L’art de la fuite

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L’art de la fuite

26 octobre 2010 — D’un côté, il y a les “fuites”, massives, colossales, qui nous disent tout de l’esprit de l’attaque barbare de l’Irak, du comportement des forces armées US, du blanc-seing donné au pouvoir irakien subordonné à elles de mener une répression féroce dans la guerre civile qui eut lieu entre 2004 et 2007. D’une façon générale, le système de la communication, les médias “officiels” se sont attardés aux “morceaux choisis”, privilégiant les aspects irakiens ou bien, comme le Washington Times, affirmant avec chaleur qu’enfin il est prouvé que Bush avait raison et que l’Iran est bien intervenu en Irak. (Le 25 octobre 2010 : «Wikileaks papers back Bush claims of Iran role in Iraq war» ; c’est une trouvaille remarquable et une bien acrobatique “confirmation”, puisqu’après tout les documents diffusés par Wikileaks viennent des services armées US, et que ce sont ces mêmes services, avec toutes les réserves qu’on peut imaginer pour cette sorte d’information, qui ont informé le président que l’Iran intervenait en Irak ; l'informateur originel a confirmé le président informé par lui-même, au travers d'une fuite de ses propres informations...)

De l’autre côté, il y a Julian Assange, l’homme de Wikileaks. Les attaques contre sa personne se multiplient, concernant des aspects divers de sa vie privée, de son comportement, y compris sexuel, voire de sa santé mentale, qui n’ont bien entendu aucun rapport avec le contenu des fuites qui est évidemment irréfutable. Il y a, de ce point de vue, une remarquable unicité de ton entre les services officiels US et les médias “officiels” en général, avec les relais dans le système de la communication non-US du bloc occidentaliste-américaniste. Glenn Greenwald, de Salon.com, s’est beaucoup attaché aux attaques lancées contre Assange. Le 17 octobre 2010, il avait déjà publié une analyse de la façon dont on avait assuré le “traitement” des fuites de Wikileaks sur l’Afghanistan, en juillet dernier, en passant aux attaques contre Assange. Le 24 octobre 2010, il a appliqué cette même méthode au cas de l’Irak, toujours à propos des attaques lancées contre Assange.

«After Daniel Ellsberg leaked the Pentagon Papers, exposing the lies, brutality and inhumanity that drove America's role in the Vietnam War, President Nixon and Henry Kissinger infamously plotted to smear his reputation and destroy his credibility. As History Commons puts it in its richly documented summary of those events: [...]

»This weekend, WikiLeaks released over 400,000 classified documents of the Iraq War detailing genuinely horrific facts about massive civilian death, U.S. complicity in widespread Iraqi torture, systematic government deceit over body counts, and the slaughter of civilians by American forces about which Daniel Ellsberg himself said, as the New York Times put it: “many of the civilian deaths there could be counted as murder.”

»Predictably, just as happened with Ellsberg, there is now a major, coordinated effort underway to smear WikiLeaks' founder, Julian Assange, and to malign his mental health -- all as a means of distracting attention away from these highly disturbing revelations and to impede the ability of WikiLeaks to further expose government secrets and wrongdoing with its leaks. But now, the smear campaign is led not by Executive Branch officials, but by members of the establishment media. As the intelligence community reporter Tim Shorrock wrote today on Twitter: “When Dan Ellsberg leaked [the] Pentagon Papers, Nixon's henchmen tried to destroy his reputation. Today w/Wikileaks & Assange, media does the job.”»

@PAYANT … Il est vrai qu’à lire certaines chroniques, à lire nombre d’articles et d’analyses, on croirait qu’il s’agit du procès de Julian Assange plutôt que de la formidable fuite de près de 400.000 documents sur l’Irak. Il est vrai également que la presse-Pravda US, y compris et particulièrement le New York Times malgré qu’il ait participé à l’opération de diffusion des fuites par la presse écrite, a réalisé un travail impressionnant de dénigrement du même Assange. Rien n’y échappe : ses pratiques de travail douteuses ; son comportement personnel erratique et dictatorial ; la discorde dans les rangs de Wikileaks à cause de lui-même, Assange, avec témoignages, insinuations, etc., y compris, de l’extérieur, d’organisations humanitaires dont on connaît les positions ambiguës par rapport aux gouvernements, particulièrement US ; l’“affaire” suédoise (accusations de viol, de harcèlement sexuel) dont on ne cesse de nous dire qu’il n’y a rien dans le dossier et que les poursuites sont abandonnées, pour rapporter au contraire que finalement le dossier n’est pas clos, tandis que le gouvernement suédois, à la lumière de sa tradition sociale-libérale bien connue d'accueil des réfugiés du monde entier, refuse au même Assange un droit de séjour sans expliquer la raison de ce refus (“hautement sensible”, commentaire officieux).

Il est vrai que les autorités, notamment le Pentagone, n’ont rien eu à susciter, à suggérer, pour provoquer une telle attitude de la presse-Pravda et du système de la communication en général. Tout est venu naturellement, et même certains journaux plus réputés pour une certaine indépendance, comme c’est le cas de le dire ici puisqu’il s’agit de The Independent (le 25 octobre 2010), ont sacrifié à un long article tendant à faire de Assange un véritable accusé, voire pour certains le véritable “coupable” dans cette affaire. En un sens, d’ailleurs, selon la logique des Marx Brothers, Assange n’est-il pas “responsable” et “coupable” tout à la fois des fuites ?

Ainsi allons-nous un pas plus loin, dans la conceptualisation de la chose, que ne le fait Ellsberg (qui soutient à fond Assange), comparant son propre cas à celui de Assange. Ellsberg rapporte qu’il s’agit du même effort de dénigrement, contre Assange, que celui qui avait été lancé contre lui-même en 1972. En intension, en pratique tactique peut-être, mais avec des différences fondamentales. L’effort contre Ellsberg de l’administration Nixon était à la fois clandestin (diverses actions de déstabilisation) et formel (accusation de violation de la loi, poursuites devant les tribunaux, jusqu’à un arrêt de la Cour Suprême, – favorable à Ellsberg). La presse était pour Ellsberg, mais ce n’est pas l’essentiel de la remarque : la presse était ouvertement pour Ellsberg, comme le public, comme le discours général des uns et des autres dans les élites (sauf l’officiel nixonien, très isolé), comme figurant le “common sense” au degré le plus haut dans la représentation constitutionnelle et institutionnelle aux USA, à-la-Thomas Paine. La réaction officielle était plutôt dissimulée, voire clandestine, avec le seul argument de la sécurité nationale mais dit sur un mode défensif. Malgré les difficultés (clandestines surtout) qu’il eut à endurer, Ellsberg avait pour lui ce qu’on désignerait comme “la ligne générale” de l’opinion informée et engagée.

Aujourd’hui, c’est tout le contraire. L’attaque contre Assange est quasiment la “ligne générale”, notamment de la presse et de certaines stations TV (CNN en pointe), sans qu’aucun mot d’ordre, aucune pression n’ait eu à la susciter. Il s’agit d’une attitude spontanée, répondant à une logique supérieure à laquelle toute cette presse “officielle” répond comme un seul homme. Le statut, le comportement, le caractère de cet homme sont “le fait du jour”, bien plus que les 400.000 documents diffusés. Quel rapport entre le portrait qu’on fait de cet homme, les vices dont on l’accuse, et la vérité objective de ces documents qui sont de nature officielle et exclusivement venus de services de sécurité nationale US, ce que personne ne dénie ? Ces documents auraient-ils été diffusés par Ben Laden ou par Hitler qu’ils garderaient leur valeur propre, qui est indiscutable et hautement édifiante. Mais qui tient à être édifié en l’occurrence ?

Le Pentagone a réagi sur un ton presque léger, par son porte-parole habituel Gibbs. Bien sûr, on condamne les fuites parce qu’elles mettent en danger la sécurité nationale et la vie des boys courageux et honorables, – bien entendu, – et en même temps on précise que les documents diffusés n’ont aucune importance et ne disent rien que nous ne savions déjà. Sans voir la contradiction entre ceci et cela, et en s’en foutant royalement d’ailleurs, le Pentagone tient pour acquis que tout le monde savait que la guerre contre l’Irak était cette immense infamie machinée par les USA, qu’il n’y a rien à redire à cela, ni à s’exclamer, que tout est pour le mieux dans le meilleur des monde.

(Assange a qualifié de délibérément “nonchalante” la réaction du Pentagone, et le NYT du 24 octobre 2010 la rapportait de cette façon : «The Pentagon spokesman Geoff Morrell condemned the Iraq leak on Friday, saying that these documents, and a previous WikiLeaks release of classified material on the war in Afghanistan, were a gift to “terrorist organizations” and “put at risk the lives of our troops.” But he also played down the historical significance of the latest leak, characterizing the reports as “mundane” and saying that much of the material had been well chronicled in past accounts of the war.»)

C’est donc l’affaire Ellsberg/Pentagon Papers renversée. L’accusation contre Assange, la culpabilité d’Assange sont le fait principal, auquel tout le monde dans le monde du système, y compris le système de la communication avec les médias et l’influence, donne plus ou moins son assentiment plus ou moins tacite, jusque dans le principe même que représente cette démarche. Le “common sense” (évidemment distordu et malaxé à mesure) est contre Assange, alors qu’il était en faveur d’Ellsberg. C’est à Assange de prouver son innocence, alors qu’il est si lourdement présumé coupable, alors que les attaques contre Ellsberg, d’ailleurs beaucoup moins puissantes et coordonnées, représentaient le signe évident de la “culpabilité politique” de ses détracteurs, et de sa propre “innocence politique”, conformément aux documents qu’il rendait public. Au contraire, dans le cas d’Assange, le fait de diffuser des documents qui disent la vérité et confirment tous les jugements sur l’ignominie du système semble être l’indice éclatant de sa culpabilité.

…Jusqu’à l’“accusation” finale certes. Dans ce cas, elle devient une sorte d’affirmation orwellienne très sophistiquée, où la mise en cause du principal coupable, du machinateur en chef, devenait le principal péché de l’“accusé” déjà considéré comme coupable : «Mr. Assange's detractors also accuse him of pursuing a vendetta against the United States. In London, Mr. Assange said America was an increasingly militarized society and a threat to democracy. Moreover, he said, “we have been attacked by the United States, so we are forced into a position where we must defend ourselves.”» (De John Burns, du New York Times.) Ainsi toute personne dénonçant les crimes sans nombre des USA et sa position centrale comme cause de toutes les crises que nous connaissons, doit être considérée comme “poursuivant une vendetta personnelle” ? En d’autres mots, expédiée vite fait en consultation psychiatrique, pour rester indulgent…

Dans un “portrait” d’Assange plein de venin, le New York Times du 24 octobre 2010 rapportait : «In his native Australia, ministers have signaled their willingness to cooperate with the United States if it opens a prosecution. Mr. Assange said a senior Australian official told him, “You play outside the rules, and you will be dealt with outside the rules.”» La messe est dite ; ce qui est reproché à Assange, et qui fonde sa complète culpabilité, c’est simplement son absence de conformité aux règles du système. On peut ajouter bien sûr que sans ce comportement, il ne diffuserait pas les documents puisque cette diffusion elle-même constitue un comportement non-conforme. Qu’importe, le principal est là : il ne respecte pas “les règles du jeu”… On ne respectera donc pas “les règles du jeu” avec lui, ce qui signifie qu’il est un homme à abattre par tous les moyens, spécialement les plus illégaux. Ce fait n’est d’ailleurs en rien dissimulé par les médias et tout le système de la communication du système central, ce qui revient à dire que tous ces réseaux d’information qui proclament leurs vertus sous la forme de leur appui à la démocratie, au droit, à la légalité, ne dissimulent en rien qu’Assange est l’objet d’une “chasse à l’homme”, comme si un “contrat” était placé sur sa tête selon les mœurs les plus remarquables du crime organisé. Cela est rapporté sans une seule manifestation d’un quelconque état d’âme, comme un chose bonne, qui va de soi…

La vertu du système pour la tête d’Assange

Disons aussitôt que la personnalité d’Assange, son comportement, etc., ne constituent certainement pas un élément majeur de notre intérêt dans cette démarche. Cela est complètement défendable dans la mesure où son action permet la diffusion de centaines de milliers de documents officiels US, dont personne ne met une seconde en doute l’authenticité. Par conséquent, la personnalité d’Assange n’a rien à voir avec l’affaire qui nous occupe, qui est la diffusion des documents.

A ce point, ce qui nous préoccupe plutôt est l’explication de cette réaction du système, particulièrement psychologique, notamment la réaction de forces qui ne sont pas directement intégrées dans la hiérarchie du système (les médias, les commentateurs, les réseaux d’influence, etc., bref le système de la communication). La réaction a été si forte, si documentée, si logique et pertinente dans sa forme journalistique (bien qu’il s’agisse d’une forme perverse), enfin elle a été précédée d’autres offensives de cette même forme après les fuites sur l’Afghanistan, et toujours dans les mêmes conditions, qu’on ne peut parler d’une manipulation du Pentagone, – même s’il y a bien sûr action du Pentagone dans ce sens, c’est-à-dire encouragement à agir. Dans ce cas, bien plus qu’en aucun autre précédemment, ces réseaux d’influence, cette presse “officielle”, ces médias-Pravda, complètement impliqués pour ce cas dans l’état d’esprit du système de la communication du système central, ne se sont pas montrés auxiliaire des forces principales du système (le Pentagone), mais force à part entière dans ce système. Ils sont partie prenante, élaborant eux-mêmes leur part de “travail” sans avoir besoin de consignes. C’est leur façon à eux de dire à Assange : «You play outside the rules, and you will be dealt with outside the rules.»

Pour autant, cette réaction n’a pas été unanime et décisive. De nombreuses autres réactions, parcellaires mais nombreuses et significatives, se sont concentrées sur les révélations et ont montré que ces révélations constituaient un coup très rude contre le système. Dans ce cadre plus général, l’orientation conformiste vers une attaque contre Assange révèle des aspects réactifs et des effets très contre-productifs, la manœuvre apparaissant alors en pleine lumière et prenant la signification d’un aveu de faiblesse, une façon indirecte d’une reconnaissance par les forces concernées du système qu’elles ont effectivement encaissé un coup très rude puisqu’elles cherchent une manœuvre de déflexion qui écarte du sujet principal. Mais cet aspect des choses n’a pas vraiment été considéré par le système, et, cela, système de la communication (la presse “officielle”) inclus, comme si l’on considérait l’attaque contre Assange comme suffisante d’une façon ou d’une autre, comme réaction défensive. Il s’agit là d’une réaction automatisée, pavlovienne, relevant du phénomène de virtualisme (voir plus bas), qui implique un aveuglement sur la réalité de la gravité de la situation. De ce point de vue, on conclura pour l’essentiel que le système a toutes les chances de sortir perdant de cette confrontation puisqu’il ne se préoccupe pas des dégâts causés par les fuites en suivant une tactique qui, à la lumière de ces dégâts (de la réalité des fuites), peut finalement apparaître comme vicieuse et contre-productive. C’est là que nous en venons à l’aspect psychologique qui nous importe.

Dans l’attitude du système et de ses relais (Pentagone, système de la communication avec médias-Pravda, agents d’influence, etc.), on retrouve une tendance qui renvoie au virtualisme dans sa deuxième phase, tel que nous avons tenté de le définir le 19 octobre 2010. En l’occurrence, il s’agit de construire une réalité différente, et le processus s’effectue par un cloisonnement de l’esprit sous la poussée d’une psychologie pervertie sous l’action des pressions internes du système. D’un côté, les fuites sur les centaines de milliers de documents secrets sont perçues et interprétées comme relevant du domaine de la chronique d’un événement déjà connu, donc sans aucun intérêt de novation, sans aucun apport réel au niveau de la connaissance, et, bien entendu, sans la moindre dimension morale ; par contre, leur aspect destructeur et déloyal apparaît dans cette forme de perception de type pavlovien, comme affectant la sécurité nationale, donc étant une réelle agression qui démontre par logique contradictoire la complète innocence du système, sa vertu même, et l’inutilité de se battre sur ce point par conséquent… Et l’agresseur, le coupable, l’immonde, bien entendu c’est Assange. Celui-ci, Assange, devient donc le centre d’intérêt de l’affaire, dans le cadre de cette interprétation virtualiste purement défensive, fractionnée, sans aucune cohésion logique et cohérence d’enchaînement rationnel ; effectivement, interprétation virtualiste d’un système aux abois, et en même temps, bien sûr, sans la moindre capacité d’autocritique, de doute, etc., donc conduisant cette opération faussaire et contreproductive sans la moindre mesure, avec les conséquences négatives (contreproductives) pour sa cause à mesure... (Car il s'agit bien entendu, d'une façon presque concrète, du système lui-même, en tant que système anthropotechnocratique, qui assure la direction et la coordination de cette action.)

La réaction virtualiste du système dans cette affaire est que cette affaire, justement, n’a rien à voir avec l’Irak. L’appréciation virtualiste est donc qu’il s’agit d’une attaque contre la sécurité nationale, qui est un des faux nez du système, avec comme coupable indubitable Julian Assange, qu’il faut abattre par tous les moyens («You play outside the rules, and you will be dealt with outside the rules»).

Le système est vertueux, qu’on le laisse donc réagir conformément à sa vertu… La tête d’Assange, ou la mise à prix de la tête d’Assange, cela vaut bien cela.