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10 juillet 2008 — La politique transatlantique a aujourd’hui d’étranges détours, surtout dans ses méandres et ses enchaînements imprévus. Le secrétaire à la défense Robert Gates vient d’annoncer sa décision, – inévitable après l’intervention du GAO, – de rouvrir la compétition pour l’attribution du programme de ravitailleur en vol KC-45 de l’USAF. La réaction la plus violente vient, d'Europe, des pro-américanistes, atlantistes et libre-échangistes.
Le Times de Londres, conservateur, pro-US, atlantiste et libre-échangiste, a aussitôt sorti son étendard et, – surprise, surprise, il n’est pas précisément tendre pour Washington. Son analyse de ce jour assimile instantanément la décision du Pentagone à une mesure protectionniste avérée, sur un ton d’amère lassitude qui en dit long sur la fureur du parti paradoxalement si pro-américaniste que représente le quotidien londonien. La référence à la Grande Dépression mesure la vigueur de la condamnation.
« With unemployment lines lengthening, it is particularly hard for governments to award contracts to overseas bidders when there is a home-grown option. So even as President Bush was putting his signature this week to the latest G8 communiqué applauding open markets and free trade, his lieutenants were preparing to scotch the $35 billion deal awarded to a joint European-US consortium, giving a fresh chance to a rival 100 per cent American bid from Boeing.
»With America facing its worst downturn in years and an election four months away, it was no great surprise. As growth slows across the world, protectionism is in the air and free traders are on the back foot.
»Barack Obama, the US Democrat candidate, clearly sees advantages in playing the protectionist card, claiming that the North American Free Trade Agreement — which opened up US markets to Mexican and Canadian goods — has destroyed one million US jobs, as he seeks to win the blue-collar vote.
»Protectionism can be a popular move, especially in tough economic times, but it is self-defeating when everyone does it. President Hoover’s decision in 1930 to slap high tariffs on imports helped to trigger tit-for-tat protectionist measures that led to the Great Depression.»
L’allusion du Financial Times, aujourd’hui également, à un retour à “l’ordre naturel des choses”, avec une décision qui remet Boeing en selle pour le programme KC-45, en dit long, selon la même interprétation, sur le sentiment profond du quotidien, et sur la prévision implicite qu’il fait d’une probable victoire finale de Boeing.
«Washington had never chosen anyone other than Boeing to provide air-to-air refuelling and the contract had been regarded as a shoo-in for the Chicago-based company. On Wednesday, the natural order of things reasserted itself, at least in part.»
Defense News rapporte, le 9 juillet, les divers détails de la conférence de presse donnée par Gates et par le sous-secrétaire à la défense pour les acquisitions, la technologie et la logistique, John Young, qui est désormais chargé de diriger le processus d’acquisition du KC-45. Le contrat signé avec EADS/Northrop Grumman en février dernier est annulé, la compétition rouverte avec le retour de Boeing, avec le “but” d’une décision à la fin de l’année.
Il semble bien qu’il s’agisse d’une ambition théorique et tout indique, en raison du caractère très délicat et explosif de cette affaire, que la décision sera en fait renvoyée à la prochaine administration. Cela nous amène au mieux au printemps 2009, en raison des délais de mise en place de la nouvelle administration, sans préjuger de nouvelles décisions dans ce cadre. Pendant ce temps, l’USAF, avec ses KC-135 vieux d’un demi-siècle et à bout de souffle, est proche d’une crise stratégique majeure (les ravitailleurs en vol ont un rôle stratégique majeur dans l’organisation militaire US).
«At a Pentagon news conference, Gates said that while the KC-X process has gone on “far too long,” he believes the new competition can be completed, and a contract awarded, by December.
»That can be accomplished, he said, “by running a process that is transparent to the competing companies, by complete communication with those companies so that there are no surprises, no considerations that have not been discussed, no criteria that have not been discussed, nothing done that is unfair.”
»But Young later said that December is “a goal” and that the Pentagon has called for “modified proposals,” meaning that Boeing, for instance, could submit a completely different airframe for consideration. Young said the Pentagon would be following a “normal acquisition process,” including a draft for proposals amended by the GAO's findings.»
Cette polémique du programme KC-45 est devenue curieusement incontrôlable et a désormais acquis une dimension internationale (transatlantique) remarquable. On a la confirmation, à la lumière des réactions vues ci-dessus, qu’elle est bien devenue une crise transatlantique majeure. Le cas est particulièrement éclairant parce qu’il a été institué en enjeu formidable par le parti atlantiste et les partisans de la coopération transatlantique en Europe. De ce point de vue, il est logique que les réactions les plus furieuses viennent effectivement des atlantistes européens. Pour eux, la possibilité grandissante de voir EADS perdre le contrat implique bien plus qu’un retour au point de départ (pas de grande coopération transatlantique), il implique un recul gravissime de cette conception politico-économique. Rien ne vaut la passion amoureuse repoussée (par inadvertance mais repoussée tout de même) pour engendrer une solide et destructrice rancœur.
On le sait et on le voit chaque jour davantage, la fraction atlantiste en Europe, essentiellement d’inspiration anglo-saxonne, considère catégoriquement l’affaire KC-45 où elle en est comme une volonté politique de Washington d’écarter tout accès sérieux des Européens au marché US de la défense. Notre appréciation est que ce n’est pas le cas, que cette affaire est le produit d’une succession de contretemps, de scandales, d’erreurs et de dysfonctionnements du système du Pentagone, que l’intervention du GAO est pure de toute intention politique. Rien n’y fait et rien n’y fera; l’affaire est irrémédiablement politisée. L’habituelle indifférence, ou incapacité US de mesurer les impacts extérieurs des affaires internes à l’américanisme, fait le reste en alimentant l’impression d’un machiavélisme cynique.
Cette affaire devrait dépasser le cadre du seul domaine des armements. Outre la référence inévitable, et désormais négative, à la relance des relations transatlantiques dont rêvent (rêvaient?) les Européens, il faudrait voir de quelle façon le cas du KC-45 ne va pas interférer sur d’autres affaires importantes où la dimension transatlantique est omniprésente.
• Comme on peut en juger avec la riposte immédiate du Times, la question du protectionnisme est posée, selon l’interprétation des atlantistes et des libre-échangistes eux-mêmes. Le cas du KC-45 peut-il être considéré comme l’amorce d’une réponse (négative) de Washington aux exhortations anti-protectionnistes de Mandelson? Après tout, un Obama, à qui Mandelson s’adresse justement et précisément, a pris position dans cette affaire, pour réclamer une protection de la base industrielle et technologique US (c’est-à-dire un choix de Boeing). Contrairement à l’habitude où les libre-échangistes sont toute indulgence pour Washington dans le cas de procès montés par d’autres, ce sont eux qui ont déterré la hache de guerre contre Washington. Ce cas est beaucoup plus complexe et l’habituelle indulgence n’est plus de saison. Le soupçon est général du côté des libre-échangistes européens, qui opposent les Américains à leur propre doctrine, au nom d’une duplicité que les Américains n’ont manifestement pas dans ce cas. (Imaginer de faire un lien de duplicité entre Bush applaudissant le libre-échange au G8 et «his lieutenants […] preparing to scotch the $35 billion deal awarded to a joint European-US consortium» n’a aucun sens. L’éclatement du pouvoir à Washington est tel qu’il n’est pas raisonnable d’établir un lien de quelque forme que ce soit entre l’activité sympathique du président au G8 et les activités bureaucratiques du Pentagone.)
• Les Français vont-ils tirer certaines leçons de l’affaire KC-45? C’est-à-dire: vont-ils en faire un argument pour leurs initiatives de défense européenne dans le cadre de leur présidence de l'UE? Vont-ils envisager de pousser les feux pour faire accepter le principe d’une “préférence européenne” dans le cadre de la coopération européenne alors que tout le monde dénonce une “préférence américaine” patente dans le cas du KC-45 (même si faussement à notre avis, mais tant pis puisque la cause générale est justifiée)? Vont-ils tirer des enseignements de l’affaire KC-45 pour ce qui concerne leur “rapprochement” de l’OTAN, celui-ci impliquant une dimension supposée de coopération des armements? Même question pour le réseau anti-missile (BMDE), dont il s’avère, à écouter les Américains qui se baladent en Europe comme chez eux, qu’il doit être développé dans le cadre d’une coopération entre l’Europe et les USA.
• Le KC-45 va-t-il devenir une référence (négative) pour d’autres programmes de coopération? On pense aussitôt au programme JSF, qui est applaudi par les Européens alors qu’ils représente une tromperie gigantesque; peut-être l’enthousiasme pour la tromperie effective (JSF) pourrait-il être tempéré par la condamnation pour ce qui est considéré comme une tromperie et ne l’est pas (le KC-45).
Et ainsi de suite… Il ne faut évidemment pas penser une seconde que le cas du KC-45 sortira les Européens de leur hébétude suscitée par leur fascination du “rêve américain”. Mais l’affaire est suffisamment originale pour que nous pensions à la suivre avec attention, dans les méandres à venir d’ici 2009 et peut-être plus tard, si la future administration, qui héritera du bébé, entend y mettre son grain de sel. On se trouve devant une querelle transatlantique où l’interprétation contradictoire est totale, la bonne foi aussi forte d’un côté comme de l’autre, les conclusions sur le cas diamétralement opposées, – où, finalement, les Européens amoureux du “rêve américain” accusent les Américains de trahir ce “rêve américain”... Il s’agit du quiproquo idéal, où les partisans de la coopération transatlantique des deux côtés se trouvent dans un rôle à contre-emploi. C’est un terrain fécond pour la prolifération d’une mésentente transatlantique complètement paradoxale.