPR) think-tank has questioned the need for the state-of-the-art F35 aircraft and highlighted them as an area where the government could make major savings. Axeing or reducing the order could lead to job losses among workers at BAE in Samlesbury near Preston, where the construction of the tail section of the warplanes takes place.»

Largeurs comparées de la Manche et de l’Atlantique

Nous sommes inclinés à considérer ce document comme étant d’une singulière importance, plus par l’évolution de la pensée britannique dont il témoigne que par d’éventuelles décisions qu’il présage. Les auteurs ont le prestige et la notoriété qu’on voit, et donc l’influence qui va avec, en même temps qu’un poids de représentation de l’opinion de l’establishment britannique; ils ont tous, d’une façon générale, la vision très conventionnelle et habituelle de ce même establishment, avec le tropisme atlantiste bien entendu. L’importance du document est alors dans ce qu’une telle représentation émette plusieurs “premières” dans le domaine du jugement de sécurité nationale au sens le plus large, du point de vue le plus large.

Nous en citons quatre, selon notre appréciation:

• Pour la première fois, il est affirmé que ce qui importe est le monde post-9/15 (15 septembre 2008), même si le monde post-9/11 (11 septembre 2001) est mentionné. Cela répond à l’évidence de la chronologie certes, mais encore plus à l’importance des événements sur les capacités nationales disponibles. Après les folies de l’ère blairiste post-9/11 et leurs effets sur les capacités militaires du pays, la crise 9/15 a frappé le Royaume-Uni plus que la plupart des autres pays avancés. Cette catastrophe a achevé de briser un certain niveau de capacités financières britanniques, pour mettre en question d’une façon radicale le niveau des capacités militaires et, par conséquent, le niveau des ambitions stratégiques.

• La reconnaissance du déclin des USA, donc de l’impossibilité de s’en remettre désormais complètement aux USA pour la sécurité. (“UK reliance on the United States is complacent”… “the US will soon no longer be the single superpower”). Bien entendu, notre jugement sur l’état des USA serait beaucoup plus radical. Ce qui nous importe est qu’un jugement dans ce sens, même modéré, même faux à cet égard (pas assez marqué), soit émis par une telle commission au Royaume-Uni. L’essentiel est que ce jugement met en question la justification centrale du point stratégique fondamental de la politique britannique de sécurité nationale depuis au moins 1941-45 (et peut-être, depuis plus d’un siècle): l’omniprésence, l’omnipuissance, le caractère unique de la puissance US, considérée sur une course sinon ascendante, du moins de maintien en l’état sur le terme qu’on peut distinguer. Ce dogme est caduc à Londres.

• L’affirmation de la nécessité de la coopération européenne, cela confirmant ce qui précède puisqu’il est par ailleurs acté que l’Angleterre ne peut se suffire à elle-même. Dans l’esprit, c’est un tournant essentiel par rapport à 2002-2003. A cette époque et dans l’ombre de la mirobolante appréciation blairiste post-9/11, le Royaume-Uni avait complètement écarté le sérieux de toute orientation européenne et s’était complètement tourné vers les USA. L’appréciation était qu’il y aurait désormais une telle coopération que les forces et capacités UK seraient pratiquement intégrées dans les forces US. Ce schéma n’est plus possible, que cela plaise ou non; il est mis en pièces par la crise, donc par le déclin US.

• A la lumière de ce qui précède (troisième point), insistons sur le “détail” de la possibilité de l’abandon du JSF. C’est à cause de l’importance que nous attachons au programme, évidemment, mais c’est aussi parce que le JSF représentait, pour l’establishment britannique, à la lumière de l’engagement d’intégration stratégique dans les forces US de 2002-2003, une sacred cow, quelque chose d’intouchable. A la lumière des deux premiers points, cet engagement dans le JSF ne l’est plus, intouchable; cela n’est pas une prédiction (de son maintien, de son abandon), c’est un fait de l’appréciation britannique. L’engagement britannique dans le JSF dépend notamment et fortement de la puissance US, et de l’engagement britannique dans cette puissance; si l’une et l’autre déclinent, ainsi en est-il également de la nécessité de l’engagement britannique dans le JSF. On peut même apprécier qu’alors se pose en termes bien plus pressants la question de la “souveraineté opérationnelle” du JSF.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que tout cela est observé alors qu’on affirme qu’il faut absolument rester dans l’OTAN et qu’il n’y aura certainement pas d’“armée européenne”. “Contradiction insupportable!” dira-t-on ici et là; “hypocrisie et double jeu britanniques”, dira-t-on partout. Ces remarques n’ont pas lieu d’être, elles sont irrelevent; elles sont dépassées.

D’abord, l’enjeu ici n’est pas une Angleterre devenue vertueuse, ni même “européenne”, mais une Angleterre qui admet certaines réalités. Si les Anglais reconnaissent que la puissance US décline dans un rapport de cette importance et dans le cadre du conformisme de l’establishment, c’est que la chose est désormais fondamentale dans l’analyse britannique. C’est un point, justement, fondamental, – que même le conformisme de l’establishment fasse publiquement état de la chose et la prenne en compte. Comme on l’a vu, c’est un constat révolutionnaire puisqu’il renverse un jugement et un principe stratégique de près de trois-quarts de siècle.

La question de la récurrence OTAN dans l’esprit britannique ne doit pas étonner. Dans ce cas, elle ne doit pas inquiéter, parce que le document est “à consommation interne” et n’entend tromper personne à l’extérieur. Il est plutôt une disposition de forme habituelle du conformisme de l’establishment. La question de savoir si cette disposition interdirait ou rendrait contradictoires des projets britanniques tels qu’ils sont suggérés dans le rapport n’est pas non plus très intéressante. Ces projets ne seraient pas vraiment des choix stratégiques, mais des nécessités dictées par l’effondrement des capacités britanniques et l’effondrement des capacités US. Auparavant, la consigne UK était: “nous restons absolument liés aux USA, dans l’OTAN, – maintenant, voyons ce qu’on peut faire d’autre”. Elle devient: “nous devons songer à nous délier des USA parce que les USA coulent, – alors, comment trouver un substitut, – si possible complètement dans l’OTAN, sinon un peu à l’écart tout en proclamant que l’OTAN existe toujours, etc.”. Bien entendu, la France serait dans ce schéma l’objectif prioritaire des Britanniques pour une coopération très poussée, cela dans un groupe restreint de nations, – disons, les “gens sérieux” en Europe. (Si les Français étaient habiles, peut-être pourraient-ils reparler du Rafale?)

Pour autant, il n’a y a aucun cri de victoire à pousser ni lieu de proclamer que le Royaume-Uni devient européen, – si l’on a encore quelque naïveté disponible à cet égard. Nous sommes dans l’empire des nécessités de la crise, rien d’autre. Il se trouve que cet empire-là s’avère plus fort que n’importe quel autre. Cela ne nous donnera pas un monde meilleur ou une Europe enfin réalisée selon nos rêves les plus fous, – même si quelque chose d’européen se fait avec les Britanniques. Ce n’est que l’illustration de la puissance de la crise, et la question européenne, voire la question de l’“Europe-puissance”, même si elles continuent à être débattues, perdent de plus en plus de leur importance.

Nous dirions simplement que notre impression est que l’Angleterre commence à mesurer, – inconsciemment ou en le dissimulant comme il faut, car on ne reconnaît jamais ses torts dans ce pays, – quelle a été la force de son illusion à propos de la puissance US. Elle songe à en tirer les conséquences, devant ce qu’elle juge être un avenir qui sera marqué par des tensions et des crises terrifiantes. Dans ce cas, comme on l’a vu à l’automne 2008 pour la tourmente financière, la solidarité est entre proches. Quoi qu’en ait dit fameusement Churchill au général de Gaulle, la Manche est moins large que l’Atlantique; cela, c’est une des découvertes probables de la crise, pour les Britanniques. Très original, indeed.