Les quatre “mais” du candidat élu

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Les quatre “mais” du candidat élu

7 mai 2007 — A trois ans près, le nouveau président français (né en 1955) est aussi vieux que la Vème République (née en 1958). C’est une circonstance exceptionnelle cette durée institutionnelle, dans le destin d’une nation, la Grande Nation, caractérisée par une instabilité institutionnelle chronique, surtout depuis la Révolution. Cette continuité de la Vème République existe malgré une fonction (la présidence) dont la puissance est absolument sans égale dans aucune démocratie occidentale, et qui pourrait être perçue comme une invitation à l’autoritarisme qui briserait la continuité institutionnelle. Cette continuité est réaffirmée, sanctifiée par une très grande ferveur populaire pour cette élection, qui n’a pas de précédent depuis la première élection du genre, de 1965 (84% et 86% de participation respectivement les 22 avril et 6 mai 2007).

L’élection d’hier n’est pas un succès “pour la démocratie”, qui n’est qu’un outil de fonctionnement de la politique. C’est un succès pour un système politique qui, malgré ses avatars et une situation générale de crise (en France bien sûr, mais essentiellement à cause de la crise de la civilisation occidentale), assure sa fonction fondamentale de lien transcendantal entre le peuple et celui qui est élu. Nous avancerons l’hypothèse que c’est cet aspect de perfection transcendantale dans l’esprit de la chose qui a forgé la continuité et la solidité du système.

Sarkozy a commencé par ce pour quoi il a été élu : l’action. Son discours d’“investiture populaire” (saluant le résultat de l’élection) a été remarquable par son caractère très inhabituel, par son contenu politique qui ressemblait déjà à un programme d’action. Bien plus que d’être formel, il se présentait comme un discours-programme dont l’orientation était, par contraste avec la campagne, fortement de politique étrangère, — ce qui laisse cette interrogation : la réforme urgente, n’est-ce pas celle des relations internationales plus que celle de la France? François Fillon confirmait dans la soirée que, dès qu’il serait investi, Sarko irait à Bruxelles et à Berlin. L’étape de Berlin est classique (relations franco-allemandes obligent) mais ambiguë dans le sens où l’on se demande si c’est la chancelière allemande ou la présidente de l’UE que va voir Sarkozy ; les deux, sans doute, pour ne froisser personne. L’étape de Bruxelles est la plus intéressante. Elle s’amorce sur un quiproquo de belle proportion, entre la vision anglo-saxonne (dito, bruxelloise) de la victoire de Sarko et la réalité française et européenne.

Cette phrase (d’après le Guardian de ce jour) suffit à faire comprendre dans quel esprit on attend Sarko à Bruxelles, un esprit qu’on espère d’une unanimité réformiste évidemment d’inspiration anglo-saxonne: «There is a view in Brussels that Ms Merkel, Mr Sarkozy, Mr Brown and Mr Barroso represent a reformist “dream team”.» Mettre dans la même “équipe de rêve” (ah, leur fascination du stéréotype et du slogan les perdra) Barroso et Sarko est l’une des plus belles trouvailles comiques depuis les Marx Brothers et Jacques Tati. Ensuite, le journal est conduit à en rabattre quelque peu selon le fameux adage britannique (“the devil’s in the detail”) ; Sarko «looks likely to try to free up France domestically while using Europe to protect it from globalisation, triggering conflict with the free trade instincts of Mr Brown, and with the Germans over the role of the European Central Bank.»

Le passage consacré à l’Europe du discours du candidat saluant son élection, à Gaveau, vaut essentiellement par ses “mais” (en gras):

«Je veux lancer un appel à nos partenaires européens, auxquels notre destin est lié, pour leur dire que toute ma vie j’ai été européen, que je crois en la construction européenne et que ce soir la France est de retour en Europe. Mais je les conjure d’entendre la voix des peuples qui veulent être protégés. Je les conjure de ne pas rester sourds à la colère des peuples qui perçoivent l’Union Européenne non comme une protection mais comme le cheval de Troie de toutes les menaces que portent en elles les transformations du monde.»

Même chose, cette présence d’un “mais” fondamental et d’un autre complémentaire dans le passage immédiatement suivant, qui concerne les relations avec les USA :

«Je veux lancer un appel à nos amis Américains pour leur dire qu’ils peuvent compter sur notre amitié qui s’est forgée dans les tragédies de l’Histoire que nous avons affrontées ensemble. Je veux leur dire que la France sera toujours à leurs côtés quand ils auront besoin d’elle. Mais je veux leur dire aussi que l’amitié c’est accepter que ses amis puissent penser différemment, et qu’une grande nation comme les Etats-Unis a le devoir de ne pas faire obstacle à la lutte contre le réchauffement climatique, mais au contraire d’en prendre la tête parce que ce qui est en jeu c’est le sort de l’humanité tout entière.»

Les “mais” affectueux et les “mais” revendicatifs

Si nous avons bien compté (grâce à notre sacrée machine), il y a six “mais” dans ce discours. Deux sont affectueux ou conseilleurs, et concernent la France («… Mais je le ferai avec tous les Français. Je le ferai dans un esprit d’union et de fraternité» ; «…mais à s’ouvrir aux autres, à ceux qui ont des idées différentes, à ceux qui ont d’autres convictions»). Les quatre autres concernent les amis européens et américains et sont clairement revendicatifs.

Est-ce un hasard des priorités si Sarko, demandant fortement que l’Europe cesse d’être un cheval de Troie «de toutes les menaces que portent en elles les transformations du monde», enchaîne immédiatement sur les Américains, comme s’il y avait un lapsus lingae de proximité? Il a mentionné, dans les deux paragraphes cités, les deux seules choses qui sont à la fois inacceptables et impossibles dans l’état actuel des choses et des psychologies, dans les deux puissances ainsi interpellées:

• Demander à l’Europe institutionnelle de passer de sa fonction actuelle de “cheval de Troie” à une fonction de protectrice des peuples de l’Europe ;

• Demander aux USA qu’ils acceptent que leurs amis et alliés pensent différemment d’eux-mêmes.

Pour les autres paragraphes consacrés aux priorités de politique extérieure (Méditerranée et Afrique), pas de “mais” à l’horizon. (Avec l’intéressante observation que les conflits du Moyen-Orient sont “régionalisés” dans une perspective méditerranéenne qui correspond peu à la vision anglo-saxonne, cela sans un mot à propos du terrorisme.) On a donc bien compris que les deux grands chantiers d’affrontement de la présidence Sarko sont l’Europe et les relations avec les USA. La mention, pour les USA, de la lutte contre le réchauffement climatique comme exemple d’un domaine où les USA doivent “s’aligner” est inattendue et peut-être surprenante. Dans tous les cas, c’est une possibilité de querelle de plus (avec les USA) où, curieusement, mais peut-être d’une manière tactique non dépourvue d’arrière-pensées, les Français se trouvent aux côtés des Britanniques. (A noter que Sarkozy, disant son discours, rajoute au texte initial : «La France fera de ce combat son premier combat.»)

Bien sûr, un discours est un discours. Mais celui-ci était, par la solennité de l’instant, un discours d’engagement fondamental, — avec la surprise qu’il porte sur des thèmes précis et selon des orientations précises alors qu’on aurait pu en rester à l’imprécision qu’autorise la solennité de l’instant. D’autre part, l’ampleur de la victoire de Sarko et surtout l’ampleur de la participation ont une signification per se, qui dépasse le candidat élu. Il s’agit d’une injonction, d’une “feuille de route” populaire, d’une incitation transcendantale, et dans ce cas on peut faire l’hypothèse que le discours de Gaveau montre qu’on a entendu la chose.

Notre analyse reste plus “maistrienne” que jamais. Encore plus qu’un peuple, une nation a parlé. Compte tenu des circonstances et notamment par rapport au conformisme international qui nous étouffe, on peut dire qu’elle a parlé d’une façon révolutionnaire. On rejoint le schéma “maistrien”. Elu comme il a été, Sarko sait bien qu’il n’a pas intérêt à trop dévier de la ligne qu’il a annoncée, et dont on peut admettre aussi bien qu’elle lui a été imposée par la volonté nationale. (Mais qu’importe à Sarko puisque sa véritable allégeance, c’est le succès.) La gravité des vainqueurs hier soir avec leurs observations unanimes que cette victoire remarquable au terme d’une mobilisation non moins remarquable est une charge et un devoir bien plus qu’un triomphe, cette gravité speaks volumes comme disent les cousins.

D’où notre agaçante insistance à citer, une fois de plus, ce qui doit devenir l’appréciation fondamentale de notre époque de décadence et de révolution, et particulièrement de la France dans cette époque : «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n’y entrent que comme de simples instruments; et dès qu’ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» (Joseph de Maistre, La Révolution française, 1796.)


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