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14 février 2007 — Le comportement du général Peter Pace est étrange. Il n’a pas l’air d’être au courant du fait que son commandant en chef a trouvé des preuves de la vilenie de l’adversaire iranien. Il émet ainsi, implicitement mais assez nettement pour faire les titres des journaux, des doutes sur la validité des “preuves” des incursions iraniennes en Irak.
Pace est le président du comité des chefs d’état-major (Joint Chiefs of Staff). Lorsqu’on lui avait proposé ce poste, en 2005, son ami James Jones (général du Marine Corps occupant alors le poste de SACEUR, commandant en chef suprême allié en Europe [OTAN]) lui avait recommandé d’y réfléchir à deux fois, — façon de dire qu’il valait mieux refuser. Jones estimait que ce poste “trop politique” signifiait, sous l’administration Bush, un alignement trop aveugle sur un pouvoir politique discrédité et notoirement peu reluisant. Pace avait tout de même accepté et il s’était montré jusqu’alors sans reproche (surnom de Pace dans l’administration : “Peter the Perfect” ; venu des hommes de Cheney, cela veut tout dire).
Quant aux “preuves”, Pace a exprimé son scepticisme à deux reprises, ce qui est de l’entêtement dans l’erreur ou la confirmation de sa prudence. La réaction de l’administration est peu brillante : Pace serait “mal informé” parce qu’on n’aurait pas pu le joindre à cause de ses déplacements en avion, et sa position sur la question a été dite en un langage “trop précis” («Mr Snow said that the apparent differences were because the general, who was airborne yesterday and could not be contacted, had been very precise in his use of language.»). A l’ère des communications et à l’ère de Bush-Cheney aux affaires, on aurait pu trouver mieux. Manifestement, Rumsfeld fait défaut, lui qui savait faire marcher les généraux au pas.
Le Times de Londres, notamment, nous rapporte l’affaire où elle se trouve aujourd’hui.
«America’s top general appeared to contradict claims made by the White House and other US military commanders yesterday that Iran was arming Shia militants in Iraq. General Peter Pace, the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, said he did not know if Iranian-made material used to assemble roadside bombs in Iraq had been supplied on Tehran’s orders.
» “That does not translate that the Iranian Government, for sure, is directly involved in doing this,” he said on a visit to Jakarta, the Indonesian capital. “What it does say is that things made in Iran are being used in Iraq to kill coalition soldiers.”
»On Sunday US military officials in Baghdad said that al-Quds Force, an Iranian para-military organisation, was sending arms into Iraq. Weapons that they said were “coming from the highest level of the Iranian Government” included bombs that shot molten metal jets through the armour of American tanks, which had been responsible for killing 170 US troops and wounding more than 600. Last night a new Iraqi security crackdown was announced, which included closing the border with Iran.
»General Pace’s public scepticism over the Iranian link is surprising given his record of intense loyalty to the Bush Administration, which has led him to be nicknamed in some circles “Perfect Peter”.
»His comments followed remarks he made the previous day in Canberra, Australia, that: “I would not say that the Iranian Government clearly knows or is complicit.” Yesterday Tony Snow, President Bush’s press secretary, insisted that the Administration and General Pace were “not on separate pages”.
»Mr Snow said that the apparent differences were because the general, who was airborne yesterday and could not be contacted, had been very precise in his use of language.
»While the US did not have a “signed piece of paper” from the Iranian leadership authorising the weapons supply, al-Quds was “part of the Army and part of the Government”, he said.»
L’affaire Pace versus administration ne serait pas si grave si elle n’était que ce qu’elle semble être : un désaccord sur l’interprétation de la provenance et de l’usage d’explosifs dans un conflit incontrôlable et plein de désordre. C’est-à-dire, une question relativement mineure, par rapport aux immenses enjeux qu’on trouve dans cette affaire irakienne.
Le problème est que la politique interne washingtonienne, constamment soumise aux interprétations, aux manœuvres, aux fabrications et aux affabulations, s’est de plus en plus réduite pour ce qui concerne les références à la réalité (fabriquée ou pas qu’importe, ce qui importe est la forme de la référence) en même temps qu’elle s’amplifiait démesurément quant aux ambitions. Cette politique s’est usée jusqu’à la corde à force de se manipuler elle-même.
C’est la caractéristique d’une situation où la réalité est de plus en plus difficile à rencontrer alors que les difficultés politiques poussent à une fuite en avant démesurée. Le résultat est qu’on semble se trouver dans une position où une perspective aussi gigantesque qu’une attaque contre l’Iran dont certains jugeraient qu’elle pourrait être, qu’elle devrait être nucléaire, semblerait dépendre du destin de quelques obus et autres bombes identifiés de façon très artisanale et interprétés avec une ample générosité intellectuelle (« Weapons that they said were “coming from the highest level of the Iranian Government” included bombs that shot molten metal jets through the armour of American tanks, which had been responsible for killing 170 US troops and wounding more than 600.») Autant Rumsfeld fait défaut à Washington, autant les obus piégés d’origine iranienne pâlissent au souvenir des armes de destruction massive de Saddam.
Que tout cela existe ou n’existe pas n’a pas vraiment d’importance. Ce qui inquiète, c’est l’étroitesse, la médiocrité de la “narrative” que nous offrent les spin doctors. Déclenche-t-on l’apocalypse pour quelques dizaines d’obus piégés? Cela fait-il vraiment sérieux? Washington a perdu le sens des choses et les dimensions du monde. Déjà, le “surge” montrait cela, lorsqu’on ramène le sort de cette fantastique affaire qu’est l’Irak, qui doit (devait) démocratiser le Moyen-Orient puis le monde, qui met en cause l’ambition hégémonique des USA sur le monde, au rétablissement problématique de la sécurité à Bagdad.
Dans ce cadre disproportionné où la fiction représente 99,97% des choses et la réalité, par conséquent, 0,03%, (on admirera la précision de notre mesure), — les gens sérieux et conscients de leur carrière ou de leur réputation hésitent à accepter les 99,97% au nom des 0,03% douteux qu’on leur propose. Ils demandent un supplément d’enquête sur ces 0,03%. C’est sans doute ce qui arrive au général Pace, qui demande à voir, qui, sans doute, n’a pas eu son mot à dire dans le montage de l’opération “responsabilité de Téhéran démontrée”, qui considère que ces 0,03% d’une provenance de quelques obus piégés constituent un motif un peu mince pour la foi de charbonnier qu’on lui demande d’exprimer.
Que se passe-t-il ? Tentons de nous résumer.
• Le bourbier s’embourbe. La calamité irakienne est si calamiteuse qu’en tant que bourbier, elle embourbe ceux qui veulent en user. Le cas est surtout vrai lorsque, à partir de ce bourbier, on voudrait dégager une perspective assez claire pour justifier une attaque contre l’Iran, du type “plus claire que mille soleils” (caractérisation de la bombe d’Hiroshima par les Japonais). Il est difficile de faire jaillir la lumière apocalyptique du bourbier irakien. A cet égard, nous nous voyons conduits à confirmer ce que nous pensons depuis quelques semaines : l’imbrication de la crise iranienne dans la crise irakienne a dramatiquement abaissé (dans le sens de “sali”’ également) la première.
• L’affaire iranienne et les projets apocalyptiques de GW, — “apocalypse as usual”, dirions-nous, — manquent de rythme, par rapport à ce que fut le rythme nous menant à l’Irak, en 2002-2003. Tout se passe comme si l’on n’arrivait pas à prendre au sérieux cette immense affaire, qui paraît si minuscule (quelques obus piégés) lorsqu’on en revient au réel.
…Pourtant, les porte-avions rassemblés dans le Golfe sont bien réels, nous ne pouvons en disconvenir. Entre ces deux jugements, entre ces deux perceptions, notre esprit balance. En attendant, le général Pace, qui est un homme prudent et qui a peut-être un reste du sens bienheureux du ridicule, surtout lorsqu’il s’agit de l’apocalypse, reste prudent à l’égard de ces obus piégés suffisants pour déclencher l’apocalypse.
Ainsi vont nos commentaires, au rythme des affaires étranges de ce monde indéfinissable, en observant l’inexorable désastre américaniste : un jour assurés des dimensions affolantes de grandeur et d’ampleur de ce désastre, un autre jour mesurant avec surprise ses aspects dérisoires. Mais c’est sans doute parce que ce désastre peut par instants être réduit à ces dimensions dérisoires qu’il est inéluctable : l’événement manque par trop de grandeur pour que l’américanisme puisse espérer autre chose que le destin médiocrement apocalyptique qui lui est promis.
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