Le confinement de l’âme

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le confinement de l’âme

29 mars 2020 – Le grand débat implicite qui embrasse la réflexion aujourd’hui, voire la méditation puisque le Grand Confinement nous en laisse le temps, est bien de savoir ce qu’il en sera “après” ; sans compter mais en n’écartant pas que l’on pourrait penser, comme il en fut de Saint-Germain-des-Près, qu’“Il n’y a plus d’après”). Ce qui me paraît remarquable, c’est la diversité des perceptions à cet égard, et cela dans une très grande confusion où le rangement entre pro-Système et antiSystème a de plus en plus de mal à se faire, tandis que les définitions de ce qu’est le Système et de ce qu’est “être antiSystème” paraissent de plus en plus floues, flottantes, improbables et incertaines.

Certes, l’interrogation se fait essentiellement autour de la simple question, – question simplette, question simpliste, question faux-jeton : “Tout redeviendra-t-il comme avant ?”. Il y a des nuances dans la foultitude de réponses, car l’on se précipite pour répondre : nous marchons vers un avenir totalitaire, un confinement perpétuel, un nouvel ordre mondial globalisé, ou bien le contraire de tout cela, et dans les deux cas vous pouvez aussi bien croire que rien ne changera et que tout a déjà changé. (Par exemple : “marcher vers un avenir de confinement totalitaire ? Mais nous étions déjà dans un confinement totalitaire, comme nous l’affirmèrent et nous l’affirment tant d’essayistes, d’écrivains, de grands esprits du passé, et la plus grande vertu de ce confinement était que nous l’ignorions.”).

Tout cela, on en conviendra, n’est que confusion et ne permet certainement pas d’envisager une réponse claire et nette.

Confusion, certes, dont voici un exemple, dans le chef de deux opinions contradictoires venues de deux esprits qui ont leur manière à eux d’être au moins indépendant intellectuellement du Système, gens de qualité selon mes convictions. J’ai bien conscience du désordre qu’installent ces deux cas mis en confrontation, surtout si j’exprime une estime certaine pour eux deux, mais je vois là une expression de la confusion dont je parle plus haut.

• Dans un entretien entre Élisabeth Lévy et l’éditeur et théologien Jean-François Colosimo (dans Le Causeur) :

Élisabeth Lévy : «  Faites-vous partie de tous ceux qui pensent qu’un nouveau monde va naître à l’issue de cette période de confinement et de crise sanitaire ? Selon vous, y aura-t-il un avant et un après ? La chose nous a été promise par le président de la République lui-même. »
Jean-François Colosimo : « Je pense qu’il y a fort à douter que cette crise provoque véritablement en nous une réforme profonde des mœurs qui irait vers la compréhension de la limite, de la finitude, de la compréhension de la décroissance ou de l’humilité
» Après les catastrophes, les économistes constatent au contraire qu’il y a une consommation de la revanche ! Afin de compenser la peur de la mort et les restrictions imposées jusque-là, on observe une forme de prédation un peu folle qui s’exerce sur à peu près tous les biens de consommation[…] Je crains donc que les économies mondiales ne cherchent à rattraper le “gap” et que l’on se trouve en fait face à un redoublement de la consommation, et que la saturation du marché et des flux financiers ne reparte de plus belle. »

• Le cas d’Andrew Korybko est également intéressant. Personnage multiple, mais qu’on peut placer, comme Colosimo, dans la rubrique des indépendants réfractaires à l’ordre du Système, — simplement à cause de leur indépendance, cette chose que ne supporte pas le Système. Korybko publie un article où il expose les grands changements qui risquent de caractériser l’après-Covid19, ce qui exprime une démarche radicalement différente de celle de Colosimo. Sur le site  OneWorld  où il le publie initialement, le titre dit : « Le “COVID World Order” arrive ». Sur le site bien connu ZeroHedge.com  qui reprend l’article, le titre devient :« 13 raisons de craindre la venue du “COVID World Order », comme si Korybko était extrêmement pessimiste, voire funèbre à propos de ces 13 événements ou dynamiques post-Covid19.

Il règle la question du “totalitarisme mondial”, simplement en l’évitant, comme j’aurais tendance à le faire, car il est question dans ce cas d’un sentiment de peur (de l’affectivisme, si vous voulez, impitoyable liquidateur de la pensée) : « Le problème, cependant, est que ces pouvoirs nouvellement assumés[par les directions politiques pendant la crise] ne seront probablement pas abandonnés volontairement après la fin de cette épidémie, ce qui explique pourquoi beaucoup de gens sont si inquiets. Ils sont convaincus que nous sommes soudainement entrés dans une période de dictature mondiale, et il est difficile de discuter avec eux. » (Korybko ne s’y risque pas, “de discuter avec eux”, et il a bien raison : passons outre.)

Parmi les 13 tendances qu’annonce Korybko, certaines, les plus négatives, sont déjà “en marche” depuis longtemps, – depuis au moins 9/11 (surveillance du citoyen renforcée, censure des réseaux sociaux, etc.), – et elles n’ont jamais eu de résultats décisifs. D’autres sont déjà en cours et jugées comme inarrêtables, et éventuellement combattues par les États-Unis,  – ce qui en soi est bon signe (cas de la “généralisation des technologies 5G”). Mais ce qui est le plus remarquable et à mon avis le plus digne d’être signalé, ce sont, parmi les 13 qu’identifie Korybko, quelques tendances renforçant des dynamiques objectivement antiSystème, parce que populiste et antiglobaliste, voire antimodernes dans le sens le plus fondamental du terme, dont les trois suivantes :
déplacements beaucoup plus contrôlés et surveillés, et donc la fin de “l’industrie du tourisme global” ;
renforcement draconien de la surveillance des frontières qui retrouveront toute leur importance ;
nationalisation accélérée de ce que les gouvernements jugent être des “industries essentielles” (stratégiques).

Voilà, et l’on n’est vraiment pas plus avancé...

Pour mon compte, je ne tiens pas à figurer sur ce champ des supputations sur notre futur “opérationnel”, et je préfère m’en tenir à des hypothèses principielles sur l’avenir. Je parle ici selon la différence fondamentale que fait Fabrice Hadjadj entre “futur” et “avenir” (cité plusieurs fois et notamment dans La Grâce, voir notamment ici) :

« En un mot, le futur est relatif à ce qui va, l’avenir à ce qui vient, et il faut que ce qui va soit ouvert à ce qui vient, sous peine d’une vie qui meurt en se fixant dans un programme. Cette subordination du futur à l’avenir marque aussi la supériorité et plus encore la surprise de l’avenir par rapport au futur. Quand le monde ne va pas, quand, sous nos yeux, il court à sa perte, cela n’empêche pas le royaume de venir : sa grâce ne dépend pas de nos mérites, elle présuppose même plutôt notre condamnation. »

Et l’on comprend que, hors de toute conviction religieuse mais simplement sous la force amicale de cette ardeur qu’est la foi en tant que “confiance” (fides), ce qui m’importe précisément dans cette citation est ceci, où l’avenir est définie comme “la grâce” du “royaume à venir” aux dépens du “futur” qui est le destin catastrophique que nous nous sommes forgé sous l’empire du Système : « Quand le monde ne va pas, quand, sous nos yeux, il court à sa perte, cela n’empêche pas le royaume de venir : sa grâce ne dépend pas de nos mérites, elle présuppose même plutôt notre condamnation. »

Il y a donc en moi l’espérance de l’âme, ce qui se transcrit en termes disons “opérationnels” par le possible “choc psychologique”, – possible ou pas, qui sait, – mais j’ai déjà montré que je croyais bien  le moment venu. Il me semble que c’est à cette lumière qu’il faut jauger cet autre accident “opérationnel” qu’est cette espèce de mesure à la fois étrange et monstrueuse du confinement de centaines de millions d’humains, plus, beaucoup plus d’un milliard certainement.

Cela implique que ces êtres, avec plus ou moins de conscience, avec plus ou moins de l’état de l’esprit qui importe, en arrivent à considérer le confinement à la lumière de la catastrophe qui embrase le Système et qui y a conduit. Sont-ils privés des contraintes du Système, de la consommation, de l’alignement sur les consignes, – ou bien en sont-ils libérés ? Faire d’une apparence d’un mal extérieur, un bien intérieur, bref  faire aïkido et retourner contre le Système une mesure qui est trop vite interprétée comme un moyen de soumission au Système. Il faut vivre le confinement, hors des rets du matérialisme consumériste du Système, comme une initiation à quelque chose de nouveau, une nouveauté qui nous conduit au terme de l’orbite d’une (r)évolution comprise dans son sens spatial et non-idéologique.

Je n’ai pas peur du confinement ni n’en souffre nullement. Pour vous dire le vrai, par nature et par la nature de mon travail que je considère comme une mission, je me suis confiné moi-même depuis des années et des années, peut-être bien depuis 30 ans dans l’esprit de la chose. Sur le tard, je suis devenu intransigeant et ne veux plus rien voir du monde de cette époque “étrange et monstrueuse” que je n’aime pas jusqu’à l’ignorer absolument comme l’on dédaigne, – curieusement et paradoxalement jugeront certains, bien que mon métier soit de la connaître dans tous ses états et dans tous ses vices, ce que je fais bien plus et bien mieux que tant et tant d’êtres qui y vivent comme l’on s’y vautre.

Ainsi puis-je vous dire que l’on peut faire de belles et saines choses dans une épopée de confinement. Il importe que ce confinement que le monde (le Système) vous impose, vous en fassiez une forme de refus de ce monde (le Système). Un confinement n’est pas nécessairement l’acquiescement d’une servilité, – seuls les esprits prompts à se soumettre peuvent y songer, – cela peut être aussi la défiance inébranlable de la résistance.

Vous ai-je dit le moment le plus heureux, le plus joyeux de ma journée ? Le matin, à la fine pointe de l’aube, ma chienne Marie et moi. Pas un bruit, plus rien de ce grondement sourd du trafic de la grande nationale dans la vallée, aucune trainée de condensation dans le grand ciel bleu, pas une voiture dans mes petits chemins de fortune menant à la forêt, là-bas, tout près, rien que la nature qui chante (les oiseaux n’ont jamais été si joyeux et si bavards)... Alors, je rêve un peu, – « Rêvons un peu », disait Sacha ; le jour où ils ordonneront, triomphants et épuisés, la fin du Grand Confinement, leur répondre avec un amical doigt d’honneur, pour leur dire : “Non non, nous continuons comme nous avons appris à vivre, d’une nouvelle façon, avec quelques petits aménagements, notre propre organisation vous voyez, c’est tout... Sortis du Système et confinés hors de lui, nous ne voulons plus y retourner, car que ferions-nous d’une équipée désolée au milieu du champ des ruines de la modernité ?”