“Le Temps des cathédrales”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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“Le Temps des cathédrales”

17 avril 2019 – Avant d’être “800 ans de l’histoire de France”, avant d’être “le monument le plus visité du monde” et un “chef d’œuvre du patrimoine mondial”, avant d’être l’architecture mystique “qui veille sur Paris et fait de Paris ce qu’il est”, Notre-Dame est une cathédrale. Cela pourrait gêner certains, qui ont vu dans cette sublimité de l’art religieux parvenu au suprême esthétique du gothique flamboyant une ode à “la religion de la République” (parole, j’ai entendu cela), mais cela est. Je veux dire que le fait est que Notre-Dame est l’œuvre du christianisme et du catholicisme.

Cela bien compris pour que tout soit bien entendu, il est évident que la cathédrale, – Notre-Dame et ses sœurs gothiques, – est une part du miracle de la matière atteignant à la parfaite spiritualité, et cela n’est pas l’apanage du christianisme ni du catholicisme, ni de quelque autre “isme” que ce soit, mais plus droitement du Mystère qui nous habite, qui nous hante et qui nous exalte, et qui fait notre foi malgré tout. A propos de cette extraordinaire émotion entourant la catastrophe de Notre-Dame, l’architecte Christian de Portzamparc observe que 

« cela nous révèle à nouveau que l’invention de l’architecture gothique fut merveilleuse, cet art de conquérir la hauteur pour faire descendre la lumière du plus haut possible. Il y a celle de la foi, et il y a celle de la beauté. Les visiteurs ressortaient de cette cathédrale émus et changés. »

Ces diverses considérations convergent pour nous suggérer la définition même de ce qui pourrait être perçu comme le mystère du monde et le mystère de nous-mêmes, et dans tous les cas, par inversion des situations, le centre et le cœur grondant de la causalité originelle de la Grande Crise que nous subissons aujourd’hui.

Cela, beaucoup, dans les rues de Paris et même dans les salons, mais assez peu de la bande macronienne et macroniste qui se révèle bien pour ce qu’elle est, beaucoup l’ont compris. Certaines réflexions de personnalités recueillies ici et là ne peuvent nous étonner compte tenu de ce que sont ces personnalités, d’autres nous étonnent complètement pour la même raison ; signe à mon sens sans appel que l’incendie de Notre-Dame est bien un événement extra-ordinaire, quelque chose qui est, comme le disait Raimondo à propos de 9/11 mais pour moi à l’inverse de 9/11 comme j’en faisais hier l’hypothèse (« Feu contre feu »), – « un trou dans le continuum espace-temps ».

Écrivant ce texte d’hier (« Feu contre feu »), je me suis aperçu que pas une fois le mot “France” ou “français”, ou quoi que ce soit qui put y faire penser, ne venait sous la plume. J’ai jugé que c’était bien, d’abord par souci inconscient de marquer combien la chose concernait bien plus que cette localisation géographique et même historique, ensuite par observation très consciente que c’était ainsi marquer indirectement combien la France d’aujourd’hui, de notre temps précisément, subit une dépression métahistorique et spirituelle sans précédent alors que Notre-Dame témoigne, elle, d’un sommet de cette même sorte. Cela a conduit mon esprit à l’évocation d’un des phénomènes les plus remarquables de notre civilisation, qui est “Le Temps des cathédrales”, – et alors, Dieu sait s’il est question de la France dans toute sa grandeur. L’idée m’est venue aussi naturellement de reprendre et de proposer un passage du Tome-II de La Grâce, qui porte justement ce titre, qui est également celui du livre fameux de Jacques Duby. Je pense qu’il n’est pas, pour mon compte et selon ce dont je dispose, façon plus appropriée et à la hauteur qu’il faut de célébrer ce qu’il y a (je garde le présent) de sublime dans Notre-Dame comprise complètement dans la sublimité du “Temps des cathédrales”.

C’est une partie (la Deuxième) que j’avais insérée dans ce Tome-II en supplément de ce qui était prévu, qui reprend ma perception d’une métahistoire du christianisme et du catholicisme. Dans cette partie du récit, je fais du Temps des cathédrales le sommet spirituel du christianisme, le moment métahistorique où cette religion fut le plus près et la plus apte à se fondre dans la toute-puissance de la Tradition, ou tradition principielle venue de l’Unité originelle dont toutes les religions sont comptables, chacune avec comme mission de se conformer à cette Tradition sans céder au travers de l’hybris et de la folie qui reflètent l’idéal de puissance de vouloir gouverner cette Tradition à partir de ses positions terrestres. Pour mon compte, le christianisme, dans le chef du catholicisme, eut l’occasion de saisir un tel Moment avec son Temps des cathédrales qui mariait une perfection esthétique à une hauteur spirituelle sans égale, en même temps qu’une unité populaire au sens complet du terme, – y incluant les classes les plus attentives à leur puissance de fer et d’argent et les moins disposées à en céder sur leurs privilèges abusifs, – pour accomplir en un élan commun une entreprise hors de toutes les normes concevables par la raison courante.

Il se trouve que tout cela se fit essentiellement en France qui, en ce Moment de Grâce, inventa l’identité politique structurée (naissance de la Grande Nation) pour contrebattre l’universalité de l’Empire souvent fossoyeuse des identités, en proposant l’identité affirmée et souveraine comme matériau de base d’une autre universalité dont le Temps des cathédrales était le héraut. L’on comprend que cette France-là, qui est celle des bâtisseurs des cathédrales n’ait pas grand’chose de commun avec l’actuelle France, et que l’incendie de Notre-Dame prenne un tour absolument dramatique et tragique en apparaissant comme une menace de destruction d’un témoignage sublime de ce passé-là. Le désarroi des gens devant l’incendie mesure la puissance du passé dont Notre-Dame témoigne comme une sorte d’assurance que tout n’est pas complètement perdu, et par conséquence inverse, l’extraordinaire médiocrité, la bassesse de l’époque que nous vivons. 

Dans de tels chocs et par leurs effets incontrôlables, je me surprends à penser que des processus souterrains de la psychologie peuvent se créer et trouver leur voie pour aller vers des renversements complets. Alors je le répète tant cette idée me paraît avoir de force spirituelle : c’est cette sorte de renversement par un choc aussi fort qu’« un trou dans le continuum espace-temps », mais à l’inverse selon une symbolique qu’on comprend dans l’opposition entre ce que symbolisent les deux tours de Manhattan et Notre-Dame avec ses deux tours, qu’entend désigner cette observation du texte d’hier : « peut-être le feu de Notre-Dame serait-il comme quelque chose qui détruit décisivement l’incendie du sortilège de 9/11 ? Feu contre feu. »

Voici le passage de La Grâce sur « Le Temps des cathédrales », prolongé par une suite sur la fin de cette période et l’inversion catastrophique qui s’est amorcée alors, qui marque selon ma perception l’échec décisif du christianisme et du catholicisme dans leur mission la plus haute. J’ai utilisé la dernière version que j’avais du texte, donnée pour la mise en page, mais qui ne comprend pas d’éventuelles corrections et modifications, – très peu me semble-t-il, – faites “sur épreuve” au bout du processus. L’extrait est divisé en trois parties, pour indiquer des formes de chapitres différents, mais la lecture se fait en continu.

PhG

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Extrait : « Le Temps des cathédrales »

J’ai rassemblé dans mon esprit, sous le magistère de l’intuition haute, la somme de toutes mes convictions avec la maîtrise d’émotions pourtant si pressantes et bouleversantes, pour contempler cette architecture unique et cet élan ineffable, et considérer que la cathédrale est un rassemblement humain, intellectuel et esthétique, d’une fièvre contenue et d’une spiritualité sans retenue, concrétisé en une œuvre monumentale plusieurs fois répétée et pourtant sans-pareille, un rassemblement du monde enfin réconcilié avec le Ciel. Ce rassemblement est aussi celui de l’humanité, se précipitant pour édifier ces constructions somptueuses, pleines de secrets architecturaux, de traces des nombres secrets, dressées selon une géographie sacrée ; tous les regards de mesure et tous les actes de conception pour témoigner de leur grand’œuvre, toutes les prières et les ex-votopour rendre grâce de leur bonheur, tout cela venu des artisans valeureux comme des poètes maudits et soudain révélés, des soldats de la beauté de Dieu surgissant de nulle part, des bourgeois montrant les fastes d’une dignité retrouvée derrière la logique comptable de leur richesse, les travailleurs des matières nobles soudain ennoblis par la matière, les barons et les princes songeant à la grandeur de leurs âmes comme levier de leurs actes souverains, les clergés, du plus haut au plus bas, grandis d’une légitimité terrestre qui semblerait un don du Ciel ; et cela, cet élan développant au plus fort de lui-même sa dynamique pendant soixante ans, dans un cadre historique plus large qui embrasse la deuxième moitié du XIIème siècle et le XIIIème siècle ; soixante ans, pour saluer la durée exceptionnelle de ce miracle collectif, soixante ans pour saluer la brièveté avec laquelle se fit un tel rassemblement, dans sa dimension qualitative qui semble épurée de toute trahison du sentiment, de la déloyauté du comportement, comme dans une sorte d’universalité sacrée enfin réalisée, qui ne dépare rien ni n’abaisse, ni l’identité, ni le flux grandiose de l’intuition, qui semble ainsi sur la voie de réaliser la sublime intégration.

(Que cela se passe en France, puisque cela se passe en France, rien de plus normal, en vérité, dans le sens d’une normalité relevant du plus haut où portent les yeux de l’esprit pour rencontrer l’intuition haute. On s’est déjà attardé à la France, on y reviendra. Elle est chargée d’une centralité terrestre sans exemple, pour tenir le lien avec le Ciel.)

Le phénomène ne peut tenir d’autre chose que du prodige, avec la conjonction des circonstances terrestres et des conditions spirituelles, comme une sorte de symphonie universelle qui se développe selon son génie propre, d’une composition intérieure à elle, née d’elle-même et elle-même ordonnée comme expression de l’entreprise universelle que les mots ne peuvent prétendre décrire. Ainsi les pierres des cathédrales sont-elles muettes et, en même temps, elles chantent dans le vent et elles chantent le vent comme une mélodie céleste ; musique divine, élévation sans fin, comme l’esprit courant dans les cieux ; cela semblant comme si le Christianisme, puiqu’il est au cœur, s’était saisi de ces pierres, comme s’il avait trouvé la voie, la voix et le geste, pour transformer la matière brute en une forme unique qui semblerait pouvoir renouer un lieu rompu avec la divinité, – le Principe de toutes choses, et les choses devenues Principe même…

Même les rapports les plus anodins faits sur la période, que nous choisissons à dessein dans ce sens parce qu’ils nous indiquent la perception commune, mettent en lumière la puissance originale et la singularité inouïe de l’événement :

« Dans la seconde moitié du XIIème et au XIIIème siècle, l'épiscopat se renforce et entreprend de reconstruire ses cathédrales. La relative prospérité de l'économie et des finances royales, et l'appui fort de souverains — comme Philippe-Auguste, Louis VIII et Saint Louis — forment un contexte favorable à ce projet (ce qui explique, pour l'essentiel, que les cathédrales sont construites sur le domaine royal). Le concours énergique des populations et l'activité développée par les établissements religieux allait lui venir en aide. Il est difficile aujourd'hui de donner une idée de l'empressement avec lequel les populations urbaines se mirent à élever des cathédrales. La foi avait certes son importance, mais il s'y joignait un instinct très juste d'unité et de constitution civile… […] 

» [L]a période pendant laquelle leur existence est pour ainsi dire un besoin, l'expression d'un désir irrésistible, correspond à une durée d'environ 60 ans, comprise entre les années 1180 et 1240. Ce qui surprend aujourd'hui, c'est qu'en un temps aussi court on ait pu obtenir, sur un territoire aussi vaste, des résultats aussi surprenants ; car ce n'était pas seulement des manœuvres qu'il fallait trouver, mais des milliers d'artistes qui, la plupart, étaient des hommes dont le talent dans l'exécution des œuvres est pour nous aujourd'hui un sujet d'admiration. » (Wikipédia, article L’histoire des cathédrales en France.)

Je pense que les cieux furent cléments et que la terre fut bonne durant ces années-là, et les oiseaux chantèrent, et les beautés du monde furent haussées jusqu’au sommet d’elles-mêmes pour découvrir ce qui, en elles, les rendaient sacrées. Ce fut le Temps des cathédrales, ce qu’il y a de plus haut que l’on puisse concevoir…  Mon jugement s’arrête-t-il à ce flot d’émotions indicibles, celui qui me submerge lorsque, en dehors des apparats du culte, hors de tout compagnonnage de quelque clergé que ce soit, je franchis le porche de la cathédrale de Reims que j’imagine déserte et vierge de toute entreprise terrestre, et qui l’est sans doute, que je hausse le menton comme l’on salue et comme l’on s’élance, et hausse mon regard vers le haut, et soudain embrassant mon âme qui est emportée dans une irrésistible ascension ? Ce temps-là est celui où le Christianisme n’eut plus la moindre nécessité d’être une religion pour être le maître du monde, pour être cela sans même la nécessité que la puissance du monde existât et se manifestât en sa faveur. A ce Moment de l’histoire du monde, tout était possible parce que tout était accompli.

Les cathédrales semblaient obéir au doigt de Dieu, comme à un commandement porteur de promesses indicibles. Comme pour nous confirmer, les hommes des cathédrales, de ce Temps des cathédrales, semblent à notre esprit d’une spécificité si exceptionnelle qu’on en fit un “type”, nommé d’après le style architectural, – l’“homme gothique” comme l’on dit homme de Dieu, fait ainsi “par grâce de la cathédrale”. Dans Le temps des cathédrales, Georges Duby les décrit, tels qu’on les imagine, tels qu’on les sent, au milieu de cet élan jubilatoire de beauté et de hauteur qui les emporte vers la création de ces oratoires de Dieu sur la terre ; tels qu’ils sont fixés, ces oratoires, dans la pierre, la matière ainsi devenue sacrée, la matière sortie d’elle-même, enfin devenue sacrée

« Ce sont des êtres sauvés, appelés à ressusciter dans la gloire, lavés de tout péché. Déjà les rayons de Dieu les illuminent et les aspirent vers la joie. Sur leur visage de clarté s’ébauche le sourire des anges. »

L’“homme gothique” trône au milieu d’un monde sorti de ce qu’il est coutume de désigner comme “la longue nuit de l’An Mil”, alors que des processus économiques se mettent en branle, alors que les fortunes de la chevalerie puis de la bourgeoisie vont couvrir d’ors les grands élans qui naissent, alors que la hiérarchie de l’Église assistée par de grands esprits offre à notre destin le sens d’une cohérence sans pareille, alors que l’autorité royale commence à s’imposer et à imposer dans le même sens le miracle qui se dessine parce qu’elle sent qu’elle tient là le modèle de la nation, la “Grande Nation” elle-même, – car tout cela se passe en France principalement. Alors l’“homme gothique” trône au milieu de son temps comme s’il en était le maître. On sent qu’il s’agit d’un temps de fusion, d’où peut sortir une transmutation divine dont la cathédrale serait nécessairement le signe, le véhicule et le symbole. Même ce qui paraîtrait le plus vulgaire et le plus bas, et qui le sera plus tard effectivement, la géographie et la psychologie de l’argent qu’ils nommeront “capitalisme”, est partie prenante de ce temps-là, et même cela trouve judicieux, ou bien le fait sans le savoir, de se sacraliser…

« Dans la cathédrale, on n’entrait pas seulement pour prier, les associations de métiers s’y rassemblaient… D’autre part, être l’“homme” de l’église procurait des privilèges et des exemptions douanières dont les gros marchands savaient le prix. Les hommes d’affaires ont donc considéré ce monument comme leur. Ils l’ont voulu splendide, ils l’ont paré… »

Mais peu importe le détail enfin, puisque s’installe fermement l’intuition que ce temps de fusion est ainsi une époque totale, quelque chose qui, dans le champ du terrestre, laisse éclater une ouverture sublime, qui peut enlever l’esprit vers des hauteurs insoupçonnées et pourtant si longtemps espérées qu’elles en étaient évidemment attendues. Soudain, comme en un miracle cosmique, tout sur la terre, jusqu’aux plus affreuses injustices, jusqu’aux situations les plus infâmes, jusqu’aux souffrances les plus tourmenteuses, semble se fondre dans l’ordre d’une unité si parfaite qu’elle ne peut être que celle du Principe divin, – et ainsi, tout semblant écarter les pesanteurs terrestres et les prisons de la matière. Dans ce Temps des cathédrales, sans aucun doute le Christianisme nous paraît toucher, à nous qui jugeons intuitivement, au faîte de lui-même, au terme de sa mission d’élévation des choses et des hommes.

…Et il s’élève “au faîte de lui-même”, le Christianisme, dans des conditions géographiques, culturelles, sociales, c’est-à-dire dans des conditions terrestresqui sont elles-mêmes très spécifiques, comme s’il était entendu que l’ordre du Principe même dût régner partout. Comme rapidement mentionné plus haut, c’est en France que tout cela se passe, cette France où vont s’ériger, dans cette éblouissante période, plus de 150 cathédrales ; où cette entreprise temporelle et gigantesque, mais également transcendantale, se fait avec, si j’ose dire, l’onction royale dans le cadre d’une dynastie dont toute l’autorité émane de sa transcendance (royauté de droit divin), notamment avec le soutien du plus “saint” des saints rois de France (Louis IX, dit Saint-Louis) ; où la répartition de cette architecture transcendantale que forment les cathédrales épouse une “géographie sacrée” qui est un sujet sans fin de délices dialectiques et ésotériques pour les spécialistes du genre ; où la puissance esthétique et monumentale trouve sa source dans ce que Duby nomme « l’art de France », qui devient le modèle pour toute l’Europe engagée, à la suite de la France, elle-même modèle de ce mouvement.

« Aussi l’art nouveau fut-il reconnu par tous les contemporains comme étant proprement l’“art de France”. Il s’épanouit dans la province qui portait alors ce nom, celle où Clovis était mort, entre Chartes et Soissons… »

La chose n’est pas indifférente, sur le plan de la doctrine elle-même. La France est la Grande Nation, c’est le modèle même de l’identité nationale, de la spécificité, en quelque sorte ; et, pour poursuivre en termes terrestres, l’anti-modèle du “modèle impérial” et universel ; pourtant elle-même, la France, élevée à sa dignité à l’insistance de Dieu lui-même. Le paradoxe, ou l’ambiguïté qui devrait avoir une résonnance théologique pour le Christianisme lui-même, c’est que la France, depuis le baptême de Clovis, puis dans l’affirmation terrestre progressive de la source divine de la fonction royale, est également “la fille aînée de l’Église”. Elle est quelque chose qui s’affirme venue de l’Église certes, mais également distinguée par l’onction divine directement. C’est au nom de cette spécificité que naît et s’impose l’inspiration du gallicanisme, qui est une version plus identitaire et spécifique que “nationale” du catholicisme, mais qui est également, du point de vue terrestre et politique, une affirmation de l’indépendance française par rapport à Rome, prétendument centre de toutes choses divines sur la terre. Jeanne, que l’Église mettra cinq siècles à faire Sainte, agit prémonitoirement en représentante de la doctrine officielle du gallicanisme en disant aux évêques qui la jugent que le Seigneur lui a parlé “directement”, par la voix de ses Saintes, pour sauver le royaume de France. En 1930, dans Dieu est-il français ?, où il tente de comprendre et d’expliquer à sa façon « ce pays magnifique et insupportable », dont l’Allemagne moderne chercha vainement à la fois le mystère et la destruction, l’Allemand nationaliste Friedrich Sieburg donnait une place prépondérante à Jeanne pour expliquer l'exceptionnalisme français et ce qu’on pourrait désigner comme son “nationalisme mystique”, qui se manifeste aussi bien sur la Marne qu’à Verdun, qu’on retrouve bien entendu chez de Gaulle. Sieburg, comme Ernst Robert Curtius dans son Étude de la Franceen 1932,  estime que l'un des plus grands résultats de l'action temporelle de Jeanne d’Arc est d’avoir, en outrepassant le pouvoir de l'Église de Rome en France, forcé la fraction française de l'Église à se franciser de façon irrésistible, – donc, Jeanne fondatrice et inspiratrice du gallicanisme... Jeanne a “nationalisé l’Église” pour le compte de la France et donné à la France un formidable ciment temporel, structurant et unificateur.

Mais nous parlons d’un personnage, Jeanne, qui est bien au-delà du Temps des cathédrales, bien que des thèmes essentiels en soient repris. Un autre jugement sur Jeanne nous ramène effectivement, mais “à front renversé” on le verra, à ce même Temps des cathédrales : celui de George-Bernard Shaw, dans la longue préface à sa pièce Sainte Jeanne, en 1924, où il fait de Jeanne la “première protestante” de l’histoire conduisant à la Réforme, parce qu’elle se passe des autorités et de la hiérarchie de Rome. On comprend aussitôt que ce lien que nous faisons, à la lumière de ce jugement, entre Jeanne et le Temps des cathédrales est à contretemps historique, ce que nous avons qualifié de “front renversé”. Jeanne affirme la spécificité française dans une époque qui, à notre sens et cela à l’image de la proposition centrale de notre démarche, a déjà basculé après le Temps des cathédrales,. A cette lumière rétrospective, et nullement elle-même comme la “première protestante” de Shaw mais comme la première “nationaliste mystique” française, Jeanne se manifesterait alors dans son temps pour installer et protéger la spécificité française, la part divine de la France elle-même, dans une époque qui a déjà,  en effet, tourné le dos à l’esprit du Temps des cathédrale pour se précipiter dans cette autre voie, d’abord l’ensemble Renaissance-Réforme, puis la modernité, c’est-à-dire cet ensemble métahistorique que nous jugeons être la Chute du Christianisme, et la Chute d’une façon générale. Ici se dessine avec force la voute centrale de notre réflexion.

Au contraireet avant cette Chute, au Temps des cathédrales, la France offre sa spécificité comme modèle où peut se forger le triomphe du Christianisme, contreles caractères fondamentaux du Christianisme, notamment tels que les a décrits Jean-François Mattei que nous avons cité, c’est-à-dire essentiellement l’universalité par homogénéisation des identités présentée comme fondamentale par la doctrine chrétienne, contrebattue dans ce cas par l’antithèse terrestre de l’identité à laquelle prétend l’exceptionnalisme français. (Si la France est souvent présentée comme universaliste, et se présente elle-même de la sorte d’ailleurs, il va sans dire, dans tous les cas selon sa part de Tradition, que cet universalisme ne réduit en rien les identités ; au contraire, il les préserve, il les favorise, parce qu’il sait bien que l’identité est dans ce cas la structure de l’universalité, sa colonne vertébrale, ce sans quoi l’universalité est promise à devenir comme le président McKinley décrit par son vice-président Theodore Roosevelt : « Il a autant de colonne vertébrale qu’un éclair au chocolat. ») Ce cas que nous observons et offrons en hypothèse de ce qui aurait pu être une sauvegarde du Christianisme est donc celui de la France qui, dans sa mission divine, offre au Christianisme une voie de sauvegarde de son propre destin et de triomphe de lui-même, en modifiant subrepticement mais fondamentalement sa doctrine, sans qu’onne s’en avise ni ne s’y attache, comme un fait de nature, comme un enchaînement sans avertissement, dont seuls les clercs, plus tard, feraientune théorie, une fois le triomphe affirmé ; et cette voie, qui ne peut être que vers le haut par l’évidence de sa logique, s’exprimantdans l’élancement sublime de la cathédrale. L’on ne s’empêchera pas d’observer que cette méthode de l’identité, de la spécificité nécessairement marquée dans l’universalité, retrouve les grandes expressions de la Traditionvenue de nos origines, marquées elles-mêmes par les notions spécifiques des divers principes issus du Principe originel. L’on parle de lahiérarchie, de l’autorité,de l’aristocratie, tout cela exprimé dans le principe essentiel de la légitimité ; l’on parle de ce principe qui ne peut se manifester que par le contraire de cettetendance à l’uniformité qu’implique l’universalité sans les identités… L’on parle enfin de son rejet, par lui ce principe, de cette tendance si vertueuse en apparence mais toujours grosse de son extrême catastrophique de l’entropisation, de la réduction infinie au “rien” de l’entropie ; de cette tendance dont on pourrait identifier la filiation dans les diverses doctrines qui s’affirment d’universalité mais qui en fausse le principe fondamental dès lors que la structure de l’identité lui est ôtée, jusqu’à ses legs décadents ultimes de l’époque postmodernes avec la chute dans la Matière déchaînée que sont la globalisation et les doctrines de l’ultralibéralisme que nous subissons aujourd’hui.

Ce rôle essentiel de la France est encore mieux mis en évidence, dans la description qu’on peut faire d’elle, la Grande Nation, d’“outil transcendantal”, ou de pseudo-“passerelle eschatologique” par rapport à la période précédant le Temps des cathédrales.(Il s’agirait d’une sorte de réplique antérieurede la “passerelle eschatologique” qui est l’argument de départ de cette partie de notre récit,auquel nous reviendronsà son terme, parvenus à notre rapide exploration du XVIIème siècle). Dans ces temps antérieurs se développa la grande bataille de la Querelle des Investitures, entre l’Église et l’“Empire d’Occident” réunissant la Bourgogne, la Germanie et l’Italie jusqu’aux terres vaticanes, cette querelle où l’Église, avec son “Pape de la haine”, – comme l’érudit, Jacques van Wijnendaele, nomme Grégoire VII (1), – où l’Église, disais-je, atteignait le faîte de sa puissance en se posant comme concurrente de celui qui était en véritéperçu comme l’“Empereur du monde”. Dans cette partie, ce qui n’était encore que le noyau de la France se tenait à part, comme indifférent à cet affrontement suprême et suprêmement terrestre, où l’Église du Christ semblait distinguer son destin au milieu des ambitions et des agitations du sapiens ; cela, les ambitions terrestres, ce n’était pas le “jeu de la France” (c’était Philippe de Saint-Robert qui employait l’expression, à propos de la politique du général de Gaulle). On pourrait dire que tout bascula, avec un événement terrestre considéré du point de vue de notre symbolique, lorsque l’“Empire d’Occident”, au sortir de la Querelle des Investitures, voulut s’en prendre à la France et qu’il se heurta à un obstacle imprévu et soudain fondamental, c’est-à-dire à la France devenant la France et, soudain, préparant l’ouverture du Temps des cathédrales par sa résistance victorieuse. Dans son Éloge de la France, Philippe Barthelet décrit l’occurrence terrestre que nous interprétons selon notre symbolique, sans contrainte ni la moindre déloyauté, d’autant qu’il cite Suger, l’abbé de Saint-Denis, l’un des hommes clef du Temps des cathédrales :

« [E]n juillet 1124, quand l’empereur germanique menaçait d’envahir le royaume : Louis VI en appela aux chevaliers et aux communes, ce fut l’adjuratio Franciae, l’appel de la France. La “mobilisation de Reims” qui lui répondit fut si grande que, selon Suger, “on eût dit des sauterelles dérobant aux yeux la surface de la terre”… »

Ainsi doit-on distinguer ce signe fondamental d’une sorte de transcendance de l’histoire lorsqu’elle se fait métahistoire, que la France et l’Église se soient retrouvées, hors de cet épisode des ambitions terrestres qui accablait l’évolution du monde dans les traquenards et les affrontements de la Querelle des Investitures, dans cette épopée soudainement sublime du Temps des cathédrales, où les choses terrestres se marient soudain avec la perspective du Ciel ; où l’histoire soudain se défait de ses querelles terrestres dans quoi l’Église se compromet, pour s’emporter et devenir métahistoire, pour offrir son envolée vers le haut ; où s’avance la sublime occurrence, peut-être l’unique et certainement la dernière, par quoi l’Église aurait pu transcender sa fonction après s’être faite terrestrement, selon les impulsions des forces supérieures, et offrir le Moment lui aussi sublime que sa Mission lui assignait. Mais cela ne se fit pas et vint le progrès, qui devint Progrès, qui régla tout cela… 

Élevé par ce que nous jugerions être une intuition irréfutable, Duby salue, dans la Divine Comédie de Dante, la “dernière cathédrale”…

« On peut tenir la Divine Comédie pour une cathédrale, la dernière.[…] Comme les grandes cathédrales de France, ce poème conduit, par degrés successifs, selon les hiérarchies lumineuses de Denys l’Aréopagite et par l’intercession de Saint Bernard, de Saint François et de la Vierge, jusqu’à l’amour qui meut les étoiles… »

Dans ce cas, l’œuvre unique de ce grand initié que fut Dante Alleghieri clôt une époque comme on achèveun Grand’Œuvre, comme on met la dernière sublime note à une symphonie qui ne peut être que sublime… Effectivement, c’en est fait, et quelques lignes plus loin Duby signale également que la Divine Comédiemarque autre chose, c’est-à-dire exactement son contraire : achèvement sublime comme l’est la dernière touche mise à l’entreprise, l’œuvre est aussi la fin d’une époque comme si cette époque était dépassée et sortie de son propos, et le début d’une autre, prometteuse celle-là, presque comme les lendemains qui chantent…

« Mais à l’aube du Trecento, le mouvement de croissance qui dégageait insensiblement la pensée d’Europe de l’emprise des prêtres détournait désormais les hommes d’Europe de la surnature. Il les menait vers d’autres routes et vers d’autres conquêtes. […]Dante lui-même, et les premiers qui l’admirèrent, cinglaient vers de nouveaux rivages. »

“Les lendemains qui chantent”, disent-ils ? Déjà pointe, en effet, ce qui s’installera dans notre conscience, dans notre mémoire, dans notre raison bientôt subvertie, dans notre cœur et dans notre émotion, et j’irais jusqu’à dire, – qu’on me pardonne, – dans nos tripes, dans les tripes de notre pensée, la notion irrésistible, fascinatoire, exaltante, ensorceleuse, racoleuse jusqu’au plus profond de soi, – la notion de “progressisme”, comme si l’on opposait soudain la gloire de l’homme à la gloire des cathédrales, comme si la dialectique humaine et bientôt humaniste avait trouvé le vaccinirrésistible contre toute forme approchante de cette gloire-là (celle des cathédrales) et en voie désormais d’être jugée pernicieuse comme serait un péché originel. Par la grâce indéfinissable du Christianisme qui semblera bientôt avoir trouvé sa voie dans le délice paradoxal de la déviation, le sapiensest engagésur la voie du pardon futur par l’oublià venir de ce qu’il commence à entreprendre, par effacementpar avancedu péché qui s’esquisse déjà, par inexistence rétroactive de la fautepuisque la faute esquissée aujourd’hui, au crépuscule du Temps des cathédrales, deviendra vertu demain, une fois digéré la parcours qui va de la Renaissance au “déchaînement de la Matière”… Cette façon d’absoudre par antériorité, cela fait la Chute moins raide.

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 Ici, il nous faut développer une hypothèse de plus pour la cohésion du propos et l’arsenal dialectique nécessaire à notre description de la métahistoire de cette civilisation devenant contre-civilisation, essentiellement à propos de la France. Nous aurons l’occasion d’y revenir comme nous avons déjà eu l’occasion de nous y arrêter parce que, en vérité, la France nous guette et nous contemple, nous conduit et nous protège, tout au long de notre périple, comme l’un des témoins principaux de ce récit, et parfois en devenant l’acteur essentiel, le temps d’une fulgurance exceptionnelle ou d’un abaissement incroyable, – ce qui laisse à penser à propos de la place et du poids réelsde la France, également dans ce même récit.

L’hypothèse, suggérée par le rôle de la France dans le Temps des cathédrales, qui est d’offrir au Christianisme la voie unique vers l’instauration sacramentelle de l’empire de l’essence divine dans notre destinée, conduit à reconnaître à cette Nation qui est choisie par Dieu sans l’intermédiaire de son vicaire sur terre, le rôle capital de successeur de l’Empire de Rome. On peut renforcer cette conviction, même d’un emplacement terrestre où les signes ne manquent pas, notamment dans la multitude de liens qui se tissèrent entre Rome et la Gaule ; dans cette façon que la Gaule s’intégra parfaitement dans le legs naturel que l’Empire de Rome amenait avec lui dans chacune de ses conquêtes, comme si la Gaule était prédestinée à cet égard, c’est-à-dire à être légataire effectivement, plus que conquête pure et simple ; dans la façon que la Gaule devenue France sut parfaitement faire passer en elle-même des parts si importantes de l’essence du génie romain, et particulièrement dans sa langue, qui est l’un des legs les plus essentiels de la France à la civilisation… Il y a une chaîne dans tout cela, une continuité, une pérennité, comme si, à cet instant, dans les liens entre la Gaule et Rome, puis plus tard, à cet autre instant du Temps des cathédrales, dans les liens entre la Gaule devenue France et Rome devenue chrétienne, l’histoire se faisait Histoire et métahistoire pour nous signaler la part transcendantale de l’événement. La France porte avec elle, fortement affirmée, plus qu’en aucune autre nation, sa part principielle présente dans sa forte identité qui fonde l’essence de sa légitimité et l’assure dans un rôle dont la métaphysique n’est jamais absente, qui lui donne un caractère et une psychologie d’une exemplaire fermeté, elle-même assurée de repousser le plus possible l’influence du Mal grâce à une structuration serrée de la psychologie collective. On dira justement que cette remarque faiblit devant les constats qu’on a déjà dressés à propos de la Révolution française, qu’on dressera plus loin à propos du “persiflage” [caractérisant le XVIIIème siècle]. Nous ne disons certainement pas que la France est sans vices et sans faiblesses horribles et presque uniques par leur soudaineté et leur entraînement, notamment avec la pente souvent nihiliste de ses élites, ni son histoire sans revers ni défaites infâmes ; nous disons, et dirons plus loin encore, plus en détails, que la France a, au fond d’elle-même, plus haut qu’elle-même, quelque chose d’irréfragable qui la rend maîtresse au bout du compte de ses faiblesses et victorieuse de ses vices, fussent-ils épouvantables, chaque fois qu’il faut faire les comptes. 

(A l’inverse, il y a l’entité qu’on a déjà vue comme concurrente, “l’empire” supposé héritier de la Rome antique, en vérité manipulé par la Rome chrétienne, présentantdéjà les caractères évanescents et dissolus du cas allemand ; il y a l’idée dansla phrase selon laquelle « l’Allemagne est un gaz », éternellement à la recherche de son identité, maladroite dans l’affirmation du Principe quand elle s’y intéresse, toujours inclinée à céder au démon de l’expansion, par conséquent vulnérable à la proximité du Mal, comme on l’a vu déjà avec le destin de la Prusse devenant Allemagne, porteuse de la puissance déstructurante et dissolvante du “déchaînement de la Matière”… Il n’y a pas de psychologie plus vulnérable que celle d’une entité qui se veut nationale, voire conquérante et impériale, et qui n’a en rien les structures d’une nation, au contraire avec sa psychologie qui a la texture du gaz. Le même cas se reproduit plus loin dans l’Histoire, au centuple, avec les États-Unis d’Amérique.)

Nous introduirons ici, comme conséquente et subséquente de la principale que nous exposons, une seconde hypothèse selon laquelle la Gaule devenue France apportait au Christianisme ce dont le Christianisme lui-même s’était privé en investissant l’Empire à son profit. Parlant magistralement de saint Augustin, disciple de Plotin mais se séparant de son maître sur la considération du « Dieu-Être dont le Verbe s’était fait chair » qui faisait entrer la philosophie dans la religion, Lucien Jerphagnon observait (Connais-toi toi-même, janvier 2012) qu’ « [a]vec Augustin, l’autonomie de la philosophie par rapport à la religion prend fin. D’une certaine façon, la pensée médiévale commence ». Mais avec son Temps des cathédrales, la France changeait le nouveau rangement terrestre, non en ordonnant une nouvelle pensée mais en transcendant une campagne architecturale sacrée en une philosophie fondamentale ; elle tourne l’arbitraire destin ordonné par le Christianisme, contourne l’obstacle, redresse le socle de l’équilibre des nécessités terrestres et sacrées pour lui rendre sa droiture ; elle inscrit cette sublime manœuvre dans la pierre… Le Temps des cathédrales n’est alors rien de moins qu’une manufacture, par un autre moyen, de la philosophie fondamentale de la Tradition, retrouvant son autonomie par la démonstration et l’exposition, dans la matière elle-même, celle de la pierre, de son êtrelui-même, – la Matière vaincue dans ce qu’elle a de plus bas, devenant sacrée, la pierre de la cathédrale élevée à cette sacralité comme la philosophie fondamentale peut elle-même y parvenir, par entreprise humaine. (“[L]a matière ainsi devenue sacrée, la matière sortie d’elle-même, enfin devenue sacrée…”). Dans cette situation devenue supra-humaine et métaphysique, et ralliant à elle le Christianisme tout en en restant autonome puisque hors des rigoureux processus et du contrôle minutieux de la religion et de son dogme, France s’instituait comme la véritable héritière, par l’esprit de la chose de l’Empire, dans ce que l’Empire avait eu de grec et de philosophique en lui malgré tout, dont on pouvait croire qu’il semblaitl’avoir perdu à jamais face au Christianisme triomphant. Dans ce “marché” métahistorique autant que métaphysique, les deux y gagneraient l’essence même de la plus haute destinée en tentant l’acte de sauvegarde du monde : le Christianisme en se redressant de sa faiblesse d’orgueil et de puissance (d’hubris, certes), la France en ressuscitant l’Empire débarrassé de son orgueil et de sa puissance (son hubris, certes)…  

Ainsi, France, désignée “fille aînée de l’Église”, disons par arrangement, pour ne choquer ni ne froisser personne, s’est passée de cet intermédiairede l’autorité de la religion glorieusement institutionnaliséepour se voir confier sa Mission. Dans notre hypothèse, on comprend combien nous avons tendance à repousser les manigances entre l’“Empire d’Occident” et l’Église telles que nous les avons rapportées, à les juger accessoires, à prendre au contraire comme essentielle la rencontre entre France et l’Église à l’occasion du Temps des cathédrales, comme la seule chance, et la dernièrechance par conséquent, que l’Église fît rencontrer son sublime destin au Christianisme. Mais non, le destin ne le voulut pas ainsi, et je soupçonne de coupables faiblesses dans le chef de l’Église qui n’avait pas ménagé les signes pour manifester sa puissance, et qui devait par conséquent en être submergée comme par une ivresse, dans cette fracture de son histoire où elle préféra la voie terrestre du Progrès à  l’aventure de la tradition s’élançant vers les hauteurs du Ciel.

Dès lors, les rapports de l’Église et de sa soi-disant “fille aînée” (re)devinrent de pure convention, avec tout de même l’obligation pour l’Église de rendre compte de ses devoirs sacramentels auprès du souverain de France, dont le lien divin devait être à chaque occasion nécessaire réaffirmé comme il se doit. Depuis, ils ne se sont plus quittés, je veux dire l’Église et sa “fille aînée”, liées par une ambigüité fondamentale qui ne peut écarter le malaise historique que nous avons identifié par absence de conscience métahistorique au moment qui importait. Ils ne sont plus quittés en se quittant, alors que se précisaient les premiers jalons de ce qui a été défini plus haut comme la notion de “progressisme”, comme si l’on opposait soudain la gloire de l’homme à la gloire des cathédrales, comme si la dialectique humaine et bientôt humaniste avait trouvé le vaccinirrésistible contre toute forme approchante cette gloire-là (celle des cathédrales) et en voie désormais d’être jugée aussi pernicieuse que l’est un péché originel…

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Duby note effectivement, correctement par rapport à l’Histoire dans son cheminement logique et temporel : « [L]e mouvement de croissance qui dégageait insensiblement la pensée d’Europe de l’emprise des prêtres… » Nous objecterions, du point de vue de la forme qui a ici une importance considérable, que c’est plutôt de l’offrande que représente ce Moment de vérité que sont le Temps des cathédrales et le“modèle” transcendantal français que se dégage « insensiblement la pensée d’Europe », et que, pour se défaire de l’emprise de ces prêtres-là, à la grandeur si admirable, à la beauté si apaisante, elle (l’Europe) trouverait rapidement d’autres guides (d’autres prêtres) sur sa route. L’amour moderniste de la liberté fait se réjouir un peu vite de circonstances plus suspectes qu’elles ne paraissent, de même que la “liberté” exigerait souvent d’être pesée avec un peu moins d’ivresse moderniste dans le jugement, avant son adoubement comme la marque d’une élévation de l’être. On sait que l’ivresse mène en général au contraire de ce qu’elle suggère.

Le fait, que l’on devinera à la lumière de ces commentaires réservés, le fait est que notre hypothèse nous suggère de situer à cette charnière le basculement des choses pour le Christianisme. Nous suivons la comptabilité de Duby, pour le confort du lecteur en armant son esprit d’une référence datée, “autour de 1300”, c’est-à-dire passé le paroxysme sublime du Temps des cathédrales. Les termes employés par Duby correspondent parfaitement à l’esprit de la chose et nous dispensent d’un commentaire qui ferait long, pour simplement embrasser l’évidence historique, – la description portant essentiellement sur l’évolution des psychologies, des mœurs de la pensée, des liens entre le jugement et son objet, – ou bien encore, des âmes chrétiennes si l’on veut. La période est décrite comme un désordre, un temps de brassage, de bouleversement de l’ordre et des structures, de dérangement des choses ; il y a « les malheurs du XIVème siècle » qui s’annoncent, mais la plume qui observe à partir de notre temps en acquiesçant à l’évolution qui est venue jusqu’à nous n’y voit pas que du mal ; au contraire, elle y distingue les jeunes pousses de temps nouveaux, qui, parce que “nouveaux”, ont cette sorte de “vertu d’être vertueux par définition”, qui va avec cet état (la “nouveauté”). Nous dirions, nous, un temps de déstructuration, et nous nous expliquerons encore, plus loin, des caractères dissolvants que nous lui prêtons, – lesquels affleurent dans le passage ci-dessous qui rapproche irrésistiblement des mots tels qu’“affaissement”, “effritement”, “effondrement”, “vertige”, “désordre”, – et, au-dessus de tout, pour chapeauter, pour inspirer, pour griser, pour emporter irrésistiblement, le mot magique en vérité, “modernité”… 

« …Voici pourquoi, malgré la stagnation de la production et le marasme des échanges, la propension au luxe, loin de fléchir, s’exaspéra. Enfin, et surtout, l’affaissement des structures matérielles provoqua l’effritement, l’effondrement d’un certain nombre de valeurs qui avaient encadré jusque-là la culture d’Occident. Ainsi s’établit un désordre, mais qui fut rajeunissement et, pour une part, délivrance. Tourmentés, les hommes de ce temps le furent certainement plus que leurs ancêtres, mais par les tensions et les luttes d’une libération novatrice. Tous ceux d’entre eux capables de réflexion eurent en tout cas le sentiment, et parfois jusqu’au vertige, de la modernité de leur époque. Ils avaient conscience d’ouvrir des voies, de les frayer. Ils se sentaient des hommes nouveaux. »

En vérité, notre incrédulité est à cette mesure qui nous arrête, qu’il s’agit d’apprécier comme l’on perce un mystère, – si l’on peut, – et l’on pourra vite, mystère de polichinelle… Cette incrédulité s’adresse au commentateur par ailleurs si éclairé (Duby) lorsqu’il décrit le Temps des cathédrales : comment peut-on, après avoir rencontré l’“homme gothique”, cet “être sauvé”, “illuminé par les rayons de Dieu” et avec son visage sur la clarté duquel “s’ébauche le sourire des anges”, comment peut-on accueillir l’“affaissement” et l’“effondrement” de tout cela presque avec une sérénité satisfaite… Ces mots, “progrès”, “modernité”, ont en eux la puissance de la magie noire du maléfice, n’est-ce pas, sa fascination, l’espèce d’attirance irrationnelle qu’elle exerce sur nos psychologies soudain affaiblies par la musique de la chose, comme Ulysse par le chant des sirènes s’il n’avait pris la mâle précaution de se faire lier au mat de son navire...