L’énergie accumulée des psychologies furieuses

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’énergie accumulée des psychologies furieuses

1er mai 2016 – J’ai assisté, dans ma longue existence, à quelques soi-disant “révolutions” ou bifurcations brusques du “récit historique” : mai 58, mai 68 notamment, ayant notamment et évidemment vécu les périodes conduisant à ces épisodes... Je n’ai jamais rien ressenti de pareil, à la fois dans la densité et dans la durée, à ce que je ressens aujourd’hui, à la fois de tension, de désordre, de fureur, et d’impossibilité de sortir de cette cage, tout cela exprimé diversement mais, à cause de “cette cage” qu’est l’action du Système, se concentrant formidablement sans occurrence évènementielle de se réaliser pleinement. Dans les deux occurrences citées (mai 58 et mai 68), je n’avais rien vu venir et, autour de moi, on n’avait pas vu grand’chose de plus même s’il paraissait assez évident (pour mai 58, essentiellement) que quelque chose devrait se produire (“Something has to give”). A part cela, personne ne fut étonné et les “révolutions”, au fond d’une durée à peu près égale dans les deux cas, se déroulèrent selon le schéma très-classique d’une tragédie montant jusqu’au sommet du paroxysme, et qui rompt et se rompt brusquement, tandis que les acteurs, les protagonistes et les issues possibles et probables étaient connues. Il y avait de l’inconnu sur les précisions, sinon les circonstances, mais d’inattendu, d’imprévu, d’insupportable, pas vraiment... C’est-à-dire, rien qui ressemblât en quoi que ce soit à ce qui se passe aujourd’hui, — en France, bien entendu, puisque c’est de cela que je parle, mais ailleurs aussi, partout, comme dans une marée qui monte irrésistiblement. (Et ce dernier point faisant la différence, et une différence extraordinaire entre aujourd’hui et les références données comme exemples.)

(J'aurais pu ajouter, autre exemple, novembre 1989 et la chute du Mur, pour élargir le propos au-delà de l'horizon français. Les constats sur les conditions de formation de l'évènement, puis de réalisation paroxystique, seraient les mêmes. La aussi, l'on ne prévoit rien même si l'on conçoit vzguement que quelque chose doit se passer, et la chose se passe effectivement selon le schéma d'une tragédie, avec son paroxysme qui est évidemment une rupture. La tension de la psychologie n'a guère l'occasion de former une accumulation d'énergie par le fait de ne pas rencontrer l'évènement qui l'exprime, puisque l'évènement est déjà là...) 

Le fait est qu’on ne voit pas précisément sinon selon des hypothèses diverses et incertaines ce qui pourrait rompre et fournir l’équivalent du paroxysme révolutionnaire, et qu’on ne voit pas, encore moins et encore plus fortement, comment une telle situation pourrait durer très-longtemps sans trouver quelque chose qui rompe et qui fournisse “l’équivalent du paroxysme révolutionnaire”. Vous savez, c’est comme cette histoire que les historiens américanistes se font un délice de glisser lorsque leur travail aborde le domaine, cette anecdote de l’officier de l’US Navy contemplant les cuirassés en train de brûler ou quille à l’air à Pearl Harbor, dans l’après-midi du 7 décembre 1941, et maugréant : “Je sais bien que nous allons gagner cette putain de guerre (‘fucking war’) mais je me demande bien (‘I fucking wonder’) comment”. Je reste, je l’avoue, ébahi devant les experts, les futurologues, les équipes et les services qui font des prévisions à dix ans, vingt ans, trente ans, pour déterminer les problèmes que nous aurons alors, qui sont les mêmes que nous avons multipliés par cent avec en prime une pincée d’espérance par une révolution robotique ou l’autre pour éclairer le tout d’une lumière charmeuse, – sans ajouter en conclusion à ces prévisions : “Mais il doit bien être entendu que tout cela n’a strictement aucune valeur car d’ici là, une chose, mille choses, dix mille choses, sans compter la plus terrifiante de toutes, seront survenues pour absolument bouleverser eschatologiquement le monde jusqu’à changer d’univers.”

Je crois que c’est l’esprit, – celui qui furète, hume, soupèse, goûte, apprécie, se recueille, médite, – qui a présidé au texte du 30 avril sur ces “revolutionary times. Il est difficile de concevoir qu’un pays comme la France, qui est le pays de mes interrogations naturelles, puisse supporter longtemps de vivre dans cette prison de fureurs et de tensions qui est actuellement sa façon d’être. “Something has to give”, bien entendu, mais quand, comment et quoi... Il est assez juste, je crois, de penser que, dans le cadre de cette période absolument concentrationnaire du monde où le monde est plongé dans le totalitarisme de la dissolution du monde, la France est, certainement, l’un des acteurs, ou pays si cela a encore vraiment un sens, qui par priorité devra parvenir sous peine d’étouffement suicidaire à produire quelque chose de décisif ; cette obligation est à mesure des exigences de son passé, de son histoire, par rapport à la néantisation du marigot d’informité où elle se trouve plongée. Mais le texte référencé ajoute l’Amérique à côté de la France, et cela forme alors un assez remarquable parallèle.

Tout oppose la France et l’Amérique, absolument tout, jusqu’à ce que l’ultimité de la catastrophe imminente et libératrice, soudain, les rapproche jusqu’à leur offrir un destin commun. (Je mets la Russie à part, car la Russie à un pied sur deux hors de la prison et, à cause de cela, est plutôt spectatrice, prête à aider l’un ou l’autre à s’évader en espérant pour elle-même qu’elle sortira à cette occasion celui de ses pieds qui est encore coincé.) C’est-à-dire que je pense que ces deux pays, ces deux caractères, ont nécessairement un rôle à jouer dans la rupture qui doit nécessairement interrompre ce processus de souffrance inutile, dissolvante et finalement insupportable, ce rôle serait-il flatteur ou besogneux c’est selon.

Le neocon Joshua Muravchik, personnage important quoique discret du mouvement, écrivait en 1996 dans son The Imperative of American Leadership (*), dans l’introduction, cette phrase énigmatique (parce que cette phrase est là dans le texte d’introduction de l’auteur  comme “en passant” l’on énonce une évidence, parce que par conséquent il ne s’en explique pas sur le fond et qu’il ne cite aucun autre caractère que le français et l’américain, car il s’agit bien de caractères comme on le comprend) : « Aside perhap from the French, the only people averse to American leadership are the Americans. »... Et si Muravchik pense “American Leadership” en termes de relations internationales pour contrer l’idée de l’isolationnisme, je me demande si la vraie signification de la remarque, sans que l’auteur y ait pris garde, ne porte pas sur le leadership comportemental, culturel, de caractère, etc., et si alors “American Leadership” ne figure pas quelque chose comme le Système comme représentation de la modernité, et si les Américains ne sont pas aussi naturellement prisonniers de l’américanisme que les Français en sont naturellement les adversaires. Dans ce cas, la direction-Système française, comme la direction-Système US, constituent des autorités “occupantes” travaillant avec les élites-Système qu'il faut, déléguées du Système dans ces pays occupés, et le parallèle offert par l’article déjà cité prend tout son sens en évoquant une tentative parallèle qui ne pourrait se faire que contre le Système, qui ne pourrait être que de nature antiSystème.

Certes, d’autres évènements peuvent interférer, qui iraient dans le même sens et susciteraient un choc important. On penserait au Brexit, par exemple, mais l’on voit qu’il s’agit d’un évènement qui, à cause de sa forme et de son processus, et comme certains autres qui l’ont précédé (le référendum français sur la Constitution européenne de 2005, par exemple), serait soumis à des pressions diffamatoires et faussaires, de la part du Système et de ses relais, pour être débarrassé d’une part importante de son caractère éventuellement décisif. Les événement américain et français auxquels je fais allusion ici comme dans l’article en référence, les deux élections présidentielles, portent, au contraire, sur un processus voulu comme inaltérable et ne répondant en principe à aucune autorité qui puisse les altérer. Même si ce constat peut paraître vulnérable aux manigances diverses, il reste que c’est ainsi que ces évènements sont perçus et cette perception est largement suffisante pour justifier l’hypothèse faite autour d’eux. Leur importance et leur capacité décisive sont aussi mises en évidence par leur impeccable alignement chronologique que personne n’avait prévu parce que personne ne pouvait imaginer une seconde que, par exemple, Donald Trump pût être une option sérieuse pour quoi que ce soit dans le processus américaniste.

La tension est si extrême qu’on peut en arriver à se demander si ces évènements en préparation ne sont pas décisifs (c’est-à-dire explosifs dans le sens d’accélérer décisivement le processus irrémédiable d’effondrement du Système), d’abord par la tension supplémentaire qu’ils accumulent, dans les conditions qu’on décrit, à cause de ces conditions. Ainsi, lorsqu’il est écrit ceci dans cet article : « C’est la magie extraordinaire du système de la communication, et son ambiguïté formidable aussi, sa fonction-Janus, puisque, né du Système évidemment il nous donne à voir le spectacle de l’effondrement du Système dans lequel notre tension psychologique a sa place, pour jouer son rôle. Nous voulons dire par là que plus il y a d’observateurs et de commentateurs de la chose (l’effondrement du Système) grâce au système de la communication-Janus, plus la chose accélère son rythme à cause de la tension qu’impliquent cette observation et ce commentaire. »

... Cela signifiant, à mon sens, que nous autres, commentateurs et spectateurs éclairés, concevant effectivement le déroulement des évènements vers un effondrement, nous ajoutons à la tension générée par ce processus notre propre tension née de notre psychologie exacerbée par ce commentaire et cette observation. Je crois bien qu’il s’agit là de notre rôle principal à jouer, dans cette accumulation d’énergie qu’implique cette tension, qui, plus que pousser elle-même à l’événement qui a sa propre course, rendra cette course de plus en plus inéluctable et, lorsque l’événement se produira, ses effets beaucoup plus importants et décisifs. Je crois que nous sommes moins impuissants, moins passifs dans l’effet, dans la position et le rôle que nous tenons, que nous le croyons. Nous raisonnons évidemment selon une expérience portant sur le passé, et nous ne pouvons rien faire d’autre, et les conclusions que nous tirons sont nécessairement enfermées dans cette expérience. L’hypothèse est ici que les évènements en cours prennent une forme différente qu'ils n'avaient dans le passé et, surtout, qu'ils ont une conformation dynamique absolument et complètement différente. Le rôle joué par le système de la communication est devenu absolument central, et son importance et ses effets sont beaucoup plus importants que l’on ne peut imaginer, et la forme de cette importance et de ces effets est également différente dans cette même mesure.

La pression de notre psychologie comme instrument d’intervention sur le processus observé, voilà une hypothèse majeure et essentielle. Si nous avons un rôle à tenir et à jouer, c’est bien celui-là, celui d’accumulateur d’énergie que réalisent nos psychologies pour pousser aux évènements décisifs, c’est-à-dire pour renforcer décisivement le caractère décisif de ces évènements. Le moyen d’action proposé ici, c’est une sorte de “il suffit d’y croire”, mais transposé opérationnellement au niveau de la psychologie et de l’énergie qu’elle dégage et qu’elle accumule. Ce n’est plus une simple foi (de fides, “confiance”), c’est la foi devenue une arme décisive en utilisant le système de la communication que le Système a lui-même imprudemment développé.

 

Note

(*) Le livre porte comme sous-titre “A challenge to neo-isolationnism”, et il est publié en 1996 par The AEI Press, qui est l’éditeur de American Enterprise Institute (AEI), l’institut des néo-conservateurs depuis l’origine. Quoique moins connu que nombre d’autres neocons médiatisés, Muravchik a joué un rôle important dans la conceptualisation du mouvement. The Imperative of American Leadership est une “bible” de la politique-Système qui fut développée  à fond, à partir de 2001. Bien qu’ayant eu infiniment moins de notoriété et de succès, je jugerais ce livre plus important que le livre contemporain de Brzezinski, The Grand Chessboard. Brzezinski explique le comment de l’American Leadership, Muravchik explique le pourquoi. Avec Muravchik, nous sommes dans l’antre où le Diable fait bouillir son chaudron, et nous comprenons, avec lui, que le Diable (le Système) est l’ennemi de tous les peuples et soumet tous les peuples, et l’américain en premier (avec le français ex-aequo...).