Le “tourbillon crisique” règne...

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Le “tourbillon crisique” règne...

15 février 2016 – Un lecteur nous fait remarquer, le 13 février dans le Forum du texte sur « La DIA et le premier cercle de BHO »,  que nous n’employons plus guère les concepts de “chaîne crisique” et de “tourbillon crisique” que nous avions proposés à différentes époques. Voici ce qu’il nous dit : « Première remarque. J'ai relevé que vous ne parliez plus trop de chaîne crisique ou de tourbillon crisique; sans doute parce que la situation semble incandescente dans tous les domaines de la Modernité (mais eux seuls !). »

Nous comprenons parfaitement cette remarque et nous voulons apporter quelques nuances qui permettront d’éclairer mieux la situation conceptuelle de dedefensa.org à cet égard. Pour cela, il nous faut nous citer nous-mêmes dès le début de ce commentaire, ce qu’on nous pardonnera espérons-le, – pour montrer que le “tourbillon crisique”, qui est un concept relativement neuf, reste bien dans notre esprit et vient parfois sous notre plume à intervalles irréguliers.

C’est le 13 juillet 2015 que nous introduisons le concept de “tourbillon crisique”. En même temps, nous signalons qu’il s’agit d’un concept élargi qui s’impose comme le remplacement du concept de “chaîne crisique“, – ce qui sous-entend qu’il n’y a plus lieu d’utiliser le second concept (“chaîne crisique”) parce qu’il est dépassé par le déferlement prodigieux et diluvien des événements. Cette citation éclaircit l’un des deux points de la remarque de notre lecteur :

« En fait, on pourrait avancer qu’avec ce “tourbillon crisique”, il s’agit du développement, – peut-être ultime, – du phénomène de “chaîne crisique” identifié au début de 2011 avec le “printemps arabe”. Si l’on veut, la (les) chaîne(s) crisiques “se déchaînent” dans les deux sens du mot (deviennent de plus en plus virulentes et perdent de plus en plus leurs dépendances communes et leurs liens de cause à effet) ; pourtant, les crises restent regroupées entre elles, et même de plus en plus, productrices d’autres crises, jusqu’à un pullulement crisique extraordinaire. Simplement, il y a de moins en moins de rapport de cause à effet direct (“chaîne crisique”) et de plus en plus un mouvement aléatoire concernant les liens et effets entre ces crises ; mais il y a surtout la création et l'alimentation d’un puissant mouvement tournant sur lui-même, d’une formidable tempête tourbillonnante, – le “tourbillon crisique”, où c’est la nature crisique elle-même qui agit, d’elle-même, transformant en crise tout ce qu’elle touche, tout ce qu’elle frôle, tout ce qu’elle apprécie, sans cohérence politique créatrice, sans logique politique d’enchaînement ... »

Le 7 décembre 2015, dans “Rétrospective” que nous conservons chaque semaine pour nos archives dans le Journal dde.crisis, nous présentions en quelques lignes l’idée du renforcement du “tourbillon crisique” comme définition de la situation générale. Nous introduisions une idée centrale dans le mode opérationnel de notre travail consistant à considérer que le “tourbillon crisique” constituait le seul sujet possible de ce travail (le “tourbillon crisique” « est désormais si constant qu’il ne permet plus d’avoir d’autre sujet que lui-même »). Cela impliquait évidemment que ce concept serait présent partout, même si l’on ne le nomme pas systématiquement, dans l’observation des événements en cours.

« • Le phénomène de “tourbillon crisique”, décrit en d’autres temps pas si lointain (13 juillet 2015) comme une sorte d’intégration permanente de tous les paroxysmes des diverses crises en cours, est désormais si constant qu’il ne permet plus d’avoir d’autre sujet que lui-même. • Mais, certes, en abordant ce “sujet”, vous les abordez tous, ou plutôt le contraire : en traitant tous les paroxysmes crisiques en cours, vous êtes “dans le sujet-‘tourbillon crisique’”, qui n’est qu’une caractérisation de plus, mais avec très forte dynamique d’intégration, de la Grande Crise de notre civilisation/du Système... »

Quoi qu’il en soit, et parce que certaines situations y conduisent pour mieux en fixer l’identification et la description, nous citions à nouveau précisément le concept de “tourbillon crisique” le 1er janvier 2016. Tout cela est rappelé, non pour une justification quelconque face à ce qui serait pris (faussement) comme une critique, mais bien au contraire pour introduire une explication développée, sinon une méditation supplémentaire à la fois sur la définition du “tourbillon crisique”, sur son omniprésence, voire pour observer que ce concept semble bien être dans notre chef le concept crisique ultime, c’est-à-dire celui qui rassemble les événements en cours (les crises diverses qui éclatent et ne sont pas résolues, et s’intègrent de plus et de plus en plus vite les unes aux autres), pour démontrer la thèse centrale selon laquelle il (le “tourbillon crisique”) est devenu la seule représentation opérationnelle de la Grande Crise d’effondrement du Système. Dans ce cas, on comprend que la description du président turc Erdogan, son importance nouvelle qu’on lui reconnaît, n’est considérée que dans cette mesure où il figure un des facteurs très importants, – mais bien sûr comme outil pour cette tâche, totalement irresponsable, inconscient de cela, etc., – de l’évolution du “tourbillon crisique”, de son accélération, de sa maturation, du renforcement de sa place désormais centrale...

« Il est par contre une vérité-de-situation sur laquelle tout le monde doit s’entendre pour cette année 2016, c’est la place subitement très importante que le président turc Erdogan a pris sur la scène mondiale de l’immense désordre qui tient lieu aujourd’hui de ce qu’on nommait in illo tempore “les relations internationales”. (Et, disant “scène mondiale”, nous entendons par là qu’il ne faut pas cantonner Erdogan au seul théâtre moyen-oriental. Les effets de ses excès se font sentir sur tous les fronts, liant un peu plus la crise syrienne à d’autres crises, à la crise européenne avec la migration-réfugiés, à la situation crisique chronique aux USA avec la position de The Donald dans la course aux présidentielles, à la crise ukrainienne du fait du rapprochement antirusse d'Ankara vers Kiev, etc., et contribuant à renforcer notre conviction selon laquelle la vérité-de-situation générale caractérisant notre temps courant est bien que toutes les crises sont désormais fondues en un “tourbillon crisique” et constituent la crise haute, ou Crise Générale d’Effondrement du Système.) Plusieurs évènements ont contribué à cette promotion dont on ne sait si elle est, pour l’homme en question, un triomphe catastrophique ou une catastrophe triomphante. Rappelons-les succinctement... »

Enchaînons sur cette dernière exhortation pour en venir à notre actualité comme simple illustration de notre propos fondamental, pour faire une rapide revue de la semaine dernière, — qui en vaut bien une autre, – et ainsi mettre en évidence les nombreux échos de ce qui est désormais l’essence même de la vérité-de-situation du monde, c’est-à-dire le “tourbillons crisique” qui est tel “qu’il ne permet plus d’avoir d’autre sujet que lui-même”. On ne sera pas étonné que chacune des “crises” passées ici en revue, non seulement aient des connexions sérieuses sinon fondamentales les unes avec les autres, mais en plus prennent elles-mêmes la dynamique d’un “tourbillon crisique” à leur échelle.

• Parlons d’abord de la “crise” financière, en fait une sorte de “bruit de fond”, comme un “krach-sans-fin” se signalant régulièrement par des paroxysmes crisiques dans le cadre d’une crise qui n’a finalement jamais cessé depuis l’automne 2008. On a connu la semaine der,ière un nouvel épisode crisique particulièrement aigu, – qui n’a pourtant guère retenu l’attention du grand public ni de l’essentiel du système de la communication. Cela ne signifie nullement qu’il y ait eu là une action d’étouffement de la crise, mais bien que cette crise fait partie de la situation normale, bien installé comme une sorte d’arrière-plan activiste du “tourbillon crisique”, et elle-même selon le même schéma tourbillonnaire. Au reste, lorsqu’on pénètre dans le domaine des experts, on rencontre au contraire une atmosphère surchauffée, au point que le Système a du faire passer quelques consignes tendant à tenter de minimiser la gravité de la crise (voir ZeroHedge.com le 14 février, titrant sarcastiquement : « Don’t Panic! “Experts” Agree – This Is Not 2008 ») ; tandis que, par ailleurs, nombre d’analyses indépendantes de diverses orientations confirmaient ironiquement la chose en voyant en ce début 2016 une situation qui n'est effectivement pas celle de 2008, puisque “pire qu’en 2008”. Péripéties tout cela, tandis que se poursuit le “tourbillon crisique” financier qui laisse pantois tous les “experts” du monde ; mais péripéties mesurant la force considérable de ce “tourbillon crisique” spécifique au domaine financier, quoiqu’avec des liens de connexion avec le reste (crise du prix de l’énergie, par exemple) ; péripéties jusqu'au moment où les événements décideront qu'il est temps de passer aux choses sérieuses...

• La rencontre à Cuba, le 12 février, des deux chefs des Églises chrétiennes, catholique et orthodoxe (russe), le première depuis le schisme de 1054, avait un caractère historique et symbolique d’une réelle importance, qui fut pourtant largement occulté par l’urgence des temps. Nombre de chroniqueurs y virent une rencontre dont le but était une dynamique œcuménique dont on attendrait plus un effet et une pression politiques d’apaisement pour éviter les abysses de l’affrontement. Iben Tranholm, journaliste danoise fameuse pour l’analyse des événements politiques d’un point de vue social et religieux, résuma le sens de cette rencontre dans un article (RT le 11 février) sous le titre : « La rencontre du Pape et du Patriarche peut empêcher la troisième Guerre Mondiale. » (Une interview du Patriarche Cyril le 15 février par RT renforce l’interprétation selon laquelle la question de l’actuelle situation politique très dangereuse fut bien au centre des entretins avec le Pape.) Cette rencontre n’est pas une crise en soi mais, sans aucun doute, un précieux indicateur de l’intensité et du rythme formidables du “tourbillon crisique”.

• C’est bien entendu à propos de la Syrie principalement qu’on évoque un conflit mondial. La poussée victorieuse des 4+1, principalement les Syriens appuyés par les Russes, autant du côté d’Alep que dans le Nord de pays, contre les positions de Daesh, amène des gesticulations bellicistes des Turcs et des Saoudiens, ponctuées d’une canonnade turque ce week-end. Peut-être est-ce qu’on danse sur un volcan erdoganien, mais c’est aussi et surtout une danse de la communication où les emportements du président turc, faisant craindre une entrée des troupes turques en Syrie, sont souvent accompagnés de replis tactiques qui justifient le jugement de “désordre” en mettant en évidence l’incertitude turque après la démonstration des ambitions interventionnistes. (« Ce n'est pas vrai. Nous n'avons pas même eu l'idée de déployer des soldats en Syrie », affirme, le 14 février, le ministre turc de la défense Ismet Yilmaz à l’agence Reuters.) L’énorme crise Syrie-II est elle-même un “tourbillon crisique” dans lequel les risques pris par les protagonistes anti-Assad dans le soutien des djihadistes depuis plusieurs années rencontrent aujourd’hui la redoutable riposte que les Russes ont organisée depuis septembre dernier. Il y a six mois, le sort d’Assad paraissait réglé et l’on semblait au terme de cette phase tourbillonnaire, aujourd’hui le “tourbillon” a repris de plus belle.

• La “crise européenne” est aussi un phénomène tourbillonnant, désormais directement lié au tourbillon syrien, et cette fois dans le mode diluvien avec la crise des migrants-réfugiés. L’Europe institutionnelle est ainsi frappée d’un cancer qui la ronge sans cesse, avec ses métastases sans cesse renforcés et renouvelés par le flot diluvien de la migration. En un an, la “crise européenne” a perdu sa spécificité institutionnelle et géographique et s’est complètement intégrée dans le “tourbillon crisique”. Depuis la crise grecque, les autorités institutionnelles européennes sont constamment sur une ligne défensive, c’est-à-dire que le rythme (le “tourbillon”) de la crise ne cesse de les dépasser constamment et de les empêcher de reprendre le contrôle de la situation.

• Aux USA maintenant, on connaît la situation de crise brutale qui s’est installée avec le caractère inédit des présidentielles. Désormais, le Système est dans le mode-turbo d’une défensive agressive pour tenter de saboter et de discréditer les deux candidats antiSystème. (On le voit et on le lit par exemple, avec le site Washington Examiner dont nous disions le plus grand bien il y a une semaine encore, et qui est brutalement passé d’un jour à l’autre dans une offensive de diffamation des antiSystème, particulièrement Trump, avec les textes produits ces derniers jours.) On observera également pour ce cas crisique que, grâce à l’argumentaire de Trump, l’élection présidentielle US est directement connectée à la “crise européenne” : l’extravagant candidat républicain ne cesse de faire allusion à la situation européenne (crise des réfugiés), liant de facto celle-ci à une hypothétique, sinon déjà existante, situation comparable sinon similaire aux USA.

Ce qui doit être souligné dans ce rapide rapport des crises principales du monde, c’est combien elles sont connectées, combien elles suivent le caractère tourbillonnaire qui maintient chaque crise en activité avec régulièrement des paroxysmes sans jamais la laisser éclater complètement pour la garder intégrée et bien entendu sans jamais la laisser s’éteindre. Il s’agit bien du schéma du “tourbillon crisique”, qui se reproduit identiquement un degré en-dessous avec chaque crise spécifique, dont le rythme est extrêmement soutenu sans jamais parvenir à un résultat, effectivement comme la circulation circulaire d’un tourbillon.

C’est donc la situation qui règne aujourd’hui, qui s’est généralisée à tout l’essentiel de la situation du monde, qui s’est littéralement globalisée. La globalisation se révèle comme une crise dans sa substance même, elle se découvre comme une situation spécifique en tant que crise. Elle fixe de plus en plus les différentes crises dans un schéma général et interdit par conséquent des résolutions spécifiques de l’une ou de l’autre. De plus en plus, il s’agit d’une situation de “tout ou rien”, où seule une occurrence globale pourrait et pourra changer quelque chose dans un sens décisif, pour toutes les crises à la fois. En attendant, le “tourbillon crisique” règne.

Le “tourbillon crisique” contre le Système

En effet, il n’est plus guère possible d’écarter aujourd’hui le constat que le phénomène crisique est devenu la constitution même du monde. On s’essaie plutôt à en déterminer la cause et à en trouver l’explication. On cite ici un exemple qui est une illustration de cette situation intellectuelle, bien plus que le sujet d’une discussion ou d’une réfutation de notre part, et qui nous permettra de reprendre notre sujet dans son entier au niveau conceptuel ; il s’agit du philosophe italien Giorgio Agamben, dont les influences vont de Nietzsche et Heidegger à Derrida et Foucault, qui apparaît effectivement comme l’illustration du fait que, dans les esprits, la dynamique crisique est désormais considérée comme un fait structurel majeur, sinon le fait structurel exclusif, de la situation du monde. Dans Éléments n°158 (janvier-février 2016) et parlant d’Agamben, Alain de Benoist écrit : selon Agamben, « [p]lutôt que gouverner les causes, il [le pouvoir politique] cherche à gouverner les effets. C’est pour cela que la crise n’est plus un fait provisoire. Elle constitue le moteur interne du capitalisme, en même temps qu’elle permet au pouvoir d’imposer des mesures qu’il ne serait pas possible de faire accepter en temps normal. »

Certes, personne ne songe à nier cela (le goût de nos dirigeants pour des mesures d’encadrement et de répression) puisqu’on le répète depuis quinze ans (depuis 9/11) que se succèdent les législations dans ce sens. Mais ce que nous enseignent d’abord ces quinze années c’est que ces mesures, qui ne parviennent nullement à supprimer et même au contraire tout un pan de résistance (tout ce qui est antiSystème, et notamment la presse antiSystème) que le système de la communication favorise et renforce continuellement dans la logique de sa fonction-Janus, ne sont d’aucune véritable efficacité et courent derrière leur raison d’être plutôt que de l’accomplir ; cela, puisqu’en même temps, elle (la crise) n’a cessé de produire de plus en plus de désordre dont les effets sont de plus en plus impossibles à gouverner malgré toutes les recherches entreprises. Parmi ces effets, il y a surtout un climat insurrectionnel grandissant, qui touche même des serviteurs du Système, qui donne la mesure très négative de l’efficacité et de l’orientation autodestructrice de ces mesures, pour une situation que le capitalisme, quand il n’était pas devenu fou, aurait conseillé d’éviter comme la peste. La Guerre froide, qui évitait effectivement les crises comme la peste, vit l’expansion globale (ou la poursuite de l’expansion globale) du capitalisme dans l’ordre et la vertu à ce point qu’il (le capitalisme) parvint à se faire prendre pour le rempart de la liberté (du Monde Libre) contre l’oppression. Au contraire, aujourd’hui où il triomphe prétendument, il apparaît, selon un sens commun de plus en plus répandu, comme l’oppression par définition, sinon en essence, et créateur d’une insurrection de plus en plus généralisée contre lui-même.

Même les partisans du “désordre créateur” (du “chaos créateur”), argumenteurs ultimes et déjà tonitruants dès 9/11, il y a quinze ans, pour donner une explication rationnelle au phénomène crisique, doivent aujourd’hui songer à commencer sérieusement à en rabattre après les échecs successifs de la transformation du désordre en créativité, de l’Irak à la Syrie en passant par l’Ukraine à l’UE (espèce particulière de désordre, mais non la moindre), alors que le désordre n’a cessé de s’amplifier et menace le cœur même du Système, celui qui n’a pas besoin de désordre pour s’accomplir dans le bon sens, – savoir, le processus d’accession au pouvoir washingtonien, avec le désordre Sanders-Trump qui menace. Si la crise est bien “le moteur du capitalisme”, – de quoi d’autre pourrait-elle être “le moteur” d’ailleurs puisqu’il n’y a rien hors du capitalisme, c’est-à-dire hors du Système ? – on doit aussi savoir cette évidence qu’il y a des “moteurs” qui s’emballent et échappent au contrôle de leur pilote jusqu’à provoquer des accidents fatals ; ou, plus encore ou pire encore, des “moteurs” qui rugissent si bien qu’ils remplissent d’ivresse ceux qui croient le contrôler et entraînent l’accident fatal du fait du soi-disant chauffeur complètement hors de sa raison et trompé par cette ivresse.

C’est pourquoi nous privilégions plus que jamais la forme de pensée qui nous guide depuis l’origine de l’actuelle séquence, et singulièrement depuis 9/11, quant au caractère très spécifique des “crises”, à leur prolifération extraordinaire sans qu’aucune ne soit jamais résolue, à leur fusion progressive, d’abord ordonnée selon des lignes de force géopolitique (“chaîne crisique”), puis, plus récemment avec le “tourbillon crisique”, à leur fusion générale et catastrophique en un seul phénomène de dimension globale qui représente la substance même de l’époque, et l’essence même de son destin. Pour nous, il y a beau temps que plus aucune force humaine n’est capable de dompter, de maîtriser puis d’orienter ce phénomène, alors qu’il finit lui-même par apparaître comme un acteur à part entière, et bien entendu le principal, et bien entendu enfin l’unique acteur de ce formidable tremblement du monde ; c’est-à-dire, pour notre compte, que ce phénomène a largement dépassé les limites productives (surpuissance déstructurante et dissolvante) du Système et est complètement installé sur le territoire de la contre-production catastrophique (l’autodestruction déstructurante et dissolvante des constituants du Système).

Ainsi le “tourbillon crisique”, si caractérisé par le désordre crisique complet, devient-il l’acteur central puis unique de la crise générale du monde et il s’identifie de plus en plus lui-même comme la seule référence possible de tout ce qui est antiSystème dans la mesure où il est perçu comme l’opérationnalisation de la Grande Crise d’effondrement du Système. D’une certaine façon, chaque fois que nous parlons du fait antiSystème, qui est un phénomène d’autodestruction du Système et lui aussi une réaction hors du contrôle humain (même si des éléments de l’antiSystème se révèlent volontairement et consciemment au travers du comportement de certaines personnes, de certaines forces, etc.), nous parlons en vérité du “tourbillon crisique” ; chaque fois, même, que nous parlons du Système, c’est pour mieux cerner ce qu’il a d’antiSystème en lui, ou par quel biais, quel orifice, pourrait-on faire entrer un constituant ou une dynamique antiSystème, c’est-à-dire que là aussi nous en revenons à parler du “tourbillon crisique” puisque c’est lui qui peut être aussi considéré comme le véritable moteur de l’antiSystème. Par conséquent, si nous ne parlons pas souvent ès qualité du “tourbillon crisique”, nous en parlons tout le temps parce qu’il est impossible, pour écrire sérieusement sur le sujet de la situation du monde, d’avoir un autre sujet de réflexion que lui-même (« ...désormais si constant qu’il ne permet plus d’avoir d’autre sujet que lui-même »).

Cela revient à s’interroger, non plus tant sur le Système, que sur le “tourbillon crisique”, – ce que nous désignerions comme “les événements qui se conduisent tout seuls”, – parce que, par sa puissance extraordinaire le “tourbillon crisique” est en train d’absorber le Système, de l’intégrer en lui-même, de le dissoudre en le transmutant. C’est décrire là le constat général que le Système est devenu désordre en soi et avancer qu’il n’est pas vraiment créateur du désordre, mais qu’il devient au contraire la créature du désordre ; c’est envisager l’hypothèse qu’au lieu d’être le géniteur du “tourbillon crisique”, le Système apparaît en train d’être dévoré par lui comme si le “tourbillon crisique” se découvrait comme la force fondamentale qui attendait le moment métahistorique fondamental pour prendre une forme événementielle qui exprimerait cette force dans notre Histoire. Par conséquent, la possibilité pour les raisonneurs d’avancer la proposition que ce désordre est “créateur” selon les consignes du Système, y compris par l’instauration de l’empire du Système (qui est déjà en place mais en pleine dissolution), devient absurde en plus d’être rendue pathétique par les événements, parce qu’on ne peut être créateur de ce qui apparaît, ontologiquement sous diverses formes et malgré les apparences de la chronologie, comme votre créateur. Dans ce cas, il faut aller plus loin encore en acceptant la thèse de l’antiSystème et envisager l’hypothèse encore plus avancée que le Système porte en lui, dès sa création et dans son développement, sa propre destruction, et l’on rejoint ainsi l’équation surpuissance-autodestruction. (Dans ce cas, le Système est effectivement une création du “déchaînement de la Matière” qui, à l’orée du XIXème siècle, est lui-même aussi la matrice de ce qui deviendra notre “tourbillon crisique” : ce que nous voyons comme l’incarnation et l’opérationnalisation du Mal [le “déchaînement de la Matière” produisant le Système], et qui l’est effectivement, porte aussi les éléments de la destruction du Mal, que l’on retrouve de plus en plus évidemment dans le “tourbillon crisique”.)

L’incertitude de la thèse de ceux qui, comme Agamben, identifient justement “la crise” comme quelque chose qui “n’est plus un fait provisoire” tout en continuant, faussement à notre sens, à reconnaître au “capitalisme” (au Système) la capacité d’être le maître de ce changement colossal, et bien entendu son créateur à l’origine, se lit dans leur incapacité d’énoncer une issue rationnelle à ce jugement rationnel. De Benoist note, à la fin de son article et avec un certain agacement qu’Agamben n’offre aucune “porte de sortie“ à cette situation : « Alors même qu’il en appelle à l’occasion à une “autre politique” (et qu’il en prophétise même l’avènement), [Agamben] se borne à laisser entendre que l’alternative viendra des groupes aujourd’hui les plus exposés au ‘biopouvoir”, un  flou typiquement “postmoderne”, pourrait-on dire. L’espoir n’est pas pour les optimistes, mais pour les désespérés. » (Cette dernière phrase paraphrasant Marx et sa confidence fameuses selon laquelle c’est parce que son époque le désespérait qu’il était un optimiste plein d’espoir.)

Nous dirions, quant à nous, qu’il vaut mieux ne rien proposer que proposer une alternative qui ne peut être que “floue” et inconsistante parce que notre époque, que l’on est en droit de décrire au nom de l’enchaînement catastrophique qu’on observe comme plus désespérante qu’aucune autre, atteint avec le “tourbillon crisique” les bornes ultimes et absolues du désespoir selon ce que nous pouvons observer et ne permet plus aucune proposition qui puisse échapper à cette marque infamante. D’où notre observation que les événements eux-mêmes règlent notre destin, hors de notre compréhension, et que notre rôle, sinon notre mission, pleine d’espoir plus que d’optimisme, c’est-à-dire de foi selon sa racine latine (fides pour “confiance”), se résume à une lutte de résistance vitale contre ce que nous identifions pour notre facilité comme “le Mal” tant sa production est effectivement intégralement maléfique, et que nous nommons et continuerons à nommer jusqu’à nouvel ordre “Système” ; tout cela, en intégrant les observations du rapport que nous proposons entre le Système et le “tourbillon crisique”. Il ne s’agit pas, en s’interdisant de proposer/de prévoir une issue ou une alternative à la situation présente, de s’interdire de penser, mais de prévenir une pensée qui ne peut être que faussaire et trompeuse tant que le “tourbillon crisique” n’a pas achevé son œuvre. Il faut une grande force de caractère, c’est-à-dire une grande maîtrise de la pensée, pour admettre que le désespoir d’une époque nourrit l’espoir per se, sans qu’il soit nécessaire de justifier cet espoir par une production de la raison qui puisse être débattue par les philosophes. Il y a même un défi assez joyeux, donc d’une pensée complètement libérée et utilisant la bonne stratégie (“faire aïkido”), à se servir ainsi du nihilisme triomphant pour le retourner contre le producteur de ce nihilisme.

Enfin, il nous semble, d’une façon toute rationnelle comme nous l’avons déjà souvent noté, que plus les événements progressent, et avec eux le “tourbillon crisique”, moins il devient absurde et archaïque de considérer que les causes fondamentales à ce que nous vivons se trouvent hors du territoire de la raison, et hors de l’emprise de l’espèce humaine. Nous ne serions pas loin, sans nécessité pour autant de se précipiter vers le bénitier le plus proche, de considérer cela comme un simple et bon exercice de santé mentale, et aussi exercice de la liberté de penser.

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