Le demi-monde d’Hillary

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Le demi-monde d’Hillary

19 novembre 2008 — Depuis quatre, cinq jours, le nom d’Hillary Clinton est partout, dans les esprits et sous toutes les plumes, pour la position importante de secrétaire d’Etat de l’administration Obama. Le Guardian écrit, hier 18 novembre, qu’Hillary a accepté le poste et que sa nomination est quasiment affaire faite.

«Hillary Clinton plans to accept the job of secretary of state offered by Barack Obama, who is reaching out to former rivals to build a broad coalition administration, the Guardian has learned.

»Obama's advisers have begun looking into Bill Clinton's foundation, which distributes millions of dollars to Africa to help with development, to ensure there is no conflict of interest. But Democrats believe the vetting will be straightforward.

»Clinton would be well placed to become the country's dominant voice in foreign affairs, replacing Condoleezza Rice. Since being elected senator for New York, she has specialised in foreign affairs and defence. Although she supported the war in Iraq, she and Obama basically agree on a withdrawal of American troops.»

Là-dessus, le quotidien londonien ajoute quelques mots pour rappeler ce qu’il affirme être les dernières hésitations qui, selon ses indications, auraient été surmontées par Hillary avant d’accepter le poste. C’est à retenir pour le commentaire ci-dessous.

«Clinton, who still harbours hopes of a future presidential run, had to weigh up whether she would be better placed by staying in the Senate, which offers a platform for life, or making the more uncertain career move to the state department.»

D’une façon générale, l’hypothèse de la nomination (possible/probable/déjà faite) d’Hillary Clinton comme secrétaire d’Etat soulève de nombreux commentaires. Comme c’est très normal, c’est la satisfaction, très grande pour certains, dans l’establishment. Dans les milieux anti-guerres et dissidents, au contraire, c’est la confirmation que la politique extérieure US ne changera pas, qu’elle sera toujours belliciste, expansionniste et agressive. Le site WSWS.org enrichit aujourd’hui cette appréciation de nombreux détails sur l’équipe de transition d’Obama, sur ses orientations, sur ses objectifs, etc. Le constat est sans aucun doute catastrophique, – du point de vue de ceux qui attendent un changement institutionnalisé avec Obama.

Il est vrai que la nomination d’Hillary Clinton à la fonction de secrétaire d’Etat constituerait une décision importante. La personnalité en cause, ses ambitions, son poids politique, constituent autant d’arguments pour en juger de la sorte. Mais pour la signification et les conséquences politique que cette décision impliquerait? On proposerait ici une analyse et une interprétation de Justin Raimondo, qu'il publie sur Antiwar.com aujourd’hui, qui a l’avantage d’être une image particulièrement évocatrice, en même temps qu’elle précise des aspects importants du problème.

D’abord, l’explication générale du choix d’Hillary, – une “division du travail” à l’intérieur de l'administration Obama selon les normes des forces en présence au sein du parti démocrate, – le volet intérieur sur lequel Obama se concentrerait, le volet extérieur qui serait confié au groupe des Clintons (le pluriel est important).

«In order to understand how the sellout happened, however, let's rewind the tape. As luck would have it, the economy's collapse occurred just at the high point of the general election campaign. This was a big break for the War Party: it meant, first of all, that the focus was taken off two losing wars – their gift to the new president. It also meant that the incoming president would have his hands full with domestic issues. People are losing their jobs, their homes, and their minds; this is no time to worry about the fate of South Ossetia. Indeed, the problems of the U.S. economy – and the global market – are so overwhelming, that certainly President Obama will have to make them his first and virtually sole concern from the moment he's sworn in.

»The necessity of a disciplined division of labor sets the stage, in this scenario, for the Great Concession, as it may deserve to be called. Obama may have won the Democratic nomination, but his victory at the convention and at the polls in November surely did not weld together a united Democratic Party. Indeed, taking the White House just accelerated the ongoing intra-party strife between the Clinton faction and the “new politics” wing led by Obama, because it meant a new struggle over the spoils – and much bitterness on the part of the losers.

»Obama, however, being the consummate politician that he is, had a solution: hand foreign policy over to the Clintons. Cede Hillary the international arena – his area of greatest weakness – and use her connections to his own advantage. This would free him to roll up his sleeves and tackle the great problem of how to kick-start America's economic engine.

»Obama, of course, is still the president, with the final word on all matters foreign and domestic. Yet by conceding de facto direction of our overseas operations – two wars, and a few more in the making – he could solve his three biggest political problems: (1) The Clintons, who, by their very existence, pose a threat; (2) His own inexperience in the field of foreign affairs, and his lack of personal connections in this rarefied realm; and (3) The very high expectations that demand total concentration on solving the single most important problem facing the country.»

Voici maintenant l’image que propose Raimondo: le partage de l’“empire”, à l’image précisément de ce qui se passa dans l’empire de Rome.

«The first part of this argument – that Obama's in charge – is not strictly true, as I discussed above, and to make things clearer: what's happening is very similar to what happened to Rome as it crossed the Rubicon that separates republic from empire. The first and second triumvirates, and, later, the division of the empire into West and East, were responses to the problem of enormous scale. Faced with a crisis where a quicker response was required than the empire was capable of, the Romans were forced to delegate power.

»The American empire is responding to a systemic crisis in a similar fashion. By delegating authority over one aspect of the presidency to the Clintons, Obama lifts a great burden from his shoulders, which, added to the weight of the domestic crisis, might have brought him to his knees in the first few months. As it is, he is now free to confront the demons of the economy – and good luck to him with that.

»I'll just point out, as Ron Paul has on many occasions, that if we ended our foreign policy of global interventionism, we'd have plenty of money to solve our economic problems, or at least put us on the road to economic solvency. Empires are a costly luxury, in this the age of hard economic realities, and we can hardly afford to maintain this one for much longer. Our economy will pull out of the doldrums once we stop diverting wealth to uneconomic purposes – like wars, for example, or "foreign aid" that winds up in the hands of corrupt government officials. Unfortunately, with the Clintons as Obama's partners in what amounts to a team effort, or a de facto triumvirate, that possibility is just as distant as it ever was.»

Est-ce un coup fourré de l’“American Gorbatchev”?

Il faut prendre l’interprétation de Raimondo autrement qu’au pied de la lettre tout en lui accordant le crédit de la possibilité affirmée. Disons que l’interprétation, et l’image qui l’accompagne, permettent d’éclaircir l’événement, même si elles signifient également, éventuellement disons, une schématisation excessive du propos. Observons également que ce commentaire ne se place pas en contradiction du précédent F&C du 17 novembre mais prétend sans aucun doute le compléter.

Il est certain qu’il existe une tendance à tenter de “charger” la politique extérieure de la future administration Obama de certaines personnalités, domaine où Obama est, lui, sous la charge d’une réputation d’inexpérience et selon l’hypothèse, semble-t-il, que ce domaine ne l’intéresse guère (pour l’instant, préciserons-nous aussitôt et avec insistance). D’autre part, cette démarche, telle qu’elle est décrite et avec les personnalités citées (Hillary), est présentée comme une formule heureuse et assurée tendant à pérenniser l’orientation expansionniste, éventuellement belliciste de la politique extérieure US.

Le schéma général n’est certainement pas une surprise ni quelque chose de bien nouveau, – tout au plus serait-il une confirmation. Il ne nous a jamais paru probable qu’Obama, au cas bien incertain où il voudrait dès l’instant du début de son administration entreprendre une politique de réel changement, annoncerait la couleur par l’institutionnalisation d’une telle politique au travers de la nomination de ministres politiquement très (trop) “marqués”. Il existe d’autres moyens de préparer une telle politique, hors des décisions voyantes.

(Cela n'est pas une remarque en l'air. Dans les années 1969-72, Nixon réussit à développer une politique de “détente” tout à fait contraire aux orientations de l’establishment qui le soutenait, notamment avec l’ouverture vers la Chine réalisée en 1971. Il lui suffit de resserrer le “gouvernement interne” de la Maison-Blanche, avec l’aide, ou plutôt la complicité de Kissinger à la tête du National Security Council. Le département d’Etat et le Pentagone, coupés de sources essentielles et des canaux d'information qui vont avec, furent complètement marginalisés sur cette question essentielle de politique extérieure et furent placés devant le fait accompli. L'épisode fut soulignée et largement caractérisée par une grave affaire d'espionnage de la Maison-Blanche par ... le Joint Chiefs of Staff. Il faut tout de même préciser que, fort probablement, l’establishment militaire fit payer le prix fort à Nixon en étant, selon les révélations de Len Colodny and Robert Gettlin dans The Silent Coup, de 1992, à la base du Watergate, notamment par l’intermédiaire d’un des deux enquêteurs du Washington Post Bob Woodward; Woodward, qui avait effectué un service de plusieurs années dans des postes de haute sensibilité dans l’U.S. Navy, proche de l’amiral Moorer, CNO de 1966 à 1970 puis président du Joint Chiefs of Staff de 1970 à 1974.; Moorer, anticommuniste acharné, adversaire juré de Nixon-Kissinger et instigateur de l'affaire d'espionnage interne signalée plus haut.)

La personnalité principalement “nominée” par les rumeurs et les pronostics pour le département d’Etat dans l'administration Obama avant qu’on ne parle d’Hillary était Richard Holbrooke, qui n’a rien à envier à la sénatrice de New York en fait d’activisme extérieur, – ce serait plutôt le contraire, – au point où nous faisions d’Holbrooke (et de Brzezinski à cette occasion), dans un texte du 19 août 2008 à propos de la crise géorgienne, un “néo-neocon”, ou un neocon à-la-démocrate. A cette lumière, l’hypothèse Hillary devient plus surprenante, ou bien plus incertaine. Nous irions jusqu’à penser que sa nomination serait une bien grande erreur de l’establishment (si l’on se réfère à l’interprétation de Raimondo).

(Si nous allons jusqu’à prendre en compte cette hypothèse, – qu’Hillary soit en bonne part imposée par les forces obscures et tortueuses de l’establishment, – c’est parce que l’alternative nous semble, elle, complètement incompréhensible par sa maladresse, et une erreur encore plus grande d’Obama. Quoi qu’il en soit, l’interprétation ci-dessous vaut aussi pour cette seconde hypothèse.)

Bien, – Hillary ne nous garantirait guère plus de plaies et de bosses qu’un vulgaire Holbrooke. L’avantage de la nomination d'Hillary (pour le parti de la guerre) est, de ce côté, assez limité. Par contre, quel champ ouvert à de monstrueuses querelles et affrontements internes, et avec quelles conséquences! Est-ce cela, la manœuvre rusée de l’establishment? Nous devons nous interroger de ce point de vue, d’une manière très appuyée, sur la logique et le bon sens de cette idée. Autant constituer un couple Obama-Hillary (avec Hillary comme candidate à la vice-présidence) avait un sens si, lorsqu’on y pensa, c’était pour empêcher un fractionnement des électeurs du parti démocrate (ce qui fut évité grâce à la crise financière qui rameuta tout le monde autourd'Obama); mais, d'ores et déjà, avec des inconvénients qu’il ne fallait pas se dissimuler, – et qui sont, aujourd’hui, plus forts que jamais. Résumons-les:

• D’abord, l’on sait qu’Hillary à un poste de haute fonction pour les affaires étrangères, c’est courir le risque, quasiment confirmé, d’en avoir deux pour un (avoir Billary, ou Hillary + Bill). L’on peut être sûr que Bill, en fait de coups fourrés et de coups en douce, en rajoutera par tonnes à l’activité déjà bien fournie dans ce domaine de sa femme.

• Cela revient à placer à la tête des affaires étrangères des USA une véritable dynastie, avec ses réseaux, ses structures parallèles d’influence dans le monde de la communication, ses copains et ses coquins, une incontestable influence dans la jet set de la diplomatie internationale et ainsi de suite. Comment peut-on imaginer, d’abord que Clinton secrétaire d’Etat ne fera pas “sa” politique extérieure, dans tel ou tel domaine c’est selon, au détriment du prestige d’Obama? Ensuite, que cela n’amènera pas des réactions d’Obama, qui verrait ainsi son prestige fortement contesté, ainsi que sa direction politique? N’a-t-on pas compris qu’Obama est une forte personnalité, qui ne s’intéresse pas à la politique extérieure aujourd’hui mais viendra vite à s’y intéresser, comme tout président, et supportera d’autant moins d’avoir un secrétaire d’Etat de ce poids?

• Pire encore, bien pire… Hillary, comme cela se sait partout, n’a pas complètement abdiqué son ambition d’être présidente. Comment ne pas imaginer la possibilité considérable qu’elle verrait ainsi cette ambition fouettée et revigorée par sa fonction à la tête de la politique extérieure des USA? Imagine-t-on le tour que pourrait prendre une telle situation si, disons à partir de 2010, la secrétaire d’Etat devient la concurrente directe de son président, lui-même évidemment partant pour un deuxième mandat, pour la nomination démocrate en 2012? Les interférences formidables qu’une telle concurrence ferait peser sur la politique étrangères des USA nous paraissent un risque bien plus considérable que les avantages supposés de cette “fausse bonne idée”…

• Ajoutons une petite cerise sur le gâteau: les jalousies et la concurrence entre Hillary et le vice-président Joe Biden, qui a fait équipe avec Obama selon l’idée qu’il allait jouer un grand rôle en politique extérieure en agissant ainsi en complément de son président.

Catastrophique “fausse bonne idée”, en vérité… Essayons d’en juger objectivement pour conclure.

L’idée d’adjoindre un poids lourd comme Hillary, au poids lourd qu’est devenu Obama, nous paraît bien plus une recette pour le désordre et les interférences catastrophiques dans la politique extérieure US, quelle que soit l’orientation que prenne cette politique. On sait bien que dans l’“empire” décadent et en chute libre, coupé en deux qu’importe, les ambitions personnelles et les querelles politiciennes féroces ont complètement le pas sur le désir commun d’accomplir une politique conforme aux vœux du système, politique par ailleurs supposée aller de soi en fonction du dogme, chez tous les politiques washingtoniens, de la puissance inaliénable du susdit empire. Quelle que soit l’origine de cette idée, – l’establishment qui diviserait la gestion de l’empire, comme le suggère Raimondo, ou bien Obama lui-même, – elle nous paraît étonnamment risquée, étonnamment faussée, étonnamment maladroite. Dans le cas de l’hypothèse Raimondo, mais aussi d’une certaine façon dans le cas de l’autre hypothèse (Obama, seul juge), elle nous donne une indication sérieuse des inquiétudes de la direction US sur la pérennité de la politique extérieure, tant elle présente l’image d’une démarche faite d’abord pour se rassurer sur l’apparence et sur le très court terme (croire que Clinton compenserait la faiblesse supposée, tout à fait supposée, d’Obama), en sacrifiant la cohésion future, d’un futur très rapproché, d'une administration Obama qui a pourtant devant elle une tâche gigantesque.

Si nous étions très machiavéliques et un tantinet paranos, nous choisirions l'hypothèse d'un Obama manipulateur de toute l'affaire; et nous dirions que cette idée est une idée en forme de coup tordu du révolutionnaire, de l’“American Gorbatchev” qui se cache sous le masque d’Obama, pour tenter de porter un rude coup au système en donnant l’impression de le verrouiller…


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