Les multivers de la “vérité-de-simulacre”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Les multivers de la “vérité-de-simulacre”

1er juin 2022 (09h15) – C’est le 28 mai que j’ai vu pour la première fois la mise en ligne, par ‘Boris Karpov’ sur son fil Telegram, d’une succession des manchettes de ‘The Telegraph’ sur Ukrisis, évoluant de la “vérité-de-simulacre” maintenue jusqu’au plus grand écart, jusqu’à un bout du drap-simulateur soulevé pour laisser filer un zeste de vérité-de-situation. Impossible de faire autrement puisque la ‘bloody, damned, failed Russian Army’ nous y contraint en refusant de suivre le script. On retrouve désormais cette mise en page dans divers recoins de la dissidence (voir par exemple Martianov).

Je vous rappelle le défilé des manchettes en français, avec l’anglais originel, en vous demandant de vous arrêter à la dernière manchette, et comment je l’ai lue d’abord, et ce qu’elle a suscité en moi...

24 février : « Vladimir Poutine a sans doute fait l’erreur qui va mettre un terme à son règne sanglant. » (« Vladimir Putin may just have the error that ends his bloody rule. »)

3 avril : « L’Occident est en train de battre la Russie à son propre jeu. » (« The West is geating Ruyssia at its own game. »)

21 avril : « La guerre de Poutine a échoué. C’est sur le point d’être encore pire. » (« Putin’s war has been a fiasco. It’s about to get worse. »)

5 mai : « La Russie humiliée face à une défaite de dimension historique. » (« Humiliated Russia face an epoch-defining defeat. »)

12 mai : « La victoire totale sur Poutine nous coûtera cher. » (« Total victory about Putin cannot be bought cheap. »)

26 mai : « Poutine est sur le point de remporter un triomphe qui est un véritable choc » (« Putin could be about to pull off a schock triumph. »)

Dans ce dernier titre, j’avais lu inconsciemment « a schoking triumph » ou bien « a choking triumph », en me référant à l’exclamation bien anglaise devant une mauvaise tenue, – ‘Choking !’ – plutôt qu’à l’expression bien américaniste de « Schock and Awe » que j’aurais pu croire réservée expressément à l’exceptionnelle puissance de l’exceptionnalité américaniste. Du coup, cela m’a donné l’aire d’une interprétation presque-poétique, car dans leur pire cynisme et leur hypocrisie hors de pair, leur extrême savoir-faire dans la maniement de la vérité-de-simulacre, les rosbeefs conservent une sorte de charme tout britannique... (*)

Je m’explique : tout s’est passé comme si je comprenais que le possible triomphe (russe) évoqué était extrêmement ‘Choking !’, c’est-à-dire selon cette exclamation du temps passé qui indique une personne ou une circonstance manquant d’élégance, de bonne éducation, d’une très-british civilité : “Mais d’où vient-il, ce personnage incongru, Poutine ? Ni Oxford, ni Cambridge, ni la Tour de Londres, c’est dire !” En fait, comme si le titreur du ‘Telegraph’ avait trouvé effectivement choquant et de bien mauvaise manière que la “vérité-de-situation” se soit permise cette intrusion dans la “vérité-de-simulacre” british, c’est-à-dire la Vérité tout court.

Même d’aussi loin et d’aussi tordu que je suis, on entend encore résonner l’exceptionnelle arrogance anglo-saxonne qui fait que, lorsqu’on essuie à grands coups de chiffon une branlée mémorable par rapport au triomphe qu’on annonçait, on regarde l’adversaire, tout de même, avec cette hauteur évidente et sans aucun doute un certain mépris : “Quel manque de tact ! De fair-play ! Il profite de sa supériorité pour l’emporter !”

Pour les enfants, par contre, cela se décline sur l’air de “C’est pas d’jeu”...

Plus sérieusement (?), il faut bien reconnaître que si les choses se poursuivent en Ukraine et dans le Donbass selon l’allure qu’on les voit prendre, nous entrons dans une phase d’une situation de visibilité presque insupportable d’une multi-schizophrénie totale, avec choc d’univers très différents. En quelque sorte, ce serait une entrée dans une sorte d’un système de “multivers”, qui est la dernière trouvaille cosmologique en vogue pour contrecarrer le concept d’un univers avec un commencement (le “Big-Bang”) et une fin, et dont la création ainsi réalisée de toutes pièces selon un assemblage conçu de l’extérieur de lui risque par conséquent de solliciter fortement sinon irrésistiblement l’hypothèse d’une intelligence supérieure. Il y a des arrêtés irrésistibles face à cette architecture vertigineuse d’élasticité et d’informité gluantes, édifiée pour protéger la vérité-de-simulacre ; par exemple, Bolloré et Bonassies (**) écrivent :

« Les multivers restent aujourd’hui le dernier espoir auquel s’accrochent les savants matérialistes. Mais ces échafaudages théoriques, aussi imaginatifs soient-ils, apportent une solution à l’improbabilité de l’univers, mais ils n’en apportent aucune à la question de son début. Ce problème est simplement déplacé vers un univers “mère” dont on ne sait rien, sinon qu’il est impossible de remonter ainsi à l’infini dans le passé, et qu’il y a donc forcément un début absolu à tout cela, comme le démontre aussi le théorème cité précédemment de Borde-Guth-Vilenkin. L’hypothèse matérialiste des multivers [vérité-de-simulacre] s’avère donc impuissante à contrer la thèse d’un dieu créateur [vérité-de-situation] ... »

Par conséquent, multivers ou pas, à un moment ou l’autre il faudra se rendre à l’évidence, trancher dans le vif, rendre compte du jugement de l’ultime univers, “mère de tous les univers”, – et alors que vaudra la vérité-de-simulacre face à cette irrésistible appel maternel de la Vérité ultime ?... Pourtant et diantre ! Quelle chance ce serait si l’on disposait d’univers par centaines, par milliers, par infinie production jusqu’à en trouver un où les Russes prendraient une raclée du tonnerre, tandis que le feld-marshal Zelenski approcherait des faubourgs de Moscou.

Mais tout cela, c’est à peine plaisanter, vous savez ! Nous devons être avertis, et je le suis particulièrement en considérant qu’il s’agit à la fois du plus grand danger de l’actuelle situation et du plus grand obstacle sur la voie d’un extrêmement-hypothétique arrangement : si les choses se poursuivent comme elles vont et si l’on essaie de s’arranger par épuisement du parti qu’on sait, il va falloir s’entendre sur une seule version de la vérité-de-situation, et cette version ne sera pas, à cause du “si”, favorable au bloc-BAO.

C’est un obstacle énorme à un arrangement, sans doute le plus considérable, de parvenir à se retrouver dans le même univers, respirant le même air à la même heure, percevant des choses similaires puisqu’uniques... En témoigne, de l’énormité de l’obstacle, la vague d’indignation, de suffocation furieuse, de rage et de haine pures qui a fait trembler de colère nos élites ombreuses et cultivées à l’audition du quasi-centenaire, la vieille-crapule Kissinger, suggérant que certaines revendications territoriales russes sur l’Ukraine pourraient être satisfaites pour parvenir à une entente. Kissinger-le-vieux a frôlé l’excommunication majeure, le bûcher médiatique, le dégoût collectif et le gerbage apocalyptique avec ces quelques phrases prononcées dans son américain rocailleux et sans le charme de la ‘fantasy’ anglo-saxo-polonaise. (On comprendra le troisième larron.)

La Grande Terreur des couloirs bureaucratiques

Il faut admettre qu’un certain nombre d’esprit partagent peu ou prou l’avis de Kissinger qui, dans l’asile de fous où nous nous débattons, n’a guère d’effort à faire pour signaler qu’il représente une perspective d’une sagesse extraite des méandres de son passé chargé, – bref, quelque chose qui mérite d’être examinée, voire négociée. Mais l’affirmation décidément séduisante comme explication de l’existence du phénomène multivers est décidément un redoutable destructeur de sagesse ; c’est comme un massacre à la tronçonneuse des lois de l’univers, un Einstein inverti dans la communication qui nous dirait, comme l’autre-Soleil : “L’univers, c’est moi”... Ainsi parle, découvre-t-on, la “vérité-de-simulacre”.

Même en France, où cette situation psycho-communicationnelle est toute surpuissance et pathologiquement exacerbée, l’un ou l’autre laisse entendre cette réalité, cette vérité-de-situation. (Henri Guaino [le 29 mai sur CNews] est l’un des plus convaincants à cet égard, qui désespère la gentille Sonia Mabrouk.) Le problème est de savoir jusqu’où quelque chose de mystérieux qui nous domine, d’une forme supérieure et sans concession pour nos faiblesses et nos caprices, favoriserait une perception de cette conception raisonnable et avisée caractérisant la vérité-de-situation, jusqu’à envisager sa mise en pratique. Très vite, l’on tombe sur des check-points intraitables, parmi les vigiles de la FakeThinking et protecteurs de la vérité-de-simulacre.

Voilà où tout cela nous mène... De même qu’il a existé depuis un certain temps sinon un temps certain et immémorial une “police de la pensée” à visage et menaces découvertes, il s’est installé plus récemment, en double, avec Ukrisis et la guerre en Ukraine, une “police de la perception”. S’il y a ce “quelque chose de mystérieux qui nous domine” et dont nous ne savons rien, – je reviens constamment à mes événements caractérisés par leur “souverainisme spirituel” et qui agissent selon leur propre dessein, sans nous aviser de rien, – on peut par contre identifier et rendre compte des fonctionnaires hystériques de cette “police de la perception”, qui fait en sorte d’interdire qu’on puisse percevoir Poutine autrement qu’en monstre placé à la droite d’Hitler, et un peu, et même nettement moins fréquentable que le ‘Führer’ (après tout, Stepan Bandera, figure christique de la résistance ukrainienne contre le ‘Führer’ du Kremlin, jugeait Hitler fort aimable et parfaitement fréquentable).

C’est un phénomène qu’on a du mal à qualifier et à mesurer, et qui est en pleine surpuissance lui aussi, au cœur des institutions européennes. La chose est importante, parce que l’Europe (l’UE), du fait de l’idéologie de ses dirigeants, de leur arrogance assurée, et par contraste de l’extraordinaire faiblesse des États-Membres du point de vue de leur souveraineté, l’UE est devenue le Grand- Quartier-Général (GQG) de la guerre contre la Russie ; et dans cette UE-là, dans ses bureaucraties, dans ses couloirs, patrouillent et dominent d’une extraordinaire puissance de terrorisation des psychologies, les pays de l’Est (particulièrement les trois pays baltes, teigneux au possible) et au-dessus du lot la Pologne furieuse, hallucinée, imposant partout (je veux dire : dans les couloirs de la bureaucratie UE) sa loi totalitaire... (Sans distinguer, comble de la folie polonaise, que Poutine est le plus proche de ses conceptions fondamentales et les “amis” de l’instant les plus violents adversaires.) « L’Europe c’est la paix » disait-on sans vergogne ; aujourd’hui, l’UE est emportée par trois petits nains teigneux et un grand fou halluciné, et Emmanuel Todd peut conclure, avec une ironie fatiguée : « L’Europe, c’est la guerre », – et nous-mêmes, et moi-même : “L’Europe, c’est la folie”.

Mais non, je ne dis pas ça en l’air, pas du tout... Un vent mauvais et terriblement indiscret, venu directement des dédales bureaucratiques européens m’a rapporté ces paroles et remarques, au gré des  bourrasques de couloir, et dont je livre un verbatim approximatif, venu d’une voix assez modeste mais finement observatrice, prudente mais, – peut-être bien, – n’en pensant pas moins...

« “C’est un spectacle, une atmosphère complètement inhabituelle”, dit à peu près cette source claire... “Dans les couloirs, on se croise sans mot dire, plutôt en regardant le bout de ses chaussures, avec une terrible tension qui nous écrase tant il faut se surveiller soi-même... Sans mot dire parce qu’on craint de dire un mot qui semblerait conciliant et manquant un peu trop du feu de la vengeance sacrée pour quelque chose qui pourrait être, on ne sait jamais, Poutine ou la Russie... Gare à vous si vous rencontrez un Polonais et si vous conversez d’un argument d’une façon qui ferait croire que vous voulez y mettre de la raison ! Leur colère de couloir dans le labyrinthe bureaucratique de cette guerre d’un nouveau type peut aller jusqu’à l’agression physique”... »

On va dire : PhG fume un peu trop son herbe, ces derniers temps. Mais non, je crois que ces quelques furtives remarques décrivent effectivement le Grand GQG de la Guerre-Sainte contre le Russe-barbare. C’est dire combien je déroge au jugement courant de nos soumissions et de nos abaissements sans nombre... Ainsi, j’en viens sans la moindre vergogne à croire que l’UE n’est pas à la remorque des USA, mais que les USA sont à la remorque de l’UE, laquelle UE est à la remorque de la Pologne, laquelle Pologne fait croire aux USA que ce sont les USA qui la remorquent alors qu’en fait, c’est exactement le contraire... Vous me suivez ? Sinon, alors suivez la Pologne ! C’est le maître du jour et du jeu de ce jour-là.

Pour mon compte, je pense que la soi-disant “guerre hybride” se fait dans un monde de multivers, et que les couloirs de la bureaucratie ont désormais bien plus d’importance que les tranchées de Verdun. Ce qui importe n’est donc pas la surveillance et la censure de la pensée, c’est le contrôle total de la perception elle-même : on ne vous dit pas ce que vous pouvez penser, on vous dit ce que vous devez entendre, voir et sentir.

La presseSystème, elle, ne joue finalement plus guère son rôle-moteur dans le raz-de-marée de propagande tant elle s’est discréditée elle-même à force de zèle dans ce domaine. Elle n’est que propagande, elle ne peut être autre chose, cela se hume et cela se voit comme du papier-mâché ; elle se trouve continuellement en retard sur les circonstances guerrières qu’elle tente continuellement de travestir, en retard y compris pour s’apercevoir qu’il faut changer le titre et parler d’un « schock triumph » de l’épouvantable Poutine.

Et les Russes, qu’en disent-ils, de tout ça ? Écoutez donc le libéral Dimitri Medvedev, – et vous oseriez encore espérer que les multivers vont faire un jour univers commun ?

« Le résultat est abominable, – ces sanctions sont dirigées spécifiquement contre le peuple russe... Et peu importe ce que disent les dirigeants américains et européens qui prétendent “punir vos patrons”, et “nous vous aimons, citoyens ordinaires’, – c’est pur non-sens... Ils nous détestent tous !... Au cœur de ces décisions se trouve la haine envers la Russie, – et envers son peuple. ...La haine envers notre culture, – d’où la tentative d'annuler Tolstoï, Tchekhov, Tchaïkovski et Chostakovitch... La haine pour notre religion, – d’où le désir de détruire l’Église orthodoxe russe et d’imposer des sanctions à son patriarche... Et il en a toujours été ainsi...Les Russes ne devraient pas accepter cette haine, mais s’en souvenir et ne jamais la pardonner. »

Notes

(*) Lisez, vous les jeunes d’un autre temps, ‘Les carnets du major Thompson’ de Pierre Daninos, énorme succès en 1954 suivi d’une pléiade de suites, d’un film, etc., qui se voulait une critique ironique des Français mais qui, selon moi, mettait surtout en évidence le charme paradoxal de l’esprit britannique tel que nous le percevions alors. L’auteur en fut quitte, outre la gloire et la fortune, pour une terrible dépression.

(**) ‘Dieu, la science, les preuvesL’aube d’une révolution’, Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies, Guy Trédaniel éditeur, Paris 2021.