Le ping-pong Poutine-Trump

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le ping-pong Poutine-Trump

16 février 2024 (15H15) – Il y a eu une suite inhabituelle à l’interview désormais fameuse et mondiale de Poutine par Tucker Carlson (202 millions de vues sur le compte/site de Carlson sur tweeterX). Il y a eu quelques réflexions de Carlson sur Poutine lors du Sommet Mondial des Gouvernements (WGS à Doubaï), mais surtout une autre interview de Poutine portant principalement sur la première.

Carlson avait été assez descriptif dans cette intervention de Doubaï. En fait, on peut admettre aisément, – certains l’ont déjà fait, – que certains propos de Carlson feront et font dire d’ores et déjà qu’il s’est “radicalisé” (c’est le mot qu’il emploie lui-même plusieurs fois notamment dans le sens de « cela vous radicalise contre vos propres dirigeants ») dans une position qui sera et est d’ores et déjà qualifiée de “pro-russe” (Le présentateur alla même jusqu’à lui demande : “Êtes-vous anti-américain ?”, faisant se récrier Carlson pour qui les antiaméricains sont les gens  qui détiennent et usurpent le pouvoir à Washington)...

“Radicalisé” ? Notamment dans la remarque « c’est un  choix volontaire » concluant l’extrait cité :

« Carlson a souligné qu’il a 54 ans et qu’il avait grandi dans une Amérique “qui avait des villes agréables, sûres et belles, «et nous n’en avons plus”.

» C’est “radicalisant” de voir Moscou “plus propre, plus sûre et plus belles” que les villes américaines, a-t-il déclaré, ou de se souvenir de cela à Dubaï et à Abu Dhabi – alors qu’aux États-Unis, on ne peut pas prendre le métro à New York parce que c’est sale et dangereux.

» “C’est un choix volontaire”, a-t-il déclaré. “En fait, il n’est pas nécessaire [pour la bonne marche des choses démocratiques] d’avoir un endroit où le crime règne”. »

Depuis, Carlson nous a montrés la splendeur presque religieuse du métro de Moscou, contrastant avec la crasse et le délabrement, la terreur insalubre des métros des grandes villes occidentales... Voilà le genre de choses qui lui font “radicaliser” son jugement.

Cet homme est dangereux

Mercredi a été publiée la seconde interview de Poutine par le journaliste de ‘Rossiya 1’, Pavel Zaroubine, faite à Moscou lors de Forum des Technologies de l’Avenir. Le sujet était directement l’interview de Carlson, et indirectement divers sujets politiques impliquant les USA dans la perspective des “relations” avec la Russie.

Poutine a commencé par un aveu exprimé en termes ironiques (« Votre Carlson est un homme dangereux »), reflétant une certaine frustration, – paradoxalement à cause de la méthode conciliante et habile de Carlson :

« “Je pense que votre Carlson – je dis ‘vôtre’, puisqu'il fait partie de votre profession – est un homme dangereux”, a déclaré Poutine au journaliste Pavel Zaroubine en marge du Forum des technologies du futur à Moscou.

» “Je pensais qu'il serait agressif, qu'il me poserait des questions pointues. Je n’étais pas seulement prêt pour cela, je le voulais, pour pouvoir donner des réponses tout aussi précise”, a expliqué Poutine. “Mais il a choisi une tactique différente”.

» Carlson a fini par écouter patiemment la longue digression de Poutine dans l’histoire et “ne m’a pas donné l’occasion de faire quelque chose pour lequel je m’étais préparé”, a déclaré Poutine. “Franchement, je n’ai pas tiré toute la satisfaction que j’attendais de cet entretien”. »

Le « Votre Carlson est un homme dangereux » a été interprété comme il convient, notamment par Alexander Mercouris (début de sa vidéo du 15 février), comme un hommage rendu à un journaliste « extrêmement intelligent et particulièrement habile », qui a conduit l’interview exactement là où il voulait le conduire. Ainsi le “dangereux” ne s’adresse pas à la personne elle-même mais à l’exercice de sa profession de journaliste que Carlson pratique, très différente des habitudes agressives,  sinon insultantes de la vulgate des journalistes occidentaux, notamment anglo-saxons et surtout britanniques, vis-à-vis de Poutine.

Plutôt Joe que Donald ?

Incontestablement, le passage le plus important du point de vue de la communication de l’interview de Zaroubine a été celui où il est question de l’élection présidentielle US. Il ne fait aucun doute que Poutine voulait qu’on lui posât cette question, – il connaît bien Zaroubine et l’on connaît bien les pratiques de ces interviews de fond avec un chef d’État, – et c’est dans la mesure où Carlson ne l’avait pas fait que Poutine a exprimé de la frustration. Par conséquent, il faut accorder une réelle signification à la réponse de Poutine à la question “Qui préférez-vous comme prochain président aux USA ?” (Habilement camouflée en “Quel serait le meilleur président des USA pour les intérêts de la Russe ?”)

« ...Poutine a évoqué la campagne électorale en cours aux États-Unis, déclarant qu'il serait inapproprié que la Russie s'immisçât dans les affaires intérieures américaines.

» À la question de savoir qui, du président sortant Joe Biden ou de son adversaire républicain Donald Trump, serait le meilleur pour la Russie, Poutine a toutefois répondu sans équivoque “Biden”. “C'est une personne plus expérimentée et plus prévisible, c'est un politicien de la vieille école. Mais nous travaillerons avec n'importe quel dirigeant qui obtiendra la confiance du peuple américain”. »

On devra juger l’enchaînement des deux paragraphes, publiés sur RT.com et par conséquent selon une orientation répondant à la tactique du gouvernement russe et de Poutine, comme témoignant d’une réelle contradiction qui semble ne gêner personne. Affirmer d’une façon vague et convenue comme est le rappel d’une évidence de fer qu’on ne veut ni ne doit s’immiscer dans la campagne électorale d’un pays, – question de respect de la souveraineté, – puis répondre d’une façon aussi nette et largement explicitée sur le sujet central qui implique une prise de position implicite même si elle est fardée d’expressions telles que “les intérêts de la Russie”, – cela s’appelle une contradiction.

On en a même rajouté avec un  passage sur l’état de santé de Biden où, là aussi, Poutine a slalomé avec maestria en passant les évidences comme dans un slalom spécial d’où l’on aurait placé des simulacres à la place des portes, – mais en proclamant d’une voix calme de conclusion, qui semblait comme une fausse évidence servant de simulacre suprême pour le slalom : “Circulez, il n’y a rien à voir puisque je ne suis pas docteur”.

« Poutine a répondu aux reportages des médias sur le déclin cognitif de Biden en affirmant qu’il ne l’avait pas vraiment constaté lors de sa rencontre avec le dirigeant américain en Suisse il y a trois ans.

» “Et s’il se cognait la tête en sortant d’un hélicoptère ? Que celui d’entre nous qui ne s’est pas cogné la tête dans un hélicoptère lui jette la première pierre », a déclaré Poutine. “Je ne suis pas un docteur”. »

L’image de l’hélicoptère est une belle trouvaille mais pour la vraie conviction et la vérité, cela ne mérite pas une médaille d’or au slalom, tout juste une pirouette de circonstance. Poutine a de la difficulté à nous convaincre de l’éclatante santé du président Biden, y compris de sa propre conviction à propos de cette santé. Notez que, bien entendu et pour ce cas-là certes, « il serait inapproprié que la Russie s'immisçât dans les affaires intérieures américaines. »

La médaille d’or, par contre, c’est Trump qui semble l’avoir obtenue. Il a réagi avec célérité et enthousiasme aux propos de Poutine. Pour lui, une seule chose compte : “Voyez, nos adversaires eux-mêmes disent quez je fais mieux le boulot que le ‘Sleepy Joe’, moi qu’on essaie de faire passer pour un agent russe (Russiagate)”

« L’ancien président américain Donald Trump s’est dit flatté lorsque le Russe Vladimir Poutine a déclaré à un journaliste qu’il préférait Joe Biden aux élections de 2024, considérant ce commentaire comme la preuve qu’il serait plus dur envers les rivaux des  USA que l’actuel commandant en chef.

» S'adressant à ses partisans en Caroline du Sud quelques jours seulement avant la primaire républicaine de l'État, Trump a déclaré que même s'il “s'entendait bien” avec Poutine pendant son mandat, “le président Poutine de Russie vient de me faire un grand compliment. Il vient de dire qu’il préférerait de loin avoir Joe Biden comme président plutôt que Trump”...

» Trump s'est vanté à plusieurs reprises qu'il adopterait une position plus dure envers les adversaires américains que Biden, accusant la “faiblesse” du président d'être responsable du conflit en Ukraine, de l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre et d'une récente frappe de drone contre les troupes américaines stationnées en Jordanie, entre autres. autres choses.

» “Cela ne serait jamais arrivé en Ukraine. La Russie n’y serait jamais entrée, cela ne serait jamais arrivé. La récente attaque contre Israël n’aurait jamais eu lieu”, a déclaré Trump lors d’une assemblée publique sur Fox News le mois dernier, déclarant qu’il parviendrait à “la paix par la force”. »

Certains diront peut-être que Poutine a, par un tour de passe-passe ou un coup de téléphone pour les complotistes, mis son bulletin dans l’urne pour Donald Trump. Si non è vero, è ben trovato...

Quelques convictions sans conclusion

Bien, Poutine est dans la bonne tradition de cette phrase que je cite assez souvent, mais avec du mal à la restituer tant elle est complexe et diversement rapportée, à partir de deux bouffées de cigare de Churchill, et datant de 1939 en plus:

Poutine est « a riddle wrapped in a mystery inside an enigma ».

… Et pour une fois, c’est justement dit. Devant ces diverses réactions du président russe et ce qui l’accompagne, je reconnais avec enjouement ma perplexité. Alors, voici quelques remarques, on piquera ce qui convient à chacun et on se moquera du reste...

• Il est assuré que Carlson a notablement impressionné Poutine. Le « Votre Carlson est un homme dangereux » est le mot d’un ancien officier de renseignement sur les capacités dialectiques et de communication du journaliste américain. Poutine reconnaît l’avantage de l’intervention de Carlson mais sans relever la puissance extraordinaire et la nouveauté de ce nouveau moyen de communication, notamment son indépendance par rapport aux puissances du pouvoir américaniste.

Je ne sais pas si les Russes réalisent l’importance de cette percée de cette forme de liberté d’expression dans le monde anglo-saxon hors du contrôle des puissances financières globalistes, et les avantages de la chose pour eux, même s’ils reconnaissent la puissance d’Elon Musk et sa proximité de Carlson. Les politiques russes ont peut-être perdu le flair de l’événement révolutionnaire (mais pas les philosophes : voir Douguine). Pour l’instant, Poutine met en évidence le résultat opérationnel concret :

« “Tout d'abord, il est bon qu'ils regardent et écoutent ce que je dis”, a déclaré Poutine au journaliste Pavel Zaroubine.

» “Si aujourd'hui, pour une raison liée à l'Occident, nous ne sommes pas en mesure de mener un dialogue direct, nous devons être reconnaissants à M. Carlson de nous avoir permis de le faire par son intermédiaire”. »

• Le point essentiel et le plus remarquable de l’intervention de Poutine est son “choix” déclaré pour Biden contre Trump. On a déjà dit plus haut, et je le répète avec force, que cela sonne étrangement comme une contradiction flagrante entre le principe de non-intervention dans les affaires intérieures qui est d’abord rappelé, et ce qui est une intervention précise, assumée, détaillée, etc.

Note de PhG-Bis : « On notera aussitôt l’absence d’exclamations furieuses dans la presseSystème US et alentour contre le fait de l’immixtion de Poutine dans les affaires électorales intérieures des USA dès lors qu’elle est favorable à Biden. Les choses eussent été bien différentes si Poutine avait choisi son champion dans le chef de ‘The-Donald’. Là, on observe plutôt un silence gêné comme si l’on se disait du côté démocrate et dans les souterrains complotistes de l’État profond du Système : “Que faire de ce soutien ? Mais tant pis, tout soutien de cette vieille carne démente de Biden est bon à prendre...”. »

Les explications assez précises que Poutine donne à son soutien à Biden ne tiennent pas une seconde. Biden est l’homme de l’Afghanistan, de l’Ukraine, d’Israël, l’homme qui est venu dire à Varsovie en mars 2022 qu’il voulait la fin de la Russie et la peau de Poutine, – Biden complètement dépassé sinon coopératif avec les neocon partout au pouvoir, – changeant constamment ses décisions comme on le voit avec Israël, aussi stable qu’un cotre démâté passant le Cap Horn par des vents de Force 7 à 8. Du coup, on est perplexe devant les arguments de “stabilité” et de “la vieille école” assurant lza pérennité, alors que la diplomatie de Biden se résume au largage de bombes autant que devant son diagnostic lunaire de bonne santé... Alors que rien ne personne ne forçait Poutine à s’engager, et même au contraire.

... Bon, peut-être Poutine s’est-il dit que son soutien à Biden porterait un coup de plus à la vieille carne, – et si l’on commençait, par la même occasion, à supposer que Biden est un petit peu un agent des Russes ?! Tout cela est risible et sans grand intérêt.

• Alors, Poutine a-t-il fait cela pour aider indirectement, involontairement ou pas, le candidat Donald Trump ? Pour lui donner une dimension de dur qui fait fortune à Washington D.C. (“Pour contrer Poutine, votez Trump !”). Poutine n’a pas eu beaucoup d’ennuis avec Trump-président, comparé aux présidences Obama et Biden, et il a surtout pu constater la difficulté d’un président de se faire obéir lorsqu’il s’agit de mesures de désengagement (exemple de la Syrie). Faire de Trump un dur, “craint” par les Russes, c’est lui donner une autorité supplémentaire sur les diverses agences et influences qui agissent sur le pouvoir. On verra...

Au reste, la réaction de Trump, qui semble boire du petit lait, parlant presque amicalement de Poutine pour confirmer qu’il est son ennemi le plus déterminé, bien plus solide que le vieux Joe, fait grand plaisir à voir. Si Poutine avait voulu lui faire grand plaisir, il n’aurait pas agi différemment.

Mais enfin, tout cela reste du domaine de l’hypothèse, et certains peuvent à juste titre les juger un peu trop complexes, un peu  trop sollicitées, alors que les Russes nous ont habitués à des politiques droites et claires. (Mais il faut voir aussi que Poutine affirme quelque part, voire à deux reprises, « Il peut se passer n’importe quoi aux USA » ; cela justifie éventuellement qu’on fasse un peu plus complexes qu’à l’habitude...) Il n’en reste pas moins, – constat d’évidence qui fait une bonne conclusion, – que l’on reste devant cette énigme du choix proclamé du prochain président des USA, dans le chef du président de la Fédération de Russie

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