Le déclin de l'Amérique: réalité ou illusion?

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Le déclin de l'Amérique: réalité ou illusion?

Les observateurs des Etats-Unis s'accordent en général aujourd'hui à reconnaitre le déclin de la puissance américaine. Ceci qu'ils soient américains ou étrangers, qu'ils le déplorent ou qu'ils s'en réjouissent. Mais en prenant un peu de recul, ne faudrait-il pas se demander si la crise - sinon l'effondrement - des USA, que nous observons et commentons tous, ne serait pas en fait une illusion. Le coeur du système de puissance américain ne demeure-t-il pas plus fort que jamais? Encore faudrait-il savoir l'identifier là où il réside dorénavant.

Sur l'Imposture américaine

Un bon représentants des auteurs qui décrivent la fin de la puissance américaine, après avoir précédemment analysé ses modalités et les risques qu'elle faisait courir au reste du monde, est Jean-Philippe Immarigeon. Jean Philippe Immarigeon est un analyste politique très versé en géopolitique. Il est chroniqueur à la Revue de Défense Nationale et publie le blog American parano dont nous conseillons la fréquentation (http://americanparano.blog.fr/). Même s'il est relativement connu aujourd'hui d'un petit nombre d'esprits cultivés, sa réputation n'est pas encore selon nous à la hauteur de ce que mériterait la finesse et le caractère très documenté de ses écrits. Il est vrai que l'establishment politique et médiatique euro-atlantique a du le classer parmi les représentants de l'anti-américanisme primaire, afin de ne pas lui donner la parole. Pourtant sa démarche nous paraît tout à fait scientifique, et dépourvue d'animosité: essayer de comprendre d'où provient, comment s'articule et par quelles voies s'exprime l'illusion bizarre qui anime la plupart des Américains, celle d'être les porteurs d'un nouvel évangile devant lequel le reste du monde devra s'incliner.

En dehors de son blog précité, au titre significatif bien qu'ambigu, American parano (sont-ce les Américains qui sont paranoïaques ou nous mêmes qui les adorons sans jamais les critiquer?) Jean Philippe Immarigeon avait écrit deux livres qui précisaient brillamment ses réticences à l'égard de l'americano-manie: American parano consacré meilleur essai politique pour 2006 par le magazine Lire, et Sarko l'Américain (2007). Depuis cependant a éclaté la crise financière et économique mondiale de 2007/2008 dont le système américain a été le principal responsable, dans le même temps que l'Amérique accumulait les échecs ou les impasses militaires. L'arrivée au pouvoir de Barack Obama, universellement présenté à l'époque comme le sauveur du système, semble n'avoir rien arrangé. Il convenait donc de reprendre avec de nouveaux arguments l'analyse du déclin américain, tout en posant en filigrane la question de savoir pourquoi l'atlantisme continuait en Europe à séduire tellement les “élites”.

C'est ce que fait le 3e essai de Jean Philippe Immarigeon, publié en 2009, L'imposture américaine. Splendeur et misère de l'Oncle Sam (BE Bourin éditeur, 2009) qui se termine par un chapitre intitulé Terminus Amérique et par cette phrase «Il ne sera pas une seconde fois l'Amérique» qui en résume le sens général. Ce livre mérite quelques mots de présentation avant que nous en venions en seconde partie au thème même du présent article.

L'ouvrage comporte 4 chapitres. Le premier, l'Amérique défaite, recense les échecs enregistré depuis l'élection de Barack Obama: l'impuissance profonde de celui-ci malgré les promesses, initiales; le recul de la diplomatie américaine face à la Russie dans le Caucase et en Europe orientale; l'incapacité de la plus forte armée du monde à l'emporter en Irak et en Afghanistan, malgré le vertige de la puissance matérielle, navale et aérienne; la crise financière dégénérant en crise économique qui frappe en premier chef les épargnants américains; l'imposture de la mondialisation libérale qui fait triompher partout le “made in China” en générant des déserts industriels et un appauvrissement général en Amérique même; l'approche enfin de la crise environnementale qui va sans doute voir l'Amérique incapable malgré ses affirmations de se désengager de son “addiction” aux énergies fossiles. Les échecs en Irak et en Afghanistan sont d'un lugubre présage pour la puissance américaine (comme pour ceux, ajouterons-nous, qui pensent pouvoir s'abriter derrière elle): la guerre du faible au fort, dite aussi de 4e génération, se révèle capable de frapper d'impuissance les armements les plus sophistiqués. Il s'agit d'un message à méditer pour les pays qui n'auront pas pris conscience de cette nouvelle menace mondiale et ne se préparent pas à l'affronter.

Le second chapitre, Cette promesse d'un monde parfait, s'efforce d'aller plus en profondeur à la recherche des causes quasiment psychologiques qui ont rendu les Américains si certains de porter le message dont le monde a besoin et si fragiles en ne percevant pas les failles de cette certitude. Pour Immarigeon, le biais qui depuis les origines a faussé le regard porté par les Américains sur le monde tient à un détournement du cartésianisme. Celui-ci est présenté comme une philosophie – mieux vaudrait dire tout simplement une croyance – selon laquelle existe un monde en soi inconnu mais parfaitement rationnel, Res extensa, que la raison Res cogitans doit être capable de déchiffrer. Les Pères fondateurs de la République américaine s'en seraient inspirés, ouvrant un vaste champ aux recherches et aux innovations techno-scientifiques, auxquelles les Américains continueraient aujourd'hui à faire massivement confiance.

A priori, connaissant les ravages que fait actuellement dans la science et la pensée américaines la montée apparemment difficile à contenir du créationnisme et des mythologies évangéliques, ce n'est pas l'excès de rationalisme qui nous inquiéterait. Mais Jean Philippe Immarigeon replace ce rationalisme excessif dans le débat que connaissent bien nos lecteurs, entre la science physique réaliste, pour qui il existe un univers en soi dont la science doit découvrir les lois, et la physique quantique pour qui le réel est toujours relatif, construit par l'interaction aléatoire entre un observateur/acteur et un observé. Pour lui, la science américaine, et plus largement la technostructure scientifico-industrielle qui ont fait la puissance et aussi la faiblesse de l'Amérique, se sont rattachés au rêve déterministe de la relativité einstenienne complété de la croyance à de prétendues variables cachés, pour refuser l'indétermination de la physique quantique jugée intuitivement comme “européenne”, autrement dit contraires aux valeurs américaines.

Sans entrer dans ce débat épistémologique, on peut convenir plus simplement, avec Jean Philippe Immarigeon, qu'une interprétation déformante du cartésianisme ou de la rationalité a conduit les Américains à se percevoir comme des enfants non seulement du melting pot migratoire mais du développement technologique, commencé dès le 19e siècle avec les chemins de fer et les villes nouvelles. Mais de la foi en la technologie, ils sont passés rapidement au scientisme, à la croyance en un progrès universel que l'Amérique providentielle apporterait au monde et qui donnerait une unité nouvelle au genre humain. Ils ont pu le faire sans grandes difficultés, vu qu'un immense continent aux ressources encore vierges s'ouvraient à quelques millions de pionniers. Au même moment, les autres parties du monde affrontaient des raretés grandissantes et des démographies galopantes. L'optimisme messianique ne pouvait guère y avoir cours

La contrepartie de la croyance en un monde parfait que la raison individuelle suffit à faire découvrir entraîne la croyance en la nécessité de laisser jouer l'ordre naturel. Les institutions américaines ont été conçues dès les origines pour favoriser le libéralisme capitaliste. Il existe une Terre vierge qui sera reconstruite par les initiatives des individus, s'appuyant sur les sciences et les techniques. Mais il faudra pour cela que les individus acceptent la règle commune imposée par les institutions. Jean Philippe Immarigeon cite Cioran (Histoire et utopie, Gallimard 1960) qui indiquait que l'utopie entraîne une organisation de la pensée, un encadrement des pulsions et des goûts, le formatage des comportements, des connaissances et du savoir. Sans comparer ce qui n'est pas comparable, c'est-à-dire l'utopie sur le mode américain à celle proposée en son temps par les staliniens, force est de reconnaître qu'une telle philosophie politique était à l'opposée de celle régnant encore en Europe, dans la suite de la révolution française.

Le 3e chapitre de l'Imposture américaine, Un moment américain, insiste sur ce que l'auteur, à l'instar de notre ami Philippe Grasset, appelle le vertige de l'idéal de puissance, s'accomplissant dans la ruée sur les machines. Il s'agit finalement d'un idéal de régression considérant la mécanisation comme une fin en soi, le progrès étant lié au triomphe de la ferraille. L'Europe avait tenté de résister, dans la première moitié du 20e siècle. Elle avait commencé à découvrir les limites de la science, ou plus exactement du scientisme. En développant l'indéterminisme de la mécanique quantique (dont les chercheurs étaient à l'origine exclusivement européens), elle avait refusé les déterminismes sommaires obligeant à penser le monde comme une totalité.

Mais l'Europe s'est suicidé durant la seconde guerre mondiale, l'Allemagne ayant dans l'ensemble et dès 1914 cédé au rêve de la puissance par la ferraille et les autres pays européens n'ayant pas su trouver des voies propres. Tous ont été obligés de faire appel et de soumettre à la puissance matérielle américaine qui venait de s'affirmer non plus à l'échelle du seul continent américain mais à celle du monde. A partir de la victoire des Etats-Unis en 1945, le complexe militaro-industriel (CMI) formatant la société américaine a pu penser que le monde lui était désormais ouvert.

Le quatrième chapitre, Terminus Amérique, est d'une certaine façon un retour sur le premier. Il montre les illusions vite démenties par l'expérience d'un Francis Fukuyama et du CMI pour qui l'Amérique devenue hyperpuissance signait la fin de l'histoire. Mais l'histoire ne s'est pas arrêtée. Le 11 septembre 2001 en a convaincu de façon traumatisante l'ensemble des Américains. L'offensive contre l'Irak, aujourd'hui transférée en Afghanistan n'a pas signé la fin de l'hyperpuissance, mais sa considérable perte d'influence. Dans le même temps, selon Jean Philippe Immarigeon, l'Amérique montrant au monde les failles de sa puissance militaire commence à se convaincre des limites su scientisme organisationnel. Obama avait voulu annoncer à l'univers entier le retour de la puissance américaine et de son message tutélaire. Mais n'y croient plus que ceux y trouvant des avantages matériels immédiats. Obama n'aura pas réussi à réformer l'Amérique, quitte à la modifiant de fond en comble comme avait tenté de le faire Gorbatchev pour l'Union soviétique. Il s'est révélé à peu de choses près ce qu'il était sans doute dès le début, un pantin (puppet) otage et alibi de forces le dépassant. C'en serait donc fini du rêve américain. Il serait temps que les Européens s'en rendent compte et cherchent ailleurs d'autres voies de salut.

Ne nous réjouissons pas trop tôt

Que dire de l'argumentation développée par ce livre? Il ne s'agit pas de la simple reprise des critiques multiples développées depuis le Plan Marshall par ceux qui ont toujours refusé l'inféodation à l'impérialisme américain. Ses analyses se situent plutôt dans la tradition d'un Tocqueville mâtiné de De Gaulle et admirateur de la révolution de 1789, donc dans la meilleure tradition de l'esprit et de la culture française. Elles nous intéressent particulièrement ici puisque nous sommes de ceux qui pensent que l'Europe ne se fera jamais tant qu'elle ne se libérera pas de sa révérence béate à l'égard de l'Amérique. On ajoutera que le livre ne se réduit pas à un essai écrit sur un coin de table, un soir de mauvaise humeur contre l'obamania qui avait saisi le monde au lendemain de l'élection de ce dernier. Par l'abondance du travail critique souligné par le nombre des sources et références consultées par l'auteur, nous sommes en face d'un travail d'historien qui apprendra beaucoup de choses à ses lecteurs. Nous devrions donc en tant que qu'européen soucieux de voir l'Europe s'affranchir enfin de la tutelle américaine, nous réjouir de ce message d'espoir. Notre tuteur l'Oncle Sam, en grande partie illégitime, s'enfonçant dans la paralysie, nous pourrions enfin nous attacher à la construction trop longtemps différée d'une Europe puissante, indépendante et solidaire.

Mais deux raisons, d'inégale importance, nous empêchent de nous réjouir. D'une part, comme le souligne Philippe Grasset, nous sommes tellement impliqués dans le système de domination américaine que toute diminution de la puissance américaine fera de nous les premières victimes des ennemis que l'Amérique s'est forgés et qu'elle se révèle incapable de contenir. Nous pensons en particulier à l'extrémisme islamiste. Plus généralement, la méga-crise américaine est en grande partie due à la crise bien plus générale d'un système mondial fondé sur le néo-libéralisme, face notamment à l'épuisement des ressources environnementales, dont la Chine et bien d 'autres puissances seront comme nous les agents et les victimes. Il nous faudra donc ne pas nous borner à nous affranchir des Etats-Unis pour trouver les voies du salut.

Mais d'autre part, et c'est là qu'un peu de réflexion s'impose, nous ne sommes pas persuadés de la justesse de l'affirmation de Jean-Philippe Immarigeon et de ceux qui comme lui se font les chroniqueurs du déclin de l'Amérique. Nous commençons en ce qui nous concerne à nous demander si la puissance, ou plus exactement l'hyperpuissance américaine, n'est pas tout simplement en train de changer de formes et de supports, sans rien perdre de sa virulence menaçante. Lorsque l'on regarde les dessous géopolitiques des cartes, que constate-t-on? Les différents Complexes militaro-industriels américains, ceux de l'armement, de l'énergie, des technologies de la communication, sont plus présents et actifs que jamais, à l'échelle du monde globalisé. Certes, ils peuvent faire des erreurs occasionnelles, mais ils réussissent toujours à convaincre les épargnants et contribuables du reste du monde à soutenir leurs investissements et leurs profits, aussi destructeurs d'ailleurs que puissent être ceux-ci à terme pour le bon équilibre de la planète.

Par ailleurs, le soft power des industries dites culturelles américaines continue à formater les esprits à grande échelle en se déployant sur les réseaux multimédias de l'infosphère et de la cognosphère. Quant aux agences de renseignement et de contrôle des comportements, que ces derniers soient traditionnels ou numériques, elles étendent leurs réseaux aux activités de milliards d'hommes. Il faut réfléchir aux pouvoirs pris par la SAIC ( http://www.saic.com/) Science Application International Corporation. Sous des aspects bien innocents, il s'agit d'une formidable machine à contrôler les cerveaux, y compris évidemment les cerveaux européens, face à laquelle les imitations que cherche à s'en donner la Chine, par exemple, ne font pas le poids. On pourra lire ce qu'en disait il y a dix ans déjà le réseau Voltaire, bien informé sur ce point. Depuis la SAIC et ses ramifications n'ont fait que croître et embellir.

En fait, selon notre outil d'analyse, présenté dans notre livre Le paradoxe du Sapiens, la puissance américaine trouve aujourd'hui sa base dans le développement mondial d'un superorganisme de type anthropotechnique, associant sous des formes difficiles à identifier des technologies émergentes et des intérêts humains. Les Humains dans un tel système sont représentés par une “élite” de super-riches, milliardaires en $ jouant sur la scène internationale avec la plus grande aisance. Ils sont principalement américains mais ils recrutent quelques associés et complices dans d'autres parties du monde, dans les pays émergents ou émergés comme en Europe. Tout leur est prétexte à renforcer leur pouvoir sur le monde, au risque évidemment d'accélérer par leurs compétitions internes la survenue des catastrophes écologiques et humaines que l'on connait. C'est ainsi, au delà de l'exemple des pollutions pétrolières un temps à l'affiche, il faut souligner la façon dont ils profitent de la crise environnementale pour mettre en place des solutions de géoingénierie parfaitement hasardeuses et dangereuses. Elles seront présentées comme devant lutter contre le réchauffement climatique et relever de l'initiative commerciale (“market driven”). Mais ce seront les citoyens du monde entier qui en supporteront les coûts, avant d'en faire les frais.

Dans l'analyse des nouvelles formes de la puissance américaine, il faut éviter tout angélisme. Les intérêts économiques et humains co-associés de façon symbiotique dans ce nouveau système anthropotechnique ne veulent ou ne peuvent évidemment pas tenir compte des dégâts collatéraux de leur course à la puissance: l'effondrement de la société américaine pauvre par exemple, comme l'effondrement de l'Europe envahie notamment par un islamisme de combat qu'ils contribuent en permanence à renforcer. C'est pourquoi nous nous étonnons de ne pas voir sous la plume de Jean-Philippe Immarigeon la moindre allusion au l'hypothèse quasiment démontrée selon laquelle les attentats du 11 septembre auraient été provoqués par le système de pouvoir américain. Le MIC y a trouvé des arguments pour envahir l'Irak et se donner des ennemis contre lesquels mobiliser les sciences et les technologies du complexe. Certes l'opération n'a pas tout a fait tourné comme le voulaient sans doute ses promoteurs. Mais à voir l'importance que conserve le budget militaire américain et la bonne volonté des épargnants du reste du monde à financer le déficit fédéral, on peut penser que si perdants il y a, ils sont ailleurs qu'au sein d'une hyperpuissance américaine plus présente que jamais.

Ce ne sont pas les grands émergents, Chine ou Inde, plus que jamais empêtrés dans leurs problèmes et en retard de technologies, qui la menaceront. Avis aux Européens.

Jean-Paul Baquiast