Le bras d’honneur fait à l’“Empire”

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Le bras d’honneur fait à l’“Empire”

• Anecdotique ? Plutôt symbolique d’une époque où les coutumes de respect soumis devant les injonctions impériales de Washington D.C. se perdent dans les souvenirs lointains. • Le message vient du président du Salvador Bukele, personnage éminemment postmoderne qui se désigne lui-même comme “PDG du Salvador”. • Le Salvador a décidé d’adopter le bitcoin, ce qui déplaît au Congrès et au FMI. • La réponse tweetée de Bukele à trois sénateurs :  « OK boomers », suivie du rappel que le Salvador n’est ni une colonie ni le paillasson de l’“Empire” en état de sénilité.

 

« OK boomers », tweete le président du Salvador Nayib Bukele à trois membres de l’honorable Sénat des États-Unis qui adressent une réprimande à ce pays sous forme de projet de lois qui aurait pour un peu, pour si peu, un ton menaçant. Dans le jargon fleuri de notre époque des temps-devenus-fous, l’expression « OK boomers » qu’on se doit de laisser dans sa langue originale signifie à peu près “vieux cons”, cela justifiant l’interprétation d’un bras d’honneur.

(Ce geste chronologiquement antérieur au “doigt d’honneur” même si de la même famille, signifie, en plus ambitieux quoique moins facile pour un automobiliste au volant, la même injonction d’“aller se faire foutre”.)

Toutes ces explications un peu lestes ne sont pas inutiles avec un Bukele, élu en 2019, s’auto-désignant d’abord comme « le dictateur le plus cool du monde », puis comme le « PDG [CEO] du Salvador » en même temps qu’il relativisait le dollar (choisi en 2001 comme “monnaie nationale” par des prédécesseurs bien sagement en rang et en ordre) en installant le bitcoin comme seconde “monnaie nationale” en juin 2021. La chose a été fort peu appréciée par le Système, comme un geste méritant un sévère avertissement.

Précisions factuelles, avec tweets à l’appui :

« “OK boomers”, a tweeté Bukele mercredi soir. “Nous ne sommes pas votre colonie, votre arrière-cour ou votre paillasson sur le devant. Ne vous mêlez pas de nos affaires internes. N'essayez pas de contrôler quelque chose que vous ne pouvez pas contrôler”. Il a ajouté que les États-Unis ont “zéro juridiction” au Salvador, une nation souveraine et indépendante. [...]

» Bukele a poursuivi en postant une vidéo de 10 secondes du président américain Joe Biden parlant de souveraineté et de liberté mardi, dans un discours sur l'Ukraine. “Cela inclut le Salvador ? N'est-ce pas ?”, a-t-il re-tweeté. »

Il est vrai qu’il est de bon ton de s’inquiéter depuis que le Salvador, à l’insu du plein gré du Système, et sans doute profitant des préoccupations covidiennes et des balbutiements de Joe Biden, a installé le bitcoin comme seconde “monnaie nationale” . Il est également précisé que le “PDG du Salvador” a fait progresser son projet depuis juin 2021, qui est « d’utiliser les volcans du Salvador comme source d’énergie pour extraire la crypto-monnaie numérique ».

Après un temps d’attente suivant la décision de juin 2021 et constatant que le garnement persistait, le FMI, en première ligne, avait fait le 24 janvier 2022 de bien gros yeux au président du Salvador, lequel répondit sur le même ton assez leste qu’il semble décidément affectionner (Trump l’avait rencontré en 2019 et avaiot copiné avec lui).

« ... Le FMI a affirmé que la décision du Salvador d'adopter le bitcoin comme monnaie légale l’année dernière “comporte des risques importants pour l’intégrité financière du marché, la stabilité financière et la protection des consommateurs.”

» Le FMI a appelé à une “réglementation et une surveillance strictes” du bitcoin dans le pays et a exhorté le gouvernement à “réduire la portée de la loi sur le bitcoin en supprimant son statut de monnaie légale”. “Certains administrateurs ont également exprimé leur inquiétude quant aux risques associés à l'émission d'obligations adossées à des bitcoins”, ajoute le FMI. [...]

» Bukele avait [répondu] par un tweet le 25 janvier en représentant l’organisation [par un dessin] du personnage bouffon emblématique des Simpsons, Homer Simpson, marchant sur les mains. “Je vous regarde, FMI. C’est très bien”... » 

Cette fois, ce n’est plus le FMI, mais le tout-puissant Sénat des États-Unis. On ne plaisante plus ! Quoique Bukele, lui, plaisante toujours, et c’est une excellente manière de faire...

Mais écoutons les dignes sénateurs, gens sérieux qui n’acceptent d’être corrompus qu’en dollars et qui conçoivent que la politique la plus vertueuse est celle des sanctions, qu’il ne convient pas d’affaiblir en affaiblissant le dollar ; et là-dessus, lorsqu’il s’agit de défendre l’instrument de la coercition illégale-globale, les sénateurs redeviennent bipartisans, et les républicains ne se préoccupent plus du danger gauchiste-wokeniste des démocrates. Il faut noter qu’ils ont le sens de l’exclusif monopolistique : ils critiquent l’emploi du bitcoin pour l’aide qu’il apporterait au blanchiment de leur argent par les cartels de la drogue, l’opération étant effet réservée exclusivement à la CIA qui fut l’une des grandes créatrices du trafic de la drogue sur une échelle industrielle et globale dans les années 1980.

« Le président de la commission des affaires étrangères du Sénat, Bob Menendez (D-New Jersey), s'est joint aux républicains Jim Risch (Idaho) et Bill Cassidy (Louisiane) pour proposer la loi ACES (Accountability for Cryptocurrency in El Salvador), exigeant du département d'État américain qu'il produise un rapport et un plan pour faire face à l'adoption du bitcoin par le Bukele.

» L'adoption du bitcoin par le Salvador “soulève des préoccupations importantes quant à la stabilité économique et à l'intégrité financière” du pays d'Amérique centrale et “a le potentiel d'affaiblir la politique de sanctions des États-Unis, en donnant du pouvoir à des acteurs malveillants comme la Chine et les organisations criminelles organisées”, a soutenu le sénateur Risch.

» “Si les États-Unis souhaitent lutter contre le blanchiment d'argent et préserver le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, nous devons nous attaquer de front à ce problème“, a déclaré Cassidy, ajoutant que la politique de Bukele “ouvre la porte aux cartels de blanchiment d'argent et sape les intérêts américains”. »

« OK Milennials » ! Pas si vite et pas si bête, ni si anecdotique que cela. La nouvelle, tout comme le personnage, présentent bien des points intéressants ; pour une fois, le Wiki de Nayib Bukele n’est pas inintéressant. Jeune homme de son temps jouant aussi bien au musulman qu’au chrétien, “dictateur cool” et inclassable, applaudi au début par Washington parce qu’il a la curieuse idée de prendre le parti de Guaido au Venezuela, il se retrouve antiSystème parce que, si proche géographiquement des USA jusque dans leur arrière-cour, il établit de bonnes relations avec la Chine et choisit le vaccin chinois anti-Covid. Puis, l’affaire du bitcoin, qu’il est inutile de détailler en termes monétaires et économiques (nous en serions bien incapables) mais qui doit être d’abord considérée dans sa dimension politique et de communication, sinon dans sa dimension symbolique d’insulte faite au dollar avec risque d’infection gangrenée.

On prendra alors soin de ne pas faire un événement géostratégique de quelques tweets malpolis : le Salvador n’est pas l’Ukraine. Mais, comme l’on sait, et le cas ukrainien lui-même le montre à profusion, la géostratégie n’est plus un acteur dynamique central mais tout juste un cadre d’activité, où le système de la communication règle les événements. L’on trouve là, justement, avec cet épisode presque anecdotique, un bel événement de communication en quelques phrases, à la fois insolentes et de lèse-majesté. On voit mise en évidence une sorte de démarche un peu bouffe, mais pourtant associant des amitiés chinoises à une mise en cause du dollar, tout cela dans l’arrière-cour de l’“Empire“ délabré... Cela n’est pas grand’chose et pourtant l’on doit ressentir, par rapport à l’atmosphère ainsi en cours de transformation, quelque chose de considérable, ou plutôt quelque chose qui entre dans la dynamique de changements absolument considérables.

A la limite, pour les sénateurs de Washington D.C., le cas du Salvador est bien plus alarmant pour l’avenir proche que les cas des vénérables Cuba et Nicaragua, depuis longtemps enfermés dans leur vieille forteresse antiaméricanistes qui n’a plus guère de dynamisme prosélyte. Au contraire, Bukele introduit, au travers de la plaisanterie, de la raillerie irrespectueuse, une dimension nouvelle, très “milléniale” de ce qui devient de l’antiaméricanisme tout à fait dans la tendance et dans la mode du jeunisme, alors qu’il y a tant de traits chez Bukele qui devraient le rapprocher du simulacre américaniste, de ses dimensions-GAFAM et des réseaux sociaux de l’illusion de la liberté manipulée par la CIA. Mais non, et c’est bien ceci qui doit nous arrêter : il a bel et bien tendance à se retourner contre le pseudo-modèle.

Les dignes sénateurs, eux, qu’ils soient démocrates ou républicains, n’aiment pas qu’on vienne fouler aux pieds sur leur paillasson des choses aussi vertueuses que le dollar et le FMI, ni qu’on rameute l’ennemi chinois dans la basse-cour. Chacun reprend ainsi son vrai visage.

Quoi qu’il en soit des acrobaties monétaires et des théories économistes, il nous étonnerait que les mandarins du Système acceptassent sans autre forme de procès que cette sorte de cancer du bitcoin prospère aussi proche de la matrice fondamentale du dollar : sans même savoir de quoi il retourne et quelles sont les conséquences s’il y en a, on identifie ici, dans le champ des us et coutumes du Système, un fait singulier qui se révèle assez proche de l’inacceptable. Peut-être vont-ils commencer à gesticuler et à menacer d’une invasion, – une vraie, celle-là, – de la sorte qu’ils ne sont plus capables de faire

Peut-être anecdotique si l’on s’en tient à l’aspect quantitatif de la puissance et de la “brute force” (le Salvador est un petit pays), mais sans aucun doute significatif si l’on se tourne vers le point de vue qualitatif (la symbolique de l’“air du temps”).

 

Mis en ligne le 17 février 2022 à 10H35

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