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25 janvier 2008 — Les Anglo-Saxons sont bien ennuyés. Le nom de la société (banque) française “Société Générale” comporte un nombre considérable d’accent, dont ils ne disposent sur leur clavier courant qu’au prix d’une gymnastique considérable des doigts de la main. Ils ont donc décidé d’abréger (comme font les Français de l’OTAN en parlant du “SecGen” au lieu du Secrétaire général) et l’affaire est devenue le “scandale de la SocGen”. Cela n’enlève pas le piment de la chose.
On connaît désormais les péripéties abracabrantesques (merci Rimbaud et Chirac) de cette affaire qui lie d’une façon étonnamment serrée les manigances d’un individu au sort de la structure financière mondiale, et du système en général. Puisque nous savons tous ce qui se colporte dans la presse française, ou francophone, voyons rapidement ce qu’en dit un journal anglo-saxon. The Independent donne d’abord un commentaire général, aujourd’hui bien sûr:
«Just when it looked like things couldn't get any worse for the financial world, Société Générale, one of its most respected banks, stunned the market yesterday by announcing a €4.9bn (£3.7bn) loss caused by a rogue trader who evaded the bank's controls to make huge bets on stock markets.
»France's second-biggest bank said the trader, Jérôme Kerviel, had secretly set up unauthorised bets on futures linked to European share indices. The Governor of the Bank of France, Christian Noyer, said SocGen was not guilty of wrongdoing and that M. Kerviel's ability as a “computer genius” had allowed him to escape the bank's internal controls.
»But the news sent shivers through credit markets already living in fear of further shocks from the credit crunch which has battered confidence in the world banking system. The three-month sterling Libor – the rate at which banks lend to each other – jumped as concerns about counterparty risk re-emerged. “Risk management controls seem to have failed in an environment where there is already little investor confidence,” said Dresdner Kleinwort credit analysts. “Fourth-quarter results updates by European banks could bring more negative surprises.”»
Dans une autre colonne, le même Independent donne, sous la plume de Jeremy Warner et aujourd’hui encore, un écho de la “crise de la SocGen” vue de Davos. L’on y est catastrophés et l’on y médite l’une ou l’autre pensée du Grand Timonier (l’immortel Mao).
«Already reeling from the crisis in credit markets, the banking system needed a major fraud like a hole in the head. News that a rogue trader has almost completely wiped out the profits for last year of Société Générale, prompting France's second-largest bank to seek an emergency injection of €5.5bn (£4.1bn) of new equity, has further heightened the sense of a financial system out of control and no longer able to manage its own risk.
»Here in Davos, bankers are beginning to wonder what else might lie in store for their beleaguered industry. One CEO cited Mao Zedong's perversion of the English proverb: “Remember, it is always darkest just before it is totally black.” In any case, few here are yet betting on an early dawn, despite the series of initiatives being launched by US policymakers to ease the crisis.
»Where there's financial crisis there is invariably fraud, and in a way it is remarkable that it has taken a full six months of turmoil in the capital markets for one of this magnitude to come to light. The roots of all banking crises lie in financial excess, and in periods of excess there is nearly always deception and theft.
»In point of fact, there are no direct links between the Société Générale fraud and the sub-prime mortgages meltdown at the heart of the wider banking crisis. The French bank fell victim to a rogue trader dealing outside his authority in equity index futures, not mortgage-backed securities. Yet the debacle seems symbolic of the collapse in traditional banking standards which seems to have engulfed the banking system as a whole. Even accepting that the trader was hiding his positions from his superiors, and that he learned the techniques by which he managed this charade by working in back office compliance, it beggars belief that he could have financed such a wild gamble on the equity markets without anyone noticing.»
Une fois de plus et fidèle à nos ignorances systématiques (ou “ignorances systémiques”? Cela irait bien dans l’air du temps), nous laissons aux spécialistes et observateurs compétents les réflexions économiques, financières et techniques concernant l’exploit tout à fait remarquable de Jérôme Kerviel, l’homme qui s’est payé la SocGen “à l’insu de son plein gré”.
Le fait remarquable de l’accident massif de la SocGen est que le monde de la finance l’a aussitôt interprété comme un symptôme du mal qui mine le système, et non pas, justement comme un “accident”. (Warner : « Yet the debacle seems symbolic of the collapse in traditional banking standards which seems to have engulfed the banking system as a whole.») Question d’ambiance, dira-t-on. Peut-être, et peut-être pas, et c’est la deuxième option que nous privilégions.
D’une façon assez remarquable, l’accident-Kerviel a également été aussitôt identifié à un travers du système, à sa vulnérabilité technique, – l’énormité de l’accident faisant le reste. On y ajoute la vigilance fort affaiblie des banquiers qui vivent, depuis plusieurs années, dans une atmosphère paradisiaque où plus rien ne semble imposer des barrières aux ambitions et aux manœuvres, où plus rien de la réalité ne semble sollicité pour pondérer les agissements dans leur monde.
(Les banquiers semblent avoir fait leur l’hypothèse qu’Alan Greenspan évoquait, le 10 juin 1998 devant le Joint Economic Committee du Congrès, sans l’accepter tout à fait mais en la mentionnant comme tout à fait concevable [souligné en gras par nous à l’intention des banquiers]: «La situation ne correspond pas à ce que l’évolution historique nous conduisait à attendre à ce point de l’expansion économique, et quoiqu’ il soit possible en un sens que notre économie ait dépassé l’histoire, nous devons également rester vigilant à propos du fait que des relations historiques moins favorables puissent s’imposerà nous.»)
Nous proposons, au-delà de ces constats, de lier cette affaire à d’autres faits qui nous semblent significatifs, qui sont considérés ici comme exemplaires d’attitudes et de pratiques générales.
• D’une part, la questions des “bonus” et autres “golden parachutes” qui récompensent en général les dirigeants de banques et autres établissements financiers ayant conduit leurs sociétés à une situation catastrophique pour leurs employés (licenciements) ou pour elles-mêmes (pertes abyssales). Voir le commentaire grinçant de WSWS.org sur le sujet, le 21 janvier: «The five largest Wall Street banks doled out a record $39 billion in bonuses last year, according to data collected by the Bloomberg news service. After driving hundreds of thousands of families into foreclosure, causing a financial crisis affecting hundreds of millions, and pushing the US and world economies closer to recession, it appears Wall Street is rewarding itself for a job well done.»
• D’autre part, la situation du Pentagone telle qu’elle apparaît de plus en plus clairement, et notamment l’importance considérable des sommes perdues dans des “accidents” tels que gaspillage, fraude, corruprtion, etc. (Voir notre “F&C” du 14 janvier .)
Ce qui est remarquable dans le commentaire de Jeremy Warner, c’est la façon dont, à Davos et dans le texte qu’il signe lui-même, on place aussitôt l’accident-Kerviel non dans la rubrique “accidents” mais dans le domaine déjà encombré des symptômes, – l'“accident-Kerviel” qui, selon les mots de Warner, «… has further heightened the sense of a financial system out of control and no longer able to manage its own risk».
Tous ces constats et divers “accidents” que nous avons rappelés, – et il y en a tellement d’autres, – se placent, dans la vision habituelle des choses, dans la rubrique des “faux-frais”. Il s’agit, disons, dans les conceptions classiques des activités économiques et autres, des impondérables habituels, des accidents inévitables, des problèmes conjoncturels nés de pratiques douteuses mais qui restaient toujours marginales. Pour ces questions, l’habitude était par exemple d’avoir des “caisses noires”qui permettaient de régler les choses discrètement et en douceur; ou bien de prévoir le départ discret de tel ou tel dirigeant fautif, avec une somme raisonnable à la clef, pour éviter le scandale. Aujourd’hui, cela est impossible. Les sommes sont si considérables qu’elles interviennent directement dans le sort du système pour le déséquilibrer, qu’elles semblent prendre le centre de la scène pour devenir l’expression même de la crise du système. La disparition complète de tout ce qui ressemble à la conscience professionnelle et la solidarité, conséquence de l'individualisme exacerbé imposé par le système, fait le reste.
L’accident que sont les “faux-frais” devient l’expression de la substance de la crise. En même temps apparaissent les ahurissantes conditions prévalant dans ces milieux, les capacités de manipulation de l’un ou l’autre, la disparition de sommes colossales dans une situation étrange de non-comptabilité, un peu comme il existe un “no man's land” à la guerre. (C’est Rumsfeld qui estimait en 2005, lors de commentaires que la Quadriennal Defense Review, qu’il fallait estimer les sommes non comptabilisées du département de la défense des 10 dernières années autour du $trillion. Encore ne précisait-il pas que l’aspect le plus inquiétant de cette évaluation est l’accélération exponentielle de ces sommes non-comptabilisées, la plus grosse partie du $trillion se regroupant dans les années depuis 9/11.)
Ce que nous montrent ces divers “accidents” que nous observons, c’est que l’“accident” prend de plus en plus la place de la substance, faisant d’ailleurs découvrir à mesure qu’après tout la substance n’existe plus guère. Ce processus ne nous paraît même pas “accidentel” par rapport au système, à cause de ce fait qu’un seul domaine (la finance) serait touché, mais bien désormais “substantiel” (!) à notre civilisation quand on constate que tous les domaines suivent les mêmes pratiques. Il s’agit d’une “montée aux extrêmes” des “marges” du système, de ce qui était alors jugé comme accessoire.
Nous écrivons à ce propos dans le prochain numéro (10 février) de notre Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie, dans la rubrique de defensa: «Effectivement, cette montée aux extrême est une “montée aux marges” (ou une descente aux marges?!) en ce sens que l’essentiel du motif de l’action, effectivement décrit ou constaté comme essentiel, se trouve dans des domaines accessoires, accidentels, et surtout parasitaire des choses anciennement essentielles: le gaspillage, la corruption, la fraude; mais aussi l’Irak décrit (en 2002-2003) comme l’équivalent de la puissance maléfique de l’Allemagne nazie et de l’URSS réunie; le terrorisme institué comme une véritable menace métaphysique; des présentateurs-TV ou des sportifs dopés présentés comme les héros intellectuels et tragiques de notre temps. Etcetera...»
Sans aucun doute, nous sommes entrés dans la phase aiguë de la crise systémique de la civilisation. Il y a non seulement le fait de la crise, mais il y a en plus le fait de la forme de cette crise, qui est sans exemple et sans précédent. L’évolution complète dans le virtualisme, autant des sommes manipulées que des actions entreprises, surprend même ceux qui sont au centre de la crise, les acteurs comme les manipulateurs. Le caractère le plus remarquable de la crise est la quasi-impossibilité de l’identifier même lorsqu’elle a éclaté, donc la quasi-impossibilité d’y apporter un remède efficace. Une seule chose subsiste à travers les temps historiques, c’est la psychologie. La crise infecte effectivement les psychologies. La réaction de Davos à l’“accident-Kerviel” comme la décrit Warner indique que même les psychologies des “maîtres du monde” de la finance ont incubé le fait que nous sommes entrés dans la grande crise systémique et sombrent dans la neurasthénie de crise.
C’est original… Nous n’avons pas besoin des 15 millions de chômeurs aux USA (un tiers des salariés de l’époque) ni de la chute de la production industrielle de 12% en 5 mois (novembre 1932-mars 1933) pour comprendre que nous sommes dans une crise qui vaut bien celle de 1929-33, et qui la dépassera aisément.
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