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127813 novembre 2009 — Il y a bien des inquiétudes à Washington à propos de la Turquie. La même chose à propos du Japon. Les deux pays présentent à notre sens des similitudes dans la logique et l’évolution de leurs situations vis-à-vis de Washington.
Un exemple de cette inquiétude est exposé dans une courte analyse de Ben Katcher sur le site The Washington Note, le 10 novembre 2009. L’idée de départ est exprimée dans le titre : “Qu’est-ce que les USA ont à offrir à leurs alliés?” – et nous poursuivrions par cet ajout: “…pour les retenir, justement, comme alliés fidèles?”. Suit une description assez classique et sans vraiment d’audace: les USA sont toujours puissants… “Le problème est que cette puissance – quoique immense – n’est pas très fongible” («The problem is that this power - while immense - is not very fungible.») – c’est-à-dire transmutable en quelque chose d’utile, en une politique efficace par les avantages qu'elle offrirait à celui qui accepterait la protection de cette puissance.
Péroraison de Katcher:
«During the Cold War, the United States and Turkey formed a “strategic partnership” based on both countries’ fear of Soviet intervention in the Middle East. The Truman Doctrine offered a specific guarantee that both Turkey and Greece would be protected from Soviet aggression – a fear that was quite real in Turkey at the time. In exchange, the United States received access to military bases, support in the Korean War and a strategically advantageous position in the Middle East. Despite serious disagreements - particularly over Cyprus - the relationship worked to each sides' mutual advantage until the Berlin Wall fell 20 years ago.
»Today, the United States wants Turkish support on a wide variety of important issues, including stabilizing Iraq, supporting the mission in Afghanistan, preventing Iran from obtaining a nuclear weapon, moving energy to Europe, serving as a Muslim ally, and providing stability in its neighborhood.
»In exchange, the United States offers security guarantees, military assistance, and the benefits that accrue from an alliance with the world' most powerful military. All of these things are very important to Turkey (and to many other countries). The problem is that the United States is not in a position to credibly threaten to withhold these benefits without undermining the international order in which it has invested so much. For example, both Washington and Ankara know that Turkey's stance on Iran's nuclear program will not jeopardize the American security blanket.
»Of course, there are red lines that Turkey (or any other country) could cross that would change U.S. policy. But the point is that Turkey has a great deal of running room before those red lines are crossed. Turkey, both because it is a NATO ally and a strategically critical country, knows that it can pursue an independent foreign policy while still enjoying the benefits of American power.
»From Tokyo to Paris – and many places in between – it is not so much the lack of American power that is the problem (it still has plenty), but rather the fact that its bargaining position is paradoxically undermined by its extraordinary role.»
Notre propos est de montrer, d’une part la “proximité” objective de ces deux alliés des USA par leurs perceptions assez proches de leurs propres situations stratégico-politiques (point de vue renvoyant à la ère psychopolitique plutôt qu’à la géopolitique); d’autre part, combien la politique US à leur égard se trouve dans une impasse similaire. Les conditions psychologiques similaires dictent à notre sens la proximité, sinon l’équivalence du problème stratégique pour les USA.
@PAYANT • Les deux pays ont une importance stratégique qui n’est pas à démontrer. Ils ont surtout ont une similitude stratégique pour les USA. Ils constituent une “porte”, une “voie d’accès” stratégiques et très puissantes, ou bien, si l’on veut une autre image plus dynamique, comme le gond d’une porte s’ouvrant pour laisser passer à la fois la puissance et l’influence (américanistes) – la Turquie vers le monde musulman et le Caucase, le Japon vers l’Asie. D’une autre façon encore, on peut représenter ces deux pays, dans le dispositif américaniste, comme les deux verrous d’un axe reliant l’hémisphère occidental, depuis la Méditerranée et l’hémisphère oriental, jusqu’au Pacifique.
• Les deux pays ont deux thèmes de fixation de leur hostilité potentielle avec les USA, qui ne sont pas les plus importants mais qui sont très volatiles. Ces deux thèmes n’ont pas de correspondance stratégique mais une correspondance psychologique, par la tension qui les habite. Il s’agit pour la Turquie de ses relations avec Israël, qui prennent une allure de plus en plus émotionnelle et commencent à sembler constituer une attaque indirecte contre les USA, à cause des liens stratégiques entre les USA et Israël. Dans tous les cas, ainsi seraient inclinés à en juger certains experts du Pentagone selon l’idée, exprimée par une source européenne au Secrétariat Général de l’UE, qu’«au-delà d’Israël, les Turcs commencent à influer de façon négative sur les relations des USA avec Israël parce que, malgré l’insistance d’Israël, Washington n’arrive pas à modifier l’attitude des Turcs». Le jugement paranoïaque des Israéliens joue dans ce cas un rôle fondamental, en grossissant considérablement le cas et en l’introduisant dans la problématique USA-Israël. (Dans le cas turc, nous tenons la dimension musulmane pour accessoire. Elle aurait pu avoir une importance réelle avec le discours d’Obama en Turquie, en avril, et resserrer les liens entre les USA et la Turquie en donnant à la Turquie un rôle exceptionnel pour les USA. Cette importance potentielle ne s’est pas concrétisée et est désormais complètement diluée, avec les revers et les hésitations de la politique d’Obama vis-à-vis d’Israël. Cela contribue d’ailleurs, par le contrecoup négatif, à la dynamique de dégradation des relations USA-Turquie.)
• Pour le Japon, c’est la “force d’occupation” US de 47.000 hommes, principalement regroupée à Okinawa, qui joue ce rôle de tension psychologique. Il y a non seulement le fait de l’“occupation” mais, surtout, les tensions que cette concentration des forces US à Okinawa introduit dans l'île et, par conséquent, dans les relations entre cette île et le reste du Japon qui n'est pas soumis à cette même densité d'“occupation”. Aujourd’hui, cette tension intérieure commence à avoir des effets pesants, voire déstructurants sur la situation intérieure du Japon, et pose un problème très émotionnel et potentiellement grave au nouveau gouvernemental – alors que le cas lui-même (emplacement d’une nouvelle base US à Okinawa) est dérisoire par rapport aux enjeux ainsi révélés. Ce jugement vaut essentiellement parce que ce gouvernement arrive avec des idées réformistes sur les relations du Japon avec les USA, et les revendications d’Okinawa s’exacerbent à mesure. Ainsi, un problème certainement secondaire par rapport aux enjeux “fixe” ces enjeux dans un cadre intérieur pressant et particulièrement sensible aux énervements et aux tensions. Le Premier ministre Hatoyama a même renvoyé sa décision sur les bases après janvier 2010 alors que les USA voulaient une décision pour la visite d’Obama. La cause de ce chambardement risquée pour les relations USA-Japon? Les élections locales à Okinawa ont lieu en janvier 2010.
• Les deux pays ont une tentation, ou une possibilité d’alternative, à leurs relations avec les USA – une alternative dans les relations avec une autre puissance d’un statut approchant celui des USA – la Russie dans le cas de la Turquie, la Chine dans le cas du Japon. Ainsi commencent à raisonner les mêmes stratèges du Pentagone, dont l’inquiétude manifeste dans ces deux cas accroit le caractère excédé de leurs relations avec les deux pays, engendrant des maladresses. Le cas de la visite de Gates au Japon est à retenir comme exemple de la nervosité US à cet égard. (Une version officieuse-officielle a aussitôt été improvisée du côté US pour dissimuler le caractère catastrophique de la visite: Gates a joué au méchant, au “bad cop”, pour mieux faire paraître avenant le président US. Construction de type “relations publiques”, notamment dans l’hebdomadaire Time du 9 novembre 2009.)
• Les deux pays ont certainement été les plus corrompus parmi les pays vassaux des USA pendant la Guerre froide (disons, avec l’Italie, pays qui peut effectivement se rapprocher des deux cités à cet égard). La corruption était structurelle et s’établissait systématiquement d’une façon équilibrée entre le personnel politique et les militaires. Les Turcs se sont dégagés les premiers de cette emprise avec le parti d’Erdogan. Les Japonais semblent avoir accompli un pas important dans le même sens avec le nouveau gouvernement d’Hatoyama. Cet éloignement d’une corruption endémique, évidemment pro-américaniste, peut libérer des forces potentiellement très importantes, dans un sens centrifuge par rapport aux liens avec les USA.
Ce qui nous intéresse dans ces deux cas mis arbitrairement en parallèle, c’est la proximité d’un processus pour deux pays qui présentent des positions d’importance et de fonction assez proches dans l’architecture du système hégémonique (ou ex-hégémonique) de l’américanisme. Les décalages chronologiques du processus de prise de distance vis-à-vis de l’hégémonisme américaniste sont évidents mais n’ont guère d’importance dans ce cas. L’avance prise par la Turquie (avec son actuel gouvernement fermement installé depuis le début 2003) n’a pas eu de signification fondamentale jusqu’à la période de la crise de Géorgie (août 2008) où, pour la première fois, les Turcs, plutôt favorables à la Russie dans cette crise, ont commencé à énoncer des conceptions qui rompaient fondamentalement avec les conceptions US. Aussitôt après, c’était la crise du 15 septembre 2008, événement essentiel.
Cette circonstance (9/15) est bien entendu le facteur-clef du constat général que nous faisons. On peut se demander, avec des arguments puissants, si la brouille entre la Turquie et Israël aurait pu prendre les dimensions d’une rupture stratégique possible, avec effets sur les liens de la Turquie et des USA, s’il n’y avait eu l’affaiblissement accéléré des USA depuis août-septembre 2008. La même question se pose bien entendu pour le nouveau gouvernement japonais, quel qu’ait été son programme; il est difficile de concevoir qu’il aurait pu prendre une position aussi ferme, notamment dans les rencontres internes avec des représentants des USA dans les deux derniers mois, si le phénomène d’effondrement qu’on constate depuis août-septembre 2008 n’avait pas eu lieu.
C’est dans ce cadre qu’on peut alors envisager trois remarques liées entre elles, suggérant par leurs logiques des évolutions évidentes.
• La première remarque concerne l’évolution psychologique, maîtresse de l’évolution politique par le changement d’état d’esprit qu’elle introduit. Les Turcs ont senti les premiers, avant même l’écroulement du 15 septembre 2008, comme on l’avait vu lors d’une intervention du président turc en août 2008, que la prépondérance des conceptions américanistes se trouvaient fortement mises en question. La crise du 15 septembre 2008 a accéléré et renforcé comme on l’imagine cette perception. Les Japonais ont également ressenti cette évolution, à leur rythme et selon leur propre situation. Dans les deux cas, plus fortement et plus rapidement dans le cas turc, il y a l’échec patent de l’establishment de sécurité nationale US à organiser un regroupement mobilisateur autour de leur puissance pour éviter un détachement des “fidèles alliés”; d’abord l’échec d’installer comme menace réelle le terrorisme, ensuite de rendre crédible les menaces de certains “pays-voyous” (Iran et Corée du Nord), enfin de transférer la perception d’une menace globale vers les grandes puissances alternatives (Russie et Chine pour nos deux pays concernés).
• Cet échec psychologique, cet échec d’influence, conduisent l’analyse stratégique de la “puissance impuissante”. On a alors l’explication de la situation que décrit Katcher. La puissance US en déclin accélérée devient de plus en plus inutile et encombrante pour ceux qu’elle prétend “protéger” (ou contrôler, c’est selon). Elle n’est pas “fongible” comme dit Katcher; elle est inerte, déplacée (dans le sens: pas à sa place), encombrante, illégitime et sans réelle justification. Cela est particulièrement évident avec ces deux grands pays, la Turquie et le Japon, dont la nature est souveraine à l’origine, qui ont les moyens et les traditions d’une politique indépendante, etc.
• Cette “puissance impuissante”, cette absence de fongibilité (conservons ce mot si attrayant), s’expliquent évidemment par le fait de la militarisation structurelle de la politique hégémonique US, et une militarisation lourde, statique, visible, pour ceux qui la subissent. La militarisation s’exprime par l’obsession des bases et des installations du Pentagone en territoire étranger (134 au Japon, plus d’un millier dans le monde). Si certains continuent à y voir un sens stratégique, cette situation est plutôt pour nous une obsession bureaucratique tournant à la pathologie, constituant un fardeau budgétaire épouvantable pour le Pentagone; elle exerce, sans le moindre avantage politique, une pression constamment violatrice de la souveraineté des pays qui la subissent, qui est extrêmement dommageable pour les relations avec les USA. On rejoint l’observation de Katcher en la prolongeant: ce système avait un sens stratégique en temps de Guerre froide parce qu’il opposait une structure figée à une hostilité et une menace (supposées) elle-même figées, dans une situation stratégique figée. Aujourd’hui, le mouvement, la dynamique ont remplacé l’immobilisme. Ce qui avait un sens n’en a plus et ce qui est supportable ne l’est plus. Sans qu'il y ait nécessairement dans tous les cas mise en cause des bases (comme dans le cas turc, où l’argument de l’appartenance à l’OTAN, qui a un intérêt pour la Turquie, écarte pour l’instant la revendication contre les bases US), cet appareil statique du Pentagone est aujourd’hui contre-productif en rendant tellement visible l’hégémonie des USA et, par conséquent, son illégitimité. C’est le cas exemplaire de la “puissance impuissante” travaillant contre ses propres intérêts.
Comme suggère encore Katcher, les deux pays (le Japon comme la Turquie dans ce cas) pourront faire encore beaucoup en fait d’initiatives de distanciement de la ligne US avant que les USA ne réagissent, et quand ils songeront à réagir il sera sans doute trop tard. Les USA sentent eux-mêmes, bien sûr sans la capacité de s’en expliquer, la situation d’“impuissance de leur puissance”, notamment en capacité d’influence parce que cette puissance n’est plus vitale, ni même nécessaire. Ils sont donc conduits à faire de plus en plus de concessions pour conserver une position qu’ils jugent privilégiée et nécessaire, sans évidemment réaliser qu’elle n’a plus guère de sens et qu’elle mine leurs intérêts. Il n'y a rien à attendre de plus d'un système totalement aveugle et incapable de s'adapter aux variations de sa puissance, encore plus à sa réduction accélérée et à la perception qu'en ont les autres. Tout cela ne fera qu’accentuer encore la volonté des deux pays, chacun à sa façon, d’affirmer une politique de plus en plus indépendante.
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